« Pour la première fois de sa vie, Kalmann Óðinsson a raté le feu d’artifice du Nouvel An à Raufarhöfn, petit port islandais tout proche du cercle polaire arctique. Car son père biologique l’a invité chez lui, aux États-Unis, pour qu’il rencontre son autre famille. Mais Kalmann, shérif d’honneur et cœur simple de son village qu’il n’avait jamais quitté, se laisse embarquer par son oncle américain et quelques-uns de ses copains chasseurs dans une drôle d’histoire, le 6 janvier 2021, à Washington… Et le voilà maintenant dans une salle d’interrogatoire du FBI, ignorant encore que l’aventure américaine jouera les prolongations quand, de retour au pays, il sera appelé à enquêter sur le passé de son cher grand-père, notoirement communiste et vraisemblablement assassiné… »
Quelle joie de retrouver Kalmann Óðinsson, dont les premières aventures extraordinaires nous avaient tant enchantés en 2023, dans une première épopée située dans le trou du cul de l’Islande à Raufarhöfn, village fantôme sinistré comme tant d’autres par une sale affaire islandaise de brevets de pêche.
Souvent, grâce au talent des auteurs, on peut prendre le train en marche dans une suite romancière mais là, à mon avis, ce serait catastrophique. D’une part parce que vous rateriez un roman exceptionnel et fort drôle (juste sorti chez Folio) entre tradition et modernité, étoilé d’une certaine magie, et d’autre part parce que vous n’auriez jamais ce rare de moment de stupéfaction qui s’empare du lecteur quand il apprend, en tout début de roman, que notre gentil neuneu, un gaillard de 35 ans avec un cerveau même pas valide pour s’en sortir en CP, est à Washington pendant l’évènement le plus honteux de la démocratie aux USA au XXIème siècle. Kalmann impliqué et arrêté par la police, interrogé par le FBI ? Comment ce brave Kalmann peut-il se trouver là ? Et vous foncez vous isoler pour tenter de comprendre.
Voilà le talent de Joachim B. Schmidt, Suisse, ayant découvert l’Islande lors d’un voyage scolaire et qui est ensuite retourné très vite y vivre. On retrouve le décor local si populaire jusqu’à l’indigestion sur les étalages des librairies françaises, mais on découvre surtout une certaine folie et un humour ravageur totalement inconnus chez les autochtones. Peut-être que le climat n’incite pas trop à une certaine fantaisie, allez savoir. Pour notre plus grand bonheur, Kalmann reviendra sur ses terres assez rapidement après un épisode antiaméricaniste si primaire et de si mauvaise foi qu’il en devient très réjouissant. Il nous en resservira une seconde couche dans une enquête pour réhabiliter la mémoire de son grand-père que Kalmann entreprend avec ténacité tant la perte de celui qui l’a élevé lui est douloureuse. Et après Kalmann contre le FBI, nous découvrirons Kalmann contre la CIA… En fait nous lisons Kalmann contre l’Amérique, rien de moins !
Affinant son personnage si joliment esquissé dans le premier roman, Schmidt, fait apparaître d’autres aspects plus sombres de sa personnalité, de sa vie. Si le ton général est toujours à la comédie, à des quêtes du Graal dérisoires mais précieuses, la gravité est également plus présente, les misères sociales plus évidentes, les plaies du cœur plus visibles. Mais Kalmann, l’homme qui a tué un ours polaire, qui met une volée à tous les services secrets US qui l’approchent, n’est pas à un exploit près.
Le précieux rayon de soleil au cœur de l’hiver viendra d’Islande cette année.
On ne peut pas dire que ses personnages soient à la fête. Néanmoins, s’immerger dans un nouveau recueil de Marc Villard en est toujours une pour nous. Successeur de Raser les murs, publié début 2022 aux éditions Joëlle Losfeld, voici donc Ciel deréglisse que nous accueillons avec la même confiance, sans cesse renouvelée, sans cesse validée. On a beau connaître l’univers et les codes de l’orfèvre français de la nouvelle sur le bout des doigts, on se laisse à chaque fois emporter par les déclinaisons du jour. À chaque livraison inédite, sa poésie anthracite nous entraîne, nous laissant dériver vers des méandres inconnus. L’œuvre de Marc Villard est un fleuve dont chaque affluent apporte de nouveaux remous. Ciel de réglisse ne déroge pas à ces regains de flux et de courants, dramatiques et mélodieux, sobres et harmonieux. Pour le coup, c’est à un renouvellement de la forme auquel nous sommes conviés. Le présent recueil s’articule autour de deux novellas intitulées En danseuse et Ciel deréglisse, encadrant une série de six courtes nouvelles regroupées sous le titre générique de Musique soûle.
De la Syrie aux buttes parisiennes, il n’y a qu’un raidillon, aussitôt franchi à vélo et endanseuse donc, entre soupe populaire et prose de Patti Smith : « fille puisses-tu tournoyer en riant, puisses-tu tournoyer quand tombent les roses ». Bilal est homo, réfugié et bientôt mort, jusqu’à téléporter ses guirlandes de problèmes et celles de Sylvia sur le Vieux Port marseillais. Du pur Villard, tout en mesure et mélodies. Quant à l’agrégation Musique soûle, elle commence par un Transfert entre les rêves d’un baroudeur chenu et ceux d’un couple de jeunots. Yasmina, Marcus, Alex, Papa Ours, Tine, des destins de rien portés par des chorus feutrés complètent le sextet à cordes sensibles. Puis vient avec Ciel de réglisse l’heure des romances et trahisons concomitantes. Marc Villard transpose ses meilleurs refrains jusqu’à Los Alamos, Nouveau-Mexique, où se cristallise un amour impossible entre l’ingénieur expat’ Sylvain et la jolie potière indienne Kwanita. D’autant que l’argent, toujours l’argent, s’en mêle. Pas bon ça. Entre l’ocre des terres de l’Ouest et le noir de torves desseins se tisse un clair-obscur aussi aride et flou qu’un mirage dans le désert des Mojaves : décor rêvé pour clôturer un court opus de 180 pages tendues, comme l’arc qui en ponctue la fin.
Nous avions déjà rencontré Antoine Chainas pour Empire des chimères et il avait répondu clairement à de nombreuses questions sur son écriture, son inspiration, sa façon de travailler. Ces réponses, pour un roman qui semble une suite logique d’Empire , paraissent toujours valides et cet entretien permettra de juste un peu mieux connaître Antoine Chainas, notre guide dans l’infernal « Bois-aux-Renards ».
1- Tout d’abord Antoine, où avez-vous situé ce coin des Appalaches de “Bois-aux-Renards” ? Y a t-il un lieu précis qui vous a inspiré et que je m’efforcerai d’éviter ?
Bois-aux-Renards est lointainement inspiré d’une région que je connais bien, dans les écarts de la vallée de la Roya. Vous en avez peut-être entendu parler puisqu’elle a été en partie dévastée par une tempête meurtrière en 2020. Si vous vous enfoncez dans les montagnes, vous découvrez beaucoup de hameaux, de villages abandonnés. Mais ce n’est pas une région qu’il faut éviter, au contraire, il faut s’y rendre. C’est un endroit où la nature se déploie dans ce qu’elle a de plus simple, de plus beau et de plus mystérieux. J’ai par ailleurs connu, dans ma jeunesse, une communauté itinérante, presque clandestine, qui se déplaçait de hameau en hameau, et profitait des infrastructures en place. Cette rencontre a servi de base très générale à la communauté de chasseurs fictive du roman.
2- Empire des chimères était situé en 1983 et on y voyait l’émergence d’une nouvelle société française s’ouvrant à la vague d’un monde de loisirs industriels et stéréotypés. Celui-ci est situé en 1986 mais comme il s’agit surtout d’un huis clos sylvestre, on y voit beaucoup moins la société en marche. Pourquoi 1986 ?
1986, c’est le début des codes barres et du traitement automatisé du passage en caisse. C’est également l’essor des hypermarchés, symboles de la consommation de masse et de la surabondance ; une sorte d’ubris qui ne dirait pas son nom. Les tueurs occupent des postes subalternes dans une de ces “usines à vendre”. La violence qu’ils vivent (violence morale au sens où l’homo economicus est poussé précisément à faire des choses contre son gré, à adopter un comportement en désaccord avec sa nature profonde), ils la retournent non plus contre eux-mêmes, mais contre autrui, ce qui est au fond la même chose. Bois-aux-Renards sera pour eux un lieu de révélation… et de chute.
3- Des contes, des légendes, des mythes parcourent le roman, le guident, l’enveloppent, le floutent. D’où sortent toutes ces histoires, certaines semblant des adaptations de contes populaires comme Le petit bonhomme de pain d’épice, tandis que d’autres n’évoquent rien d’emblée. Bien sûr le mystère doit perdurer mais ces symboles forts tels que le puits et la tour…sont-ils des signaux évidents que le lecteur ne voit pas forcément ou sont-ils amenés juste pour troubler encore plus le lecteur ?
Bois-aux-Renards se rapproche du conte, un conte pour adultes, et même un conte composé d’autres contes. Les références et les emprunts vont des présocratiques à Propp, en passant par les lais médiévaux et les religions du Livre. Il ne s’agissait pas d’être exhaustif mais, pour reprendre la terminologie de Jung, de s’appuyer sur « des archétypes renfermant un thème universel structurant ». J’ai souhaité, en privilégiant cette forme toujours identique dans le changement, placer la question du pouvoir des mots au centre de l’histoire. Quelle est l’étoffe du mythe ? Comment le conte dit le vrai ? Que signifie la tradition ? Qu’est-ce que raconter une histoire, la transmettre, susciter l’adhésion ou la réprobation ? Que signifie croire ? Quant aux éléments concrets, ce sont effectivement des signaux, puisqu’ils servent précisément à révéler ce qui est caché à partir de l’existant. Ce sont des repères universels qui accompagnent le lecteur au cœur de l’allégorie. Car Bois-aux-Renards peut se lire comme un roman traditionnel, une œuvre de divertissement, ou comme une allégorie.
4- En 2018, sur le ton de la boutade, vous m’aviez dit qu’ Empire des chimères” était, je cite, “ du rural noir quantique vintage peut-être”. Avez-vous une définition plus précise pour Bois-aux-Renards ou persistez-vous à vouloir nous faire croire que vous ne savez pas trop ce que vous écrivez malgré la grande maîtrise que vous montrez ?
J’y reviens toujours : tout est fiction, tout est identification (aux personnages, aux situations, aux schémas de pensée préexistants). Bois-aux-Renards comporte selon moi de multiples angles d’approche : histoire d’amour, d’action, d’horreur ; critique sociale ; conte philosophique ; parabole morale et spirituelle ; réflexion méta sur le pouvoir du récit ; roman noir teinté de fantastique… ou rien de tout cela. Il ressemble, je crois, à un prisme. Mes efforts ont consisté à en orienter les différentes facettes pour que chacun puisse, s’il le souhaite, s’approprier ou y déposer une partie de ce qu’il est déjà. Est-ce que ça répond à votre question ? Rien n’est moins sûr.
5- Peut-on dire, comme je l’ai écrit peut-être aventureusement, que Bois-aux-Renards est une suite logique, une évolution normale du propos d’ Empire qui introduisait déjà des pages taquinant le fantastique, frôlant l’ésotérique ? Peut-on imaginer que vous quittiez le Noir qui vous va si bien pour conquérir des territoires plus”fantastiques”?
Oui, Bois-aux-Renards peut être lu comme un prolongement d’Empire des Chimères. Mais je n’ai pas l’impression, ni l’intention de quitter les terres du Noir. Simplement, je demeure là où je suis, c’est-à-dire à la place qui est la mienne dans la littérature de genre : celle de la tension, de l’énergie, du vide qui n’est pas le néant. À la fois dans le genre – parce que je l’aime foncièrement – et hors du genre car ma personnalité obéit à d’autre forces, d’autres puissances que je laisse aller à leur destination naturelle. L’être est, le non-être n’est pas, disait Parménide.
6- On sait très bien le monde qu’il peut y avoir entre un projet et sa réalisation, mais quelle est la genèse du roman ? Un lieu ? Un choix d’écriture ? Une histoire ?
Encore une fois, dans mon esprit, il n’y a pas de choix. Tout vient à son pas, selon ce qui est nécessaire. Je laisse faire, je reste disponible à tout, et j’obéis de bon gré. Au bout d’un moment, il y a un livre. Finalement je suis assez satisfait de Bois-aux-Renards parce qu’il me semble proche de l’intention initiale : rester très libre dans le processus de création. Alors oui, si le roman résulte d’un choix d’écriture, celui-ci s’exprime par une absence de choix : une élimination optimale des contraintes, une réduction maximale de tous les frottements pour conserver l’énergie de départ.
7- Quand on s’est rencontrés brièvement en décembre à Paris chez Gallimard, vous m’aviez déclaré que Bois-aux-Renards avait connu plusieurs refontes, plusieurs cures d’amaigrissement avant sa version finale. Après lecture, on se sent donc un peu frustrés de savoir qu’on aurait pu partir bien plus loin en votre compagnie. Qu’est-ce qui a disparu ? Des contes, des histoires pour nous embrouiller, un peu plus ? Comment un auteur vit-il ce type d’amputations ?
L’existence même d’un livre est preuve de nécessité ; sans nécessité ontologique, il n’existe pas. Combien d’histoires avortées, de récits oubliés, jamais formulés ? C’est juste qu’ils n’étaient pas nécessaires. Bois-aux-Renards correspond à un tiers d’une histoire plus vaste, rédigée en détail pour la maison d’édition. Les deux tiers manquants sont restés au stade du traitement, c’est donc qu’ils n’étaient pas nécessaires sous une forme romanesque. Les lecteurs qui me suivent ne partiront pas plus loin que le texte publié dans son état actuel… mais ils partiront ailleurs une autre fois, avec d’autres livres, peut-être avec d’autres auteurs, et c’est tout aussi bien.
8- Devra-t-on patienter encore cinq ans avant de vous lire ?
Seuls les dieux, les muses et le daimon en moi en décideront. Je serai à l’écoute.
9- Et comme d’habitude la B.O. idéale pour “Bois-aux-Renards ?
Eliane Radigue. Kyema. Je ne vois pas d’autre œuvre que le premier tome de sa Trilogie de la Mort pour illustrer Bois-aux-Renards. Certains éléments spirituels du roman sont, comme Kyema, inspirés de l’univers du Bardo Thödöl, le Livre des morts tibétain. Je conseillerais d’écouter la totalité du disque au long de la lecture.
Entretien réalisé par échange de mails, janvier 2023. Un grand merci à Antoine Chainas.
“Un accident de voiture au beau milieu de nulle part laisse une fillette orpheline et estropiée, Chloé, sauvée in extremis par trois hommes et une guérisseuse.
Trente-cinq ans plus tard, Yves et Bernadette, un couple de tueurs en série, sillonnent les routes dans un camping-car Transporter T3 Joker Westfalia en quête d’auto-stoppeuses.Anna, une gamine témoin de leur premier meurtre de l’été, réussit à leur échapper et se réfugie au cœur d’un bois où une étrange femme boiteuse, entourée de renards, prend soin d’elle.
Dans ce bois vit une communauté coupée du monde moderne, au plus près de la nature et des mythologies du lieu tout en veillant à préserver quoi qu’il en coûte sa tranquillité et sa pérennité.
Quatre trajectoires, quatre histoires singulières…”
Au premier abord, un roman noir classique : Un couple de salauds qui tue, massacre pour être plus précis, prostituées, fugueuses et auto stoppeuses qui croisent leur route à bord de leur combi et cela depuis dix ans, depuis la mort de leur fils unique. Madame ne goûte réellement la vie qu’en donnant la mort. Mais monsieur, après un dernier meurtre apocalyptique, catastrophique et monstrueux pense qu’ils deviennent peut-être un peu vieux pour ce genre de loisirs qui s’avère parfois très sportif, vous verrez…
Une gamine perdue dans les bois, livrée à elle-même, recueillie par une femme étrange, sorte d’ermite dont on ne sait que penser et enfin cette communauté itinérante sur tout le vaste territoire de “Bois aux renards” dont on ne sait trop que penser non plus mais qui, par quelques indices, des bouts de phrases, des attitudes, des silences, inquiète aussi. Ceci dit, que ces deux ordures déguisées en bons babas dans leur combi Volkswagen puissent tomber sur plus mauvais qu’eux ne vous ébranlera pas outre mesure. On est certain que cela va mal se terminer, mais on ignore qui va en sortir gagnant ou s’en sortir tout simplement. C’est la partie classique du roman, on suit aisément, on est juste parfois horrifiés par le déchaînement d’une violence souvent imprévisible et parfois difficile à supporter. Mais si vous connaissez Antoine Chainas, ce n’est pas une surprise, il affectionne de bousculer son lecteur, de montrer sans fard ni filtre une réalité dure qu’on n’a pas nécessairement envie de contempler.
Et puis il y a une deuxième lecture du roman, celle évoquée en sous-titre entre parenthèses (contes, légendes et mythes), la plus ardue, la plus belle, la plus stupéfiante aussi. Dans Empire des chimères, pendant une trentaine de pages, Chainas nous avait fait pénétrer dans les mondes ludiques et virtuels d’ados. Quelques pages qui avaient le pouvoir de bien désarçonner le lecteur, lui faire perdre légèrement pied dans une intrigue aux multiples ramifications. Ce n’était qu’un galop d’essai finalement puisque dans Bois-aux-Renards il entreprend de nous abreuver, de nous submerger plus exactement, d’histoires, de contes, de mythes, de légendes et de rumeurs sur ce “Bois aux renards”. Certaines histoires sont belles, d’autres cruelles voire méchamment mauvaises, semblant parfois issues ou adaptées du répertoire commun de l’humanité ou sorties du cerveau des chefs de la communauté. Beaucoup de symboles : un puits, une tour qui la protège, un gardienne des lieux, une femme renard, des renards, des renardeaux martyrs. Ceci dit aussi surprenantes que les histoires peuvent paraître parfois, elles ne dépareillent pas dans le catalogue des grands mythes de l’humanité, pas plus tordues qu’un dieu qui enfante dans sa cuisse, qu’un serpent qui deale une pomme ou qu’un voyage en bateau avec tout le zoo à bord…
“An 01
Au commencement étaient les hommes. Puis vinrent les armes et la chasse. Ensuite, il y a eu l’accumulation, et l’on bâtit des routes et des abris.
La femme apparut alors que le prix des choses était déjà fixé. L’accumulation devint multiplication, il fallut restaurer l’équilibre ancien.
Ainsi fut créé l’animal. On l’appela vie, mais son œuvre était mort.”
Alors, pour apprécier pleinement cette œuvre démoniaque, hautement toxique, il faut accepter de perdre ses repères habituels et de se laisser porter ou emporter par ces récits souvent très sombres. Il faut se résigner aussi à avoir qu’une compréhension parcellaire, une vision floue pour un temps. Ces histoires, contées parfois le soir à la veillée, créent une sorte de voile de mystère qui couvre tout le roman, ajoutant des angoisses “surnaturelles” à un intrigue réelle déjà bien méchante. Leur répétition fait son travail chez le lecteur qui progressivement les intègre et par moments n’arrive plus à complètement discerner le vrai du faux, le réel de l’inventé. Petit à petit, on voit ou on croit voir des correspondances entre la situation vécue et les légendes. Pervers et brillant !
Si Bois-aux-Renards semble, intellectuellement, une suite logique mais encore plus barrée d’Empire des chimères, il montre aussi un auteur grand maître de son art et commençant à pratiquer une certaine dérision et un humour très noir… si on a le cœur bien accroché. Il serait criminel aussi de ne pas citer cette plume remarquable déjà visible dans Empire des chimères. Certaines scènes sont horribles mais divinement écrites. On retrouve aussi ses descriptions physiques glaçantes des personnages, en pointant les stigmates de l’existence, les cicatrices, les imperfections, les rides. Très proche de Harry Crews, Chainas est aussi capable de créer l’effroi et le malaise dans la forêt à la manière éminemment gothique d’un William Gay dans La mort au crépuscule, créant une zone appalachienne vraisemblablement dans l’arrière-pays niçois.
J’avais usé de beaucoup de superlatifs pour Empire des chimères, je les renouvelle en vous enviant vraiment d’avoir encore à lire ce chef d’œuvre. Ne le ratez pas ; il n’y en aura peut-être pas d’autres de ce niveau cette année.
Bois-aux-Renards, les démons et merveilles d’Antoine Chainas.
Lundi 21 novembre à 10 heures, au 7 de la rue Gallimard à Paris, ont été présentés aux libraires parisiens, les percutants programmes de la Série Noire et de la Noire pour l’année 2023. Un bien bel endroit à l’ambiance feutrée, un haut-lieu de la littérature française.
Stéfanie Delestré et Marie Caroline Aubert, éditrices des collections étaient présentes : Stéfanie Delestré était accompagnée par tous les auteurs français qui ont dévoilé leurs nouveaux romans dans un exposé d’une dizaine de minutes chacun, l’éditrice ajoutant, par ailleurs ses propres commentaires. Marie-Caroline Aubert a introduit avec talent et humour les auteurs étrangers qui seront au catalogue, on salive déjà mais on en reparlera plus tard avec elle, elle a promis !
Concernant les auteurs français, en 2023, la SN sort l’artillerie lourde… que des quinquas expérimentés qui ont déjà montré leur valeur… Manquent peut-être quelques plumes féminines. Néanmoins, ça a méchamment de la gueule :
Thomas Cantaloube, Marin Ledun, Caryl Ferey, Antoine Chainas, DOA, Olivier Barde-Cabuçon, Jacques Moulins, Sébastien Gendron et Pierre Pelot (absent mais ayant laissé un message de présentation).
Bien sûr, on vous reparlera de ces romans au moment de leur sortie, mais voici déjà quelques mots sur chacun d’entre eux, quelques notes griffonnées à partir des dires des auteurs.
Par ordre de sortie dans l’année et sans commentaires partisans malgré l’envie qui tenaille.
BOIS-AUX-RENARDS (contes, légendes et mythes) deAntoine Chainas
Roman situé dans la vallée de la Roya en 1986, aux débuts de la consommation de masse. Un couple tue des femmes pour ses loisirs mais une gamine est témoin d’un des meurtres. Un roman noir teinté de fantastique (mythes et contes).
Roman sur la lutte contre le trafic de stups et très proche d’un roman procédural avec une lutte entre les services de police. Roman familial, les liens du sang et les thèmes de la vengeance et de la responsabilité.
A EUROPOL, un fonctionnaire cherche à faire reconnaître le terrorisme d’extrême-droite, inquiet sur ce qu’est en train de devenir l’Europe braquée sur la menace islamique, oubliant la lente et sûre montée de l’extrème droite. Dans le viseur, l’Italie.
HOLLYWOOD S’EN VA EN GUERRE de Olivier Barde-Cabuçon.
1941, Charles Lindbergh, l’engagement de Hollywood pour l’entrée en guerre des USA. Un hommage au cinéma noir et blanc et à Chandler avec une détective de choc Vicky Malone.
Roman proche des Visages écrasés sur les techniques de vente et de consommation mais dans le contexte nigérian. Par l’enquête sur l’assassinat de deux jeunes prostituées, on découvre le Nigéria et les expérimentations que peuvent se permettre les grandes firmes internationales pour vendre leurs produits, et en l’occurence ici, de la bière.
On retrouve les trois personnages de sa série sur les années 60 et on fait un bond de cinq ans dans le temps pour se rendre en Guadeloupe où le département d’outre mer ressemble plus à une colonie qu’à un territoire de la république. Une manifestation contre la vie chère est réprimée dans le sang.
L’auteur de plus de deux cents romans dont “l’été en pente douce” revient à ses premières amours, le western.
A la fin de la guerre de sécession, quatre sœurs sont victimes d’une bande de hors-la-loi.L’une meurt et les trois autres vont arpenter l’Arkansas et le Missouri pour se venger. Roman très violent.
Un citoyen britannique s’installe en Charente Maritime orientale. Les relations avec les autochtones et notamment les chasseurs vont vite se détériorer.
Sébastien Rutés est un auteur se renouvelant à chaque roman et dont l’œuvre révèle un talent pour la narration, lié à une connaissance pointue des genres qu’il désire emprunter. Après l’hallucinant Mictánqui lui a valu le prix Mystère de la critique 2021, on le retrouve à nouveau à la Noire, collection ”Plus littéraire, pourrait-on dire, la blanche sous la noire” dixit Antoine Gallimard, dans un bel hommage à… la Série Noire lors de sa genèse juste après la guerre.
“Avril 1950. Gringoire Centon est traducteur pour la Série Noire. Parlant mal l’anglais, il fait traduire son épouse en cachette et se contente de transposer le résultat dans un argot approximatif qu’il apprend dans des bistrots mal famés. Désireux de devenir écrivain lui-même, il se laisse entraîner par un drôle d’Américain dans une rocambolesque affaire de truands lettrés, de faux manuscrits et de vrais gangsters, sur fond de guerre culturelle Est-Ouest et de lutte entre anciens et modernes pour la recomposition du Milieu parisien.”
Tout de suite, et pour ne pas induire en erreur les lecteurs qui voudraient retrouver une histoire noirissime comme Mictán, sachez que Rutés est vraiment passé à autre chose. Ce roman est avant tout un pastiche très réussi des romans de la Série Noire des débuts, souvent sabrés à la hussarde d’un quart voire d’un tiers de leur contenu pour faire toujours le même nombre de pages, 256. Les traductions étaient souvent approximatives, parfois fantaisistes, traduites dans un argot de la pègre souvent incompréhensible du grand public.
On est à une époque où les Français commencent à s’inquiéter d’une américanisation de la société qui se profile insidieusement en même temps que la belle manne du plan Marshall pour la reconstruction de l’Europe après la guerre. Le cinéma et la musique ont déjà été “victimes”, la Série Noire, avec sa cohorte d’auteurs ricains inconnus, y contribue aussi à sa manière dans des temps où on se lève dans les bistrots pour s’opposer à l’invasion du Coca qui pourrait bien supplanter le ballon de rouge.
On retrouve tout cela et bien plus entre les pages de l’aventure ébouriffante et farfelue de Gringoire Centon, pris dans les rouages d’une sale affaire avec pétards, bastos et maccabs racontée sur le ton de la comédie, reprenant les canons de la série tels qu’édités par le boss Marcel Duhamel dans le manifeste de la Série Noire en 1948 : « Que le lecteur non prévenu se méfie : les volumes de la « Série noire » ne peuvent pas sans danger être mis entre toutes les mains. L’amateur d’énigmes à la Sherlock Holmes n’y trouvera pas souvent son compte. L’optimiste systématique non plus. L’immoralité admise en général dans ce genre d’ouvrages uniquement pour servir de repoussoir à la moralité conventionnelle, y est chez elle tout autant que les beaux sentiments, voire de l’amoralité tout court. L’esprit en est rarement conformiste. On y voit des policiers plus corrompus que les malfaiteurs qu’ils poursuivent. Le détective sympathique ne résout pas toujours le mystère. Parfois il n’y a pas de mystère. Et quelquefois même, pas de détective du tout. Mais alors ? … Alors il reste de l’action, de l’angoisse, de la violence
Tout au long d’un roman rappelant des œuvres postérieures comme “les tontons flingueurs” avec un personnage décalé proche de l’inspecteur Clouzot de la Panthère rose, Sébastien Rutés glissera dans son propos un éclairage sur la France au sortir de la guerre, les mentalités, l’Indochine et la politique extérieure de la France avec le trafic de l’opium dirigé par l’état pour lutter contre le communisme…
L’auteur fait aussi part d’une vision de la littérature populaire, la traduction ou l’interprétation d’une œuvre, les artifices pour plaire au public, les niveaux de langue à privilégier, les volontés éditoriales et plus généralement le monde de la littérature, proposant une réflexion sur le sujet particulièrement intéressante et salutaire. Bien sûr, on est dans l’excès, tout le monde dans le roman parle, commente et vit la littérature de manière très pointue. Les truands comme le boucher ou le simple pékin s’interrogent sur les motivations de François Villon et échangent sur Poe…c’est vraiment jouissif.
Dans un avant-propos au roman, on peut lire “Tout est dit pour qui sait lire entre les lignes.” et c’est vrai que plus votre connaissance de la Série Noire sera importante, plus votre lecture sera jouissive. Certains clins d’œil dont un masqué à Donald Westlake, l’évocation d’un roman intitulé La pissotière rappelant La vespasienne roman de 2018 de Rutés… vous apparaîtront sûrement tandis que, certainement, vous en manquerez beaucoup d’autres.
On aime bien les romans de Caroline de Mulder qui avait déjà entamé une belle carrière avant de nous conter comment accommoder les faons dans « Manger Bambi ». Pour BYE BYE ELVIS, en 2014 chez Actes Sud, elle s’emparait de bien belle manière d’un des plus grands mythes américains. Du coup, on lui a proposé notre vieux questionnaire déjà bien usé sur son rapport avec L’Amérique. Caroline s’y est prêté avec sérieux et célérité et on l’en remercie.
Première prise de conscience d’une attirance pour l’Amérique
Vers l’âge de treize-quatorze ans, je lisais beaucoup de westerns, je les empruntais pour ainsi dire au kilo à la bibliothèque communale. Ceux de Louis L’amour, notamment ; parmi d’autres, j’ai retenu ce nom. Pendant cette période, j’attachais même systématiquement un foulard triangulaire par-dessus ma chemise en jeans.
Une image
La première couverture (non commercialisée) de Bye bye Elvis. Un portrait qui représente Elvis jeune, mais qui, légèrement retouché par la graphiste, évoque un masque figé, cireux, presque mortuaire. Il transpire l’angoisse et exprime la fixité, l’ombre, la mort. Elvis a été rapidement prisonnier de son image, réduit à elle et dévorée par elle. Il a vécu dans son ombre et sans doute n’est-ce pas un hasard si l’une des premières choses qu’il s’est mis à détruire, était sa beauté et son apparence – son image.
Un événement marquant
Le débarquement, qui a laissé derrière lui le vaste cimetière américain de Colleville-sur-mer, très impressionnant et émouvant. Beaucoup de ces soldats n’avaient pas vingt ans. À ce sujet, la formidable série Band of Brothers de Steven Spielberg et Tom Hanks, qui permet au spectateur d’être au plus proche de ce qu’a pu être cet événement vécu de l’intérieur par ces très jeunes hommes.
Un roman
La Route de Cormac MacCarthy. Puissant, lyrique, étrangement lumineux.
Un auteur
Hubert Selby Jr. Le style, c’est l’homme.
Un film
The Night Of The Hunter de Charles Laughton.
Un réalisateur
David Fincher, notamment pour sa série Mindhunter.
Une série
GODLESS de Scott Frank. Image et cadrages magnifiques, un scénario solide. L’Amérique dans toute sa beauté et toute sa noirceur.
Un disque
Don’t be cruel/ Hound dog
Un musicien ou un groupe
Kurt Weill
Un personnage de fiction
Skyler Rampike dans My Sister My Love de Joyce Carol Oates.
Un personnage historique
Calamity Jane
Une ville, une région
Les Keys, rouler pendant des heures dans le ciel, regarder des ponts désaffectés envahis par les oiseaux.
Un souvenir, une anecdote
Ma nuit toute seule dans un abri de fortune le long de l’Appalachian trail en plein milieu d’une forêt de conifères sombres. Sous l’abri entièrement ouvert sur un côté (et qu’en étudiant la carte topographique j’avais imaginé être un gîte d’étape), un genre de mezzanine censée vous mettre hors de portée des ours. Il y avait une pancarte « Beware the bears. They ‘re out and they ‘re hungry ». Pas d’eau, pas d’électricité, personne. La nuit tombait, elle fut longue.
Le meilleur de l’Amérique
L’auto-stop. Les Etats-Unis sont le paradis des autostoppeurs qui n’ont pas froid aux yeux. Les rares fois où, levant le pouce, le premier automobiliste ne s’arrête pas, c’est forcément le deuxième, qui vous embarque dans un élan d’humanité et de panique, « I can’t believe you are hitch-hiking ». À vingt ans, j’étais émerveillée de la facilité avec laquelle je taillais la route sur le pouce. C’est la seule fois qu’un chauffeur (qui avait une fille de mon âge) a fait pour moi un détour de près d’une centaine de kilomètres, pour m’éviter de faire du stop dans une région peuplée de ce qu’il appelait des « wood people » – l’expression m’est restée.
le pire de l’Amérique
L’auto-stop, quand on n’a pas de chance.
Un mot.
Nuts ! (General McAuliff)
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Entretien réalisé par mail, il y a fort longtemps…
Et puis pour terminer, The Doors interprétant Kurt Weill.
“Née à Gand, Caroline De Mulder est l’auteur de quatre romans. Ego tango (Prix Rossel 2010) et Nous les bêtes traquées (2012) ont paru aux éditions Champ Vallon puis en Babel; Bye bye Elvis (2014) et Calcaire (2017) aux éditions Actes Sud. Elle est aussi enseignante de lettres modernes à l’université de Namur. On lui doit par ailleurs un essai “Libido sciendi: le savant, le désir, la femme” (2012), aux éditions du Seuil.”
1-Choisissant la facilité, j’ai repris votre petite bio datant de notre premier entretien de janvier 2018, est-elle toujours valide si on excepte ce “Manger Bambi” ?
Oui. Peut-être un petit ajout à faire : en 2020, j’ai publié « Folie à deux », une non-fiction littéraire sur l’affaire Paulin-Mathurin, qui a été intégrée dans le recueil Les Désirs comme désordre aux éditions Pauvert.
2- Vous êtes flamande et vous travaillez en français, vous écrivez en français, vous lisez en français, à quelles occasions votre langue maternelle refait-elle surface?
Elle refait surface quand me manque en français un mot qui existe seulement en néerlandais. Quand je cherche une expression dont il n’existe pas d’équivalent dans la langue de Molière, pourtant si riche. Quand je m’amuse à essayer de traduire un titre ou une phrase d’une langue vers l’autre, petit jeu compulsif dont je ne me lasse jamais. Quand je m’énerve en regardant un film ou une série en néerlandais sous-titré en français, et en trouvant la traduction mauvaise voire erronée. Et enfin, elle refait surface en famille, puisque toute ma famille au sens large, flamande d’origine, parle d’abord (et pour certains uniquement) le néerlandais.
3- “Manger Bambi” sort chez Gallimard, vous n’étiez pas bien chez Actes Sud? Sans présager du succès de votre roman, concernant la couverture vous êtes déjà méchamment gagnante non? Plus sérieusement que ressent-on quand on arrive dans une grande maison comme Gallimard et qu’on est tout de suite propulsé dans une collection mythique comme La Noire?
Tous les livres ne sont pas pour tous les éditeurs. Manger Bambi n’avait pas sa place dans la ligne éditoriale d’Actes Noirs. Stéfanie Delestré, qui dirige actuellement La Noire, a accueilli le texte avec enthousiasme. Dire que je suis fière de publier ce texte dans le sillage de Cormac McCarthy, Raymond Chandler et autres fines gâchettes, est en dessous de la réalité. Quant à la couverture du roman, elle est en effet très réussie – l’œuvre de Martin Corbasson, graphiste chez Gallimard. Il a aussi créé la magnifique couverture de Lykaia (D.O.A.), dont on peut se demander si elle n’a pas inspiré ensuite le graphisme de La Noire.
4- “Manger Bambi”, le titre annonce le soufre qui va se diffuser pendant tout le roman, qui a eu cette belle inspiration pour le titre?
C’est aux alentours de Noël il y a quelques années (deux ? trois ?), alors que le roman existait sous forme d’ébauche, que l’idée de ce titre m’est venue – d’abord sur le mode de la plaisanterie, en fait. Je l’ai soumis à plusieurs personnes, dont certains l’ont trouvé obscur ou étrange, tandis que d’autres l’ont aimé. Je l’ai gardé et, pour la petite anecdote, c’est le titre qui a valu à mon « héroïne » le surnom de Bambi. En d’autres termes, le titre est antérieur au surnom.
5- Quelle est la genèse de l’histoire, un moment déclencheur ou une envie de traiter un sujet particulier?
L’idée de départ était d’explorer, d’une manière ou d’une autre, la violence féminine. Ce sujet reste largement tabou, en particulier à l’ère post-« me-too » où les femmes sont surtout et pour ainsi dire exclusivement représentées comme des victimes. J’ai exploré toutes sortes de femmes et de violences – tueuses en série, terroristes, infanticides etc. – et je me suis arrêtée sur le phénomène actuel et assez bien documenté des « gangs de filles », qui sévissent dans les grandes villes. À côté de ça, il y a le phénomène du « sugardating », auquel ont recours des populations jeunes et précarisées ; j’ai trouvé intéressant de renverser la donne en faisant de la proie une prédatrice.
6- Les univers des gangs de filles et du sugardating sont effectivement bien montrés dans votre roman. Avez-vous justement déjà été confrontée à une telle précarité pouvant inciter à la prostitution dans votre relation avec vos étudiants?
Si certains de mes étudiants ou étudiantes ont recours à la prostitution, ce n’est certainement pas auprès d’une de leurs profs qu’ils iront se confier en priorité. Cependant, cette prostitution existe, forcément, parmi une population pour partie précarisée. En 2017, « Rich meet beautiful » a mené une campagne publicitaire qui a fait scandale, autour des campus bruxellois (voir photo jointe) : « Hey les étudiantes ! Améliorez votre style de vie. Sortez avec un sugardaddy. Richmeetbeautiful.be » – surfant à mon avis insidieusement sur la vogue de Fifty Shades of grey. Pour Manger Bambi, je me suis fait des profils factices du côté « daddy » et du côté « baby », et rien qu’en y traînant un peu, je peux déjà vous dire que la réalité n’est pas très glamour. A fortiori en regardant des documentaires sur le sujet et en passant un peu de temps sur des forums où des intéressé(e)s échangent leurs expériences.
7- Vous revenez sur “Me too” que nous avions évoqué lors du premier entretien début 2018. Avec le recul, ce mouvement a-t-il eu un impact pour la cause des femmes?
Il serait absurde de prétendre que « Me too » n’a pas eu d’impact sur la cause des femmes. Reste à savoir quel sera exactement cet impact à long terme. En tout cas représenter systématiquement les femmes comme des victimes et les hommes comme des bourreaux (ce qui constitue une sorte de tendance de fond actuellement) risque de ne pas être vraiment constructif sur le plan du vivre-ensemble. Et placer les femmes dans une position de passivité systématique face à l’inévitable agressivité masculine n’est absolument pas féministe, à mon avis.
8- Pensez-vous qu’un auteur homme pourrait écrire “Manger Bambi” aujourd’hui sans être rapidement l’objet de vives critiques?
Idéalement, il faudrait qu’un auteur homme puisse écrire Manger Bambi au même titre qu’une femme. Mais force est de reconnaître qu’il ne pourrait présenter un personnage féminin aussi ambigu sans apparaître pour le moins suspect. C’est une évolution qui m’inquiète ; comme s’il fallait qu’un personnage soit inscrit dans notre chair même plutôt que d’être un enfant de notre esprit. Pourquoi est-il devenu risqué de parler de femmes lorsqu’on est un homme, de noirs lorsqu’on est blanc, d’homosexuels quand on est hétérosexuel ou de trans quand on est cis ? Ainsi, si un homme ne peut pas écrire Manger Bambi, à quel titre Dominique Manotti peut-elle écrire sur un policier homosexuel ? La fiction ne nous donne-t-elle pas le pouvoir et le droit de nous glisser dans toutes les peaux ?
9- Les gangs de filles utilisent des codes très spécifiques y compris langagiers et lexicaux que vous semblez bien maîtriser alors qu’ils paraissent assez éloignés du quotidien d’une universitaire en lettres modernes. Quel a été votre travail, comment vous êtes-vous immergée dans cette “subculture” ?
Comme je l’écrivais en réponse à la question 8, la fiction permet de se glisser dans toutes les peaux. Pour peu, bien sûr, qu’on travaille à fond son personnage et l’univers qui est le sien. Dans le cas de Manger Bambi, j’ai bien sûr regardé tous les documentaires disponibles sur le phénomène des gangs de filles et autres adolescentes rebelles, ce qui permet de voir non seulement leur manière de parler, mais aussi de bouger, de s’habiller, et de se comporter. À côté de cela, il y a toutes sortes de vidéos mises en ligne par des filles d’un profil semblable à ma Bambi, et les forums, qui permettent de s’approprier certaines tournures, voire une certaine manière de penser. Sans oublier, les ouvrages sur les codes langagiers en banlieue, mais aussi le « Dico des ados » et le « Dictionnaire de la zone ». Enfin, j’ai écrit ce roman en écoutant du rap français, beaucoup de rap, du bon et du moins bon. Du point de vue de la langue, c’est un travail qui m’a passionnée. Ensuite, pour ce qui est de la psychologie, j’ai infusé dans Bambi ma propre colère, transposée sur un tout autre plan, et elle lui a donné vie, je pense. C’est un personnage que j’aime beaucoup.
10- “Manger Bambi” est écrit au présent. Peut-on demander à une prof les avantages d’un tel choix narratif ?
Lorsque la narration se fait à la troisième personne, les temps à l’imparfait établissent une distance de plus. J’aime le présent, pour son côté direct, et parce qu’il permet d’accompagner au plus près le personnage. Le sujet, en outre, est actuel : l’écriture au présent me semble s’imposer. Je pourrais aussi vous répondre ce que je dis quelquefois aux étudiants qui suivent mon cours d’Ecritures fictionnelles : je me méfie des adjectifs, des phrases longues et … du passé simple. À mon avis, la littérature, ce n’est pas forcément ce qui « fait » le plus littéraire. Le passé simple, notamment, est sans doute le temps littéraire par excellence, mais me semble dépassé, me ramène irrémédiablement aux grands romans du XIXe siècle (que je lis avec plaisir, d’ailleurs).
11- Plus haut vous avez dit “avoir trouvé intéressant de renverser la donne en faisant de la proie une prédatrice”, cela signifie-t-il que pour vous Bambi est coupable? Prenez-vous parti ou restez-vous juste observatrice dans vos romans en général et en particulier dans Bambi où vous donnez au lecteur tous les outils d’analyse du comportement de l’ado?
Bambi est un personnage profondément ambigu. C’est une victime devenue bourreau redevenue victime d’elle-même et d’un environnement qui refuse de lui accorder ne serait que l’idée de la violence comme mode de défense. L’idée derrière ce livre, c’est que la violence nous vient à tous, et aussi aux filles, quand nous sommes victimes de violence, et que plus cette violence est sale, plus on y répond salement. Que de victime, le plus souvent, la réaction est de devenir bourreau, les femmes aussi, et que la spirale de violence dans laquelle on s’enfonce ensuite, on n’en sort pas, ou très mal, quand on n’est pas ou mal armé par la vie.
Je ne prends pas parti pour elle, non. On ne peut pas prendre parti pour elle, car indéniablement elle se conduit mal. En revanche, on peut dans une certaine mesure la comprendre, lui trouver des circonstances atténuantes, trembler de ce qui lui arrive et espérer un revirement.
12- “Manger Bambi” devait sortir en avril 2020… Comment vit-on ce retard? Peut-on se consacrer sereinement à d’autres projets d’écriture?
Je vous avoue qu’on ne le vit pas forcément bien, surtout quand le livre finit par sortir sur un marché qui reste adverse – troisième confinement en vue ? Il faut lâcher prise et essayer de se concentrer sur autre chose, sinon sereinement du moins obstinément.
13- Quelle serait la B.O. idéale pour “Manger Bambi”?
Junglepussy, « Bling bling »
14- Un vœu pour 2021?
Que les librairies ne referment pas à la mi-janvier, histoire de ne pas devoir enterrer Bambi une semaine après sa sortie.
Entretien effectué par échange de mails autour de Noël 2020.
“Bambi, quinze ans bientôt seize, est décidée à sortir de la misère. Avec ses amies, elle a trouvé un filon : les sites de sugardating qui mettent en contact des jeunes filles pauvres avec des messieurs plus âgés désireux d’entretenir une protégée. Bambi se pose en proie parfaite. Mais Bambi n’aime pas flirter ni séduire, encore moins céder. Ce qu’on ne lui donne pas gratis, elle le prend de force. Et dans un monde où on refuse aux femmes jusqu’à l’idée de la violence, Bambi rend les coups. Même ceux qu’on ne lui a pas donnés.”
Le sugar dating, à l’ère d’internet, permet aisément à des jeunes filles étudiantes de rencontrer des hommes mûrs, riches, qui ayant réussi leur parcours de vie, leur montreront la voie à suivre, les guideront, les aideront socialement, économiquement et philosophiquement à entrer dans le “nouveau monde” et y trouver une belle place bien mieux que leurs parents ne peuvent ou n’ont pas su le faire. Le sugar daddy offrira à son sugar baby tout ce qui lui manque et celle-ci lui offrira son cul parce que l’on parle ici tout simplement de prostitution, de la plus vile, la plus détournée où des filles vendent mais de façon indirecte, ce qu’elles peuvent offrir, leur gentil sourire, leurs charmes…Ce procédé n’est pas nouveau mais a maintenant pignon sur le web. Il suffit de taper le mot sur google et la porte est ouverte au marchandage ou plutôt à l’échange de compétences pour une belle entrée dans le monde adulte pour l’une et un retour vers la jeunesse pour l’autre. Alors, bien sûr, rien de mal à cela voyons, chacun ayant un intérêt dans cette relation…
“ Vous êtes un homme à l’aise dans la vie ? Vous êtes quelqu’un d’occupé et aimez les jeunes femmes attirantes et ambitieuses ?”
“ Vous êtes une femme. Vous en avez ras-le-bol des jeunes sans ambition et sans avenir. Ici vous trouverez des hommes mûrs qui savent ce qu’ils veulent.” Oh oui, ils savent !
Caroline De Mulder est universitaire et nul doute que son environnement professionnel lui fait côtoyer des personnes ayant versé côté sombre, peut-être suffisamment pour que le sujet lui donne envie ou lui crie le besoin de le traiter dans un roman détonant au titre méchamment évocateur et provocateur. On a déjà apprécié l’auteure belge qui lorgnait vers le Noir dans “Bye Bye Elvis”, qui y est entré avec “Calcaire” et qui s’y impose aujourd’hui.
Caroline De Mulder aime changer d’univers mais à chaque fois c’est avec une solide connaissance du cadre qu’elle nous y convie. Dans “Manger Bambi”, elle nous bouscule d’emblée avec une entrée violente dans le monde de petites ados racailles et de leur extravagances lexicales SMS et verlan. Il faut s’y faire un peu mais pas trop le temps parce qu’en très peu de pages, on entre dans le dur avec ce gang de dézinguées issues de l’univers étrange de l’adolescence, de ses contradictions, du désir de posséder ce que l’on n’a pas, tout ce que l’on ne vous a pas offert, du sentiment d’invincibilité particulièrement aidé par la baguette magique de Bambi un Sig Sauer qui permet toutes les outrances.
Alors, ce roman pourrait ne raconter que le parcours criminel de ces jeunes amazones qui prennent ce qui leur semble être leur dû, il le fait bien sûr mais Caroline de Mulder en contant par petites touches la vie de Bambi qui, sans son maquillage de guerre, va redevenir Hilda, pauvre môme, victime des mauvais traitements de sa mère, de la fuite de son père premier salopard d’une galerie d’hommes pas très reluisante. Et petit à petit, à l’effarement et à l’irritation provoqués par les agissements barges des gamines succède une autre lecture, celle du mal être, de l’abandon, de la difficulté de la création de la personnalité quand on n’a aucun modèle autre que ceux proposés par les réseaux sociaux ou MTV, les affres et le drame des gamins abandonnés à leurs peurs. Caroline De Mulder montre avec l’adresse qu’on lui connaît, dévoile ce qui se cache sous le rimmel, sous le Mademoiselle Dior, sous les faux ongles et soudain, on tremble pour Hilda. Coupable ou victime? Vous verrez par vous même, “Manger Bambi”, très paradoxalement et c’est l’exploit de l’auteure, respire l’amour, le plus beau, le plus fort, le plus désintéressé.
“Ce n’est pas un mur, mais deux qui séparent le Texas du Sud du Mexique sous le regard perçant des Protecteurs de la frontière.
Les cartels alternent exécutions sommaires, intimidations et représailles avec la même violence que les narcotrafiquants d’aujourd’hui. À cette différence près que leur fructueux trafic porte désormais sur les têtes réduites d’indigènes et les objets d’art amérindiens.
Dans ce monde de demain dominé par la corruption, la cupidité, le racisme et les inégalités, Bellacosa, veuf désabusé, recherche son frère, probablement victime d’un enlèvement. En compagnie du journaliste Paco Herbert, qui enquête sur un autre marché scandaleux, il assiste à un banquet clandestin et hors de prix où l’on sert des espèces animales disparues, reproduites selon un procédé appelé la Méthode. Ils y rencontrent le cochontruffe, inoubliable créature, mythique et hautement symbolique.
C’est ici que le réalisme magique rejoint le roman noir.”
Une quatrième de couverture qui balaie très large, ma foi, pour une fois, c’est une aubaine parce que ce n’est pas coton de parler de ce roman, le premier de l’auteur américain Antonio A. Flores, né au Mexique et vivant au Texas, les deux cadres de l’histoire.
Deux mois après sa lecture, il est encore très difficile d’en parler, peut-être que je suis resté définitivement, hélas, au XXème siècle et ne sais pas apprécier la force novatrice d’un auteur qui, dès le premier essai rejoint James Crumley, Cormac McCarthy, Raymond Chandler, Kent Anderson, Harry Crews, Jean-Patrick Manchette, Pete Dexter, Larry Brown, Michael Guinzburg, Chuck Palahniuk, Jerome Charyn… dans ce panthéon du Noir qu’était, qu’est (?) la Noire. Dans un petit message sur le site de l’éditeur, Antoine Gallimard dit que “La Noire proposera aux lecteurs, avec exigence et parcimonie, un échantillon de ce que le roman noir offre de plus réjouissant, singulier, envoûtant et… dérangeant.”
Si on met ce message face à la réalité de “Les larmes du cochontruffe”, on peut se dire que le roman y a tout à fait sa place et que c’est peut-être à moi de changer de crèmerie tant je suis resté souvent si circonspect devant ce que je lisais. Je ne cache pas que je suis peut-être atteint par les premiers signes de sénilité précoce mais je persiste néanmoins à penser que ce roman laissera dubitatif plus d’un lecteur de noir expérimenté. Antoine Gallimard revendique un élan de singularité, d’envoûtement et de dérangement et on a bien tout cela dans le roman.
Singulier, le livre l’est assurément mais sûrement un peu trop car s’il est facile dans une uchronie d’inventer, de créer, de faire vivre son imagination débordante, il manque ici un soupçon de crédibilité pour que le lecteur lambda, moi en l’occurrence, entre dans cet univers salement barré.
Envoûtant et dérangeant, il l’est aussi et là c’est à mettre à son crédit. Certains passages sont bien flippants, le climat général est malfaisant, inquiétant, déplaisant voire dégoûtant sans jamais être gore. Le roman diffuse un malaise proche de celui que j’ai ressenti avec “Prélude à un cri” de Jim Nisbet ou “Porno palace” de Jack O’Connell, romans noirs génialement terrifiants mais avec une intrigue solide que l’on a un peu du mal à trouver ici.
Bien sûr, chez Gallimard, ils savent mieux que moi ce qu’est un polar et comment le concept doit évoluer en lorgnant vers des horizons plus… fumeux ? Le côté réjouissant revendiqué par l’éditeur ne m’a pas, par contre, sauté aux yeux. Peut-être faut-il ingérer du peyotl comme un des personnages du roman pour apprécier les facéties et la tristesse du fameux cochontruffe dont je vous laisse le plaisir de la découverte ? Puis reprendre une bonne dose pour succomber au charme du retour (on ne sait trop d’où et d’ailleurs à quoi bon ?) d’une tribu disparue de la surface du globe depuis plusieurs siècles.
Alors, je me garderai bien de conseiller ce roman, la page fb de Nyctalopes n’a pas besoin de perdre le petit nombre d’amis qu’elle compte et puis si vous n’accrochez pas, cela fait un peu cher le ratage. Mais je ne peux pas non plus le déconseiller. L’écriture, l’imagination, la poésie, la marge peuvent séduire les plus aventureux des amateurs de noir et les moins pointilleux sur la notion de polar.
Après Mictlán de Sébastien Rutés en janvier, “les larmes du cochontruffe” en septembre… c’est l’année du Mexique à la Noire ?
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