Chroniques noires et partisanes

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LOIN EN AMONT DU CIEL de Pierre Pelot / La Noire Gallimard

Les exégètes et les lecteurs qui le suivent depuis longtemps savent que dans l’oeuvre fabuleuse de Pierre Pelot, le western tient une place tout à fait particulière. C’est même le genre de prédilection de ses débuts littéraires. Entre 1966 et 1982, Pierre Pelot a écrit pas loin de 40 textes se rattachant au western, notamment une conséquente série avec un personnage principal, Dylan Starck, un métis franco-indien né dans le Sud des Etats-Unis. 2023 nous apprend qu’il n’avait pas tout à fait renoncé à ses premières inspirations.

La fin de la guerre de Sécession vient tout juste d’être signée. Une bande de pillards commandés par Captain Sangre de Cristo et une sorcière sanguinaire surnommée Mother débarquent dans la vallée d’Ozark, en Arkansas. Ils s’installent dans la ferme des McEwen, massacrant les parents et la plus jeune des quatre filles de la famille, avant de poursuivre leur chevauchée meurtrière.Les trois soeurs survivantes n’auront de cesse de traquer cette horde pour se venger. Par monts et par vaux, au hasard de la reconstruction du Sud, elles vont finir par former une bande de femmes hors la loi à la recherche de ceux – tous ceux – qui ont détruit leur vie…

En fin connaisseur des Etats-Unis, Pierre Pelot a choisi une bonne tourbe historique comme le terrain de son roman. Dans la région des Ozarks, Arkansas, la guerre de Sécession ne s’est jamais incarnée en batailles rangées ou boucheries à grande échelle. Pour ainsi dire, la contrée a même été épargnée par les bandes de franc-tireurs et de soudards antagonistes, Jaywalkers, Bushwackers ou Red Legs, qui ont éreinté le Missouri et le Kansas voisins, au nord, par leurs actions de guérilla et leurs raids sanglants dirigés principalement vers les civils supposés être du mauvais bord. Et puis un jour, qui devrait être celui de la paix à peine signée, tout change. Une bande de massacreurs aux bords de la folie passe par la propriété de la famille McEwen pour égorger, violer, piller et incendier. La vie des trois filles McEwen survivantes bascule dans un noir cauchemar. La défaite véritable, ce serait d’accepter leur sort injuste. S’il leur reste quelque chose à vivre, puisque plus rien ne fait sens, ce sera la vengeance.

Pierre Pelot est un horticulteur. Il sait faire éclore avec constance les plus belles fleurs de son écriture dans ses descriptions ou ses scènes d’action, très vives, avec un registre qui peut passer du cru au presque précieux par moment. Il n’y a pas de roses sans la caresse d’une épine. Les pétales sont ici d’un rouge puissant. Le roman déchaîne une violence échevelée, qui laisse pantois. Ça mitraille, ça sabre, ça égorge, ça éventre sur un rythme enlevé. Et cela n’est pas l’apanage unique des hommes. Les femmes y ont leur part. Leur innocence, leur jeunesse, leurs espérances bafouées, les sœur McEwen, Enéa en cavalière de tête, vont se montrer sans concession. Leur adversaire est d’envergure inhabituelle. C’est l’époque des hommes pour lesquels le meurtre est aussi banal et quotidien que de chier dans les bois. Mais ils sont assortis là d’une illuminée adepte du sacrifice humain.

Les sœurs McEwen vont constituer en chemin un escadron femelle déterminé en incorporant dans leurs rangs des putains malmenées par la colonne des pillards. C’est aussi un aspect fort de ce roman, une révolte de femmes contre un destin tragique, contre un statut d’humiliée. Des femmes vont prendre leur vie entre leurs mains et laver leurs humiliations dans le sang. Bien que hors-la-loi, elles vont redonner une âme et une dignité à toute une communauté martyrisée par la guerre et la folie des hommes.

A la différence de leurs adversaires maléfiques, elles cherchent ainsi une paix de l’esprit et un rééquilibrage de leur monde sens dessus dessous. Et après ? Elles ne veulent pas y penser. Les rêves d’amour, de mariage, de vie familiale heureuse d’Enéa sont peut-être définitivement morts avec la lame de sabre qui lui est entrée dans la joue et l’image imprimée sur sa rétine de ses proches suppliciés. La guerre qui s’achèvait, c’était la promesse du retour de l’être aimé, le fils des voisins Starck. Leur vie ne sera plus jamais la même.

Pierre Pelot avait bien entendu toute la légitimité et toutes les munitions pour s’aventurer (à nouveau) sur les territoires du Old West. Loin en amont du ciel rejoint sans conteste les étoiles du western littéraire de fabrique européenne. Elles ne sont pas si nombreuses. Nous avions – chaudement – chroniqué le dyptique de l’Irlandais Sebastian Barry dans nos colonnes. En voici une autre.

Sauvage, cruel, émouvant. Et une magnifique cavalière sur le dos de La Noire.

Paotrsaout

KALMANN de Joachim B. Schmidt / La Noire Gallimard

Kalmann

Traduction: Barbara Fontaine

“Raufarhöfn, petit port islandais tout proche du cercle polaire arctique, décline lentement mais sûrement depuis que les quotas de pêche ont été imposés. Dans ses rues désolées, Kalmann Óðinsson déambule, paré de son étoile et de son chapeau de shérif, portant fièrement à la ceinture le mauser légué par un père américain jamais vu. Kalmann est le cœur simple du village, pêcheur de requin émérite apprécié de tous. Un matin tout blanc, parti chasser le renard, il découvre une grande tache de sang qu’absorbent les flocons. Est-ce du sang humain ? Or l’homme le plus riche du village, Róbert McKenzie, a disparu depuis quelques jours. La police débarque et Kalmann, témoin vedette, se retrouve sur la sellette.”

Et comme dab, ce sont les romans dont on n’attend mais alors vraiment rien qui procurent souvent les plus grands plaisirs de lecture et nul doute que Kalmann est une sublime surprise.

Vous je ne sais pas mais en ce qui me concerne l’Islande à toutes les sauces comme ça l’est depuis quelques années, ça commence à me donner des boutons. Pour un Indridasson combien de -Son et de -Dottir à chier usant des mêmes ficelles d’un soitdisant esprit Nordic Noir aussi crédible dans son unité que le rural noir ricain qu’on nous vante aussi parfois de manière bien exagérée. L’Islande, un pays de 300 000 âmes où on naît aujourd’hui avec un stylo à la main pour vendre des histoires bien glaciales aux Français qui les adorent. Paragraphe inutile j’en conviens mais néanmoins révélateur de mon envie d’aller errer une fois de plus sur ce caillou battu par les vents et maudit des dieux.

Le pays a peut-être  beaucoup de charme et il a beaucoup séduit Joachim B. Schmitt l’auteur suisse tombé amoureux de l’île et qui réussit ici un roman sincère, beau, tendre et dur, intelligent et complètement barré autour d’un personnage extrêmement attachant Kalmann qu’on prend au départ comme un ado un peu à l’ouest avant de comprendre qu’en fait il est, en gros, l’idiot du village et qu’il a une trentaine bien avancée. Protégé, souvent de manière un peu condescendante par sa communauté de 150 âmes qui tente de survivre aux quotas rendus nécessaires après des décennies de pêche sauvage. A ce propos, on ne saurait trop vous conseiller la série Arte sur le thème de la privatisation de la pêche en Islande dans les années 80, Blackport. Alors, sûr, en France aujourd’hui, on a d’autres priorités actuellement que les quotas islandais et je peux envisager votre manque d’engouement mais ce mélange de tragédie et de comédie burlesque est particulièrement jouissif et on y retrouve beaucoup de ce qui fait le bonheur du roman de Schmidt. Dans les deux œuvres, on sent une spécificité des communautés de pêcheurs en Islande que je n’avais pas perçue avant.

Kalmann navigue entre ethnologie et sociologie de ce petit village, Raufarhöfn, qui existe réellement tout au nord du pays et qui dans les années 40 et 50 était le principal port de pêche exportateur de l‘île. Existe aussi le Stone Heng  cet espèce de monument inachevé érigé pour attirer des touristes… où Kalmann, chassant un renard polaire qui s’approche trop près des habitations découvre cette mare de sang et cela au moment où on recherche l’homme le plus riche du village, Róbert McKenzie, qu’on soupçonne d’avoir vendu son quota de pêche à un autre port signifiant la mort du village. La dernière fois qu’on l’a vu un matin il errait, divaguait à moitié nu et complètement bourré. Beaucoup auraient de bonnes raisons de l’éventrer comme un cabillaud. Kalmann se retrouve bien malgré lui au cœur du mystère. L’enquête policière commence car ne l’oublions pas, nous sommes bien dans un polar ou peut-être plutôt dans un magistral conte noir embelli par la tendresse dégagée par ce Kalmann bien démuni depuis le départ en maison de retraite de son grand-père, son idole, sa seule référence paternelle.

La Noire veut promouvoir des écrits un peu différents des autres productions noires, à la périphérie du genre et s’il y a eu des crashs mémorables par le passé comme avec le très crypté Les larmes du cochontruffe qui peut-être délivre sa vérité ou un once de sens après une bonne absorption de champis, force est de reconnaître que la collection envoie maintenant, à chaque fois, du très lourd. 

On peut se demander ce qui séduit le plus dans ce roman. Est-ce ce récit entre tradition avec cette communauté de pêcheurs solidaire, la pêche ancestrale et des mets effroyables d’un autre monde avec le requin du Groenland, les ours polaires que certains pensent avoir aperçus et la modernité avec des immigrants lettons dont on se méfie, des quotas de pêche précieux, la perte des services publics, des tonneaux remplis de cannabis et de cachetons, un village en train de crever? Sont-ce les personnages attachants et tous un peu barrés avec une mentalité fière et indomptée qu’on attribue souvent aux îliens de toutes les mers ? Est-ce une résolution de l’enquête policière tout à fait originale et particulièrement terrible ?

Peut-être un peu de tout cela et également certainement la plume très juste de Joachim B. Schmidt mais surtout, surtout il y a Kalmann et je vous promets qu’il y a très, très longtemps que je n’avais pas rencontré un si beau personnage de roman provoquant avec le même bonheur l’hilarité comme l’émotion et qui peut-être bien vous fera échapper une petite larmichette à la fin. Le genre de bouquins que vous quittez avec tant de regrets.

Du bonheur !

Clete.

LES MILLE CRIMES DE MING TSU de Tom Lin / La Noire Gallimard

The Thousand Crimes Of Ming Tsu

Traduction: Doug Headline

“Dans les années 1860-1870, ce sont des immigrés chinois qui construisent la voie ferrée pour la Central Pacific. Ming Tsu est l’un d’eux, orphelin formé à l’art de tuer par son père adoptif américain. Pour retrouver Ada, l’épouse blanche que les hommes de main de son beau-père lui ont enlevée, il va traverser l’Utah, le Nevada et la Californie en fugitif dont la tête est mise à prix. En cours de route, il exécute chacun des hommes qui lui ont « volé sa vie ».”

Quand il démarre sa route sanglante, Ming Tsu est déjà coupable de plus de deux cents meurtres et on se doute bien que sa quête sera impitoyable. Le premier nom qu’il peut barrer sur sa petite liste arrive très rapidement. On comprend rapidement que sa colère froide et ses compétences dans l’art de tuer feront de lui un guerrier solitaire redoutable, sans affects pour les éventuelles victimes collatérales.

Tous les éléments du décor et les personnages le montrent, on est dans un western, un rude même. Mais ce premier roman d’un auteur de vingt-cinq ans est bien plus que cela.

Tout d’abord, et c’est devenu en quelques mois la marque de fabrique de la Noire, l’histoire est vraiment joliment écrite, les descriptions sont souvent très cinématographiques, le phrasé toujours soigné, adapté à la situation.

Mais c’est la créativité et la fantaisie de l’auteur qui en font un roman à part.

Tout d’abord, Tom Lin raconte l’Ouest dans le prisme de ces populations chinoises venues tâter le rêve américain et souvent absentes du tableau historique et de la mythologie western hollywoodienne, un peu comme les cow-boys de couleur. Cet éclairage nouveau profite au roman.

Ensuite, si Ming Tsu ne crée aucune empathie, les autres personnages sont riches, souvent source de bonheur. Un peu à la manière du personnage principal de Nightmare Alley de William Lindsay Gresham, Ming Tsu va accompagner une petite troupe itinérante où chacun possède un “miracle”, un talent surnaturel et vous serez surpris, stupéfaits sûrement. Peut-être que votre esprit cartésien n’acceptera pas cette irruption du surnaturel. Et ce sera dommage car certaines pages, certaines situations provoquent l’émerveillement, incitent à la rêverie, embellissent l’histoire, sidèrent… de la belle ouvrage si vous vous laissez envoûter.

Enfin, Ming Tsu est accompagné pendant les deux tiers du roman par un vieux Chinois aveugle qui voit l’avenir et qui peut notamment vous dire la date de votre décès si vous voulez vraiment le savoir. “Le prophète” lit toutes les vies sauf celle de Ming Tsu “l’homme sans limites”. Philosophe, il se montre sibyllin, humoriste à ses heures et ajoute une touche supplémentaire d’étrangeté, validant pleinement cette fable surnaturelle où il a la personnalité peut-être la plus attachante.

La dernière partie revient de pleine boot dans le western sauvage qu’on verrait bien filmé par le Paul Thomas Anderson de There will be blood. L’ultime assaut est dantesque et le duel final, terrible et particulièrement original, emporte tout.

Du plaisir à lire cet enchanteur Les mille crimes de Ming Tsu, manque juste un peu l’émotion que Ming Tsu ne daigne pas offrir.

Clete

POUR TOUT BAGAGE de Patrick Pécherot / La Noire Gallimard

Petit à petit, Patrick Pécherot remonte le temps. On l’avait quitté avec un splendide Hevel qui nous racontait la guerre d’Algérie depuis un village du Jura. Mais on lui doit aussi la mémoire des anonymes sous la Commune, pendant la première guerre mondiale. Patrick Pécherot est un grand auteur de noir et c’est toujours un réel plaisir de l’accompagner dans ses histoires douloureuses mais si bien éclairées par la poésie de ses mots. Pécherot n’a pas son pareil pour créer le cadre historique parfait pour nous immerger dans l’intrigue. 

“1974, cinq lycéens, la tête pleine de rêves fumeux, abattent par erreur un passant alors qu’ils pensaient agir comme leurs « héros », les membres d’un groupe anar qui venait d’enlever un banquier espagnol à Paris.

Lorsque, quarante-cinq ans plus tard, l’un d’eux commence à recevoir anonymement le récit de leur histoire, il part à la recherche de ses anciens camarades.”

Pour tout bagage s’inscrit sur deux époques: 1974 qui raconte la genèse de l’engagement politique de pacotille des cinq lycéens qui allaient changer le monde et tous les évènements qui allaient mener à la tragédie et notre époque où, après s’être perdus de vue suite au drame, un des cinq recherche les autres. Depuis Une plaie ouverte, on sait l’amour des images de Pécherot et il choisit des photos, des instantanés jaunis, craquelés par le temps pour raconter l’histoire des cinq amis. Cela donne une patte de douce nostalgie, des vieilleries parfois depuis longtemps obsolètes mais dont le rappel éclaire toute une époque qu’on reconnaît et rétablit les connexions avec une époque. Beaucoup de succulentes madeleines de Proust pour les lecteurs qui ont vécu les années 70. Pour les autres, ce sera moins évident. Et peut-être que parfois l’accumulation de détails pour atteindre l’authenticité donne une impression de catalogue bien trop fourni. Et du coup, ce souci du moindre détail peut basculer dans le gros cliché. Non, monsieur Pécherot, dans les années 70, en Bretagne, les grands-parents ne nourrissaient pas leurs petits enfants à la  galette saucisse et au kouign amann ou alors les miens n’avaient pas de cœur. Ça, c’est pour les touristes en marinière, bottes Aigle et ciré jaune…

Dans ses recherches de ses compagnons, le narrateur parcourt notre époque mais d’une manière désenchantée particulièrement plombante. Les romans de Pécherot sont graves mais aussi très beaux, entretenant un beau regard sur les plus humbles, le peuple. On y lit aussi bien sûr parfois le désenchantement et la tristesse emplit souvent les pages. Mais là, j’ai détesté le narrateur, un petit con devenu un vieux con. Pendant tout le roman, il faut supporter son cynisme, son absence de remords. Pour tout bagage évoque les combats, des luttes, des contestations des années 70 jusqu’aux gilets jaunes et les zadistes. Patrick Pécherot a un belle histoire de militant syndical et on ne peut décemment lui imputer une quelconque animosité contre les mouvements d’expression populaire et on a du mal à comprendre cette narration, salissant tout y compris des combats actuels que certains trouvent légitimes ou dictés par l’urgence.

Bref, comme les personnages, peut-être victime d’un certain désenchantement.

Clete.

PLUS BAS DANS LA VALLÉE de Ron Rash / La Noire Gallimard

In The Valley

Traduction: Isabelle Reinharez

Trois ans qu’on n’avait plus de nouvelles de Ron Rash et de sa Caroline du Nord qu’il nous raconte roman après roman, celle d’aujourd’hui comme celle d’autrefois. Il était déjà présent dans la collection La Noire avec Un silence brutal et il y revient avec un recueil de nouvelles intitulé Plus bas dans la vallée, du nom de la plus longue des sept nouvelles qui signe le retour de Serena, terrible adepte du capitalisme barbare pour qui la fin justifie vraiment tous les moyens. Son histoire est racontée dans un roman éponyme édité au Masque en 2011. Ce retour de l’héroïne du plus noir des Rash ravira tous les lecteurs du roman mais peut-être qu’il laissera un tout petit peu sur le bord ceux qui découvrent cette très dangereuse personne.

Mais ce n’est pas une raison d’attendre d’avoir lu le roman pour apprécier pleinement ce bel ouvrage. D’abord, c’est du Ron Rash et le monsieur manie la plume de manière experte et souvent très poétique. Je pense avoir dit déjà la gentillesse de cet homme quand on le rencontre et ses romans, à la périphérie du Noir, sont également souvent très touchants.

Et dans ce difficile exercice de la nouvelle, Ron Rash montre une fois de plus son talent de conteur. Regroupées sous un titre général Quelques récits des Appalaches, ses six nouvelles racontent des moments extraordinaires de vies ordinaires, des gens comme tout le monde avec leurs forces et leurs faiblesses dans les Appalaches certes mais plus précisément en Caroline du Nord. C’est donc dans ces petits formats que le talent de conteur doit être particulièrement visible, et il l’est, il saute aux yeux. Ron Rash nous embarque dans six univers différents avec néanmoins une certaine préférence pour les berges des rivières mais ce n’est pas nouveau. On retrouve le lyrisme, la musique de ses romans, la pudeur devant la tragédie souvent présente, parfois évitée mais aussi et surtout, on découvre un humour particulièrement noir qu’on n’a pas été habitué à lire chez lui.

Précédant un touchant et burlesque Leurs yeux anciens et brillants, sorte de Le vieil homme et la mer version appalachienne, Une sorte de miracle est un petit joyau d’humour noir. Dans cette histoire, Baroque et Marlboro, deux grosses feignasses de 24 ans squattent chez leur beau-père qui veut se débarrasser d’eux et cela ne va pas bien se passer du tout. Denton va essayer de les motiver pour trouver un emploi puis de dégoûter de la Caroline en hiver ces deux inutiles venus de Floride mais ça va partir en sucette. De l’humour redneck pur jus, du white trash qui semble sorti du “manuel du hors-la-loi” de Daniel Woodrell.

“Elle les avait emmenés passer une journée à la clinique, et maintenant elle leur faisait regarder les émissions médicales à la télé. Ça pourrait les inspirer, soutenait-elle, bien que de l’avis de Denton un bon coup de pied dans leurs gros culs avait plus de chance de donner des résultats.”

Un petit bonheur de recueil pour aller voir ailleurs un peu. De jolies histoires de vie, de mort aussi mais pas trop rudes néanmoins.

Clete

EN ATTENDANT DOGO de Jean-Bernard Pouy / La Noire / Gallimard

Monsieur Pouy à La Noire : comme un parfum de pléonasme ? Et bien non, juste la lapalissade goguenarde de ce début 2022 (V’là les flics, sans doute !). Après quelques monuments pour la Série du même ton monochrome et une constellation de titres pour tous les estimables comptoirs éditoriaux aux teintes mazoutées, voici notre JB catapulté sur l’autre satellite anthracite de la planète Gallimard. De fait, ça change quoi ? Rien, en fait. Rien. Rien de rien. Nib de nib. Si ce n’est un nouveau challenge à honorer dignement, poussant l’auteur à se secouer un peu et revenir à son meilleur. D’emblée le score donc : du grand Pouy, du Pouy comme on l’aime, doux et dur, amer et souriant, la formule qui cogne et celle qui caresse, le mot simple et celui qui impose l’imparable contrepied.

Sur fond de futur post-Covid à portée de main et vaguement apocalyptique, l’auteur anticipe, précipite, milite, parasite, médite, débite, discrédite, excite, suscite, crépite, amanite… Et nous régale. On a même droit en contrepoint à une délicieuse part de pudding électoral : des présidentielles qui approchent, allez savoir, même si toute ressemblance avec des personnages ayant pu exister et nous faire vomir ne saurait être, bien sûr et selon la formule consacrée, que benoîtement fortuite.

Pour l’histoire, Etienne est toujours à la bourre, d’où ce surnom facile, Dogo (Up The Beckett auraient enchaîné dare-dare les Libertines, pied au plancher). On l’attend, sempiternellement. Mais cette fois, il accuse un retard de six mois. Forcément la famille panique. Le pire est en ligne de mire et le mauvais sang irrigue les artères en surchauffe de Simone, la sœur du Dogo en question qui, face à l’inertie des services dédiés aux disparus, décide de prendre les recherches en main.

Sa quête l’emmène d’abord en Italie, son Sud à elle, celui des souvenirs d’enfance et de séquelles d’un passé fraternel commun (On dirait le Sud, la Louisiane ou l’Italie aurait souligné Nino Ferrer), puis dans les Alpes-de-Haute-Provence (Digne dingue donc), et jusqu’à Amiens (Sans pour autant pousser mémère dans les Hortillonnages). Bref… Les déconvenues rodent et l’amertume inéluctable est au bout de l’impasse.

Pendant ce temps, trois Guignols, aussi lyonnais que peuvent l’être Madelon et Gnafron, partent en vrille suite à l’incendie de leur castelet de bazar. Ça crame de partout, jusqu’au Vélodrome marseillais, comme pour appuyer les inutiles illusions que partagent un supporter de l’OM et un supporter de l’homme. Et puisque notre monde de 2022, au mieux 2023, tourne au ridicule, c’est logiquement Guignol qui, au bout du compte, apurera les ardoises. 

JLM

L’ÂME DU FUSIL de Elsa Marpeau/ La Noire Gallimard.

« Depuis qu’il est sans travail, Philippe passe ses journées à attendre. Attendre que Lucas, son fils de seize ans, rentre du lycée, attendre que sa femme termine sa journée de travail. Il n’y a guère que les dîners du dimanche avec ses copains du hameau, la chasse et la perspective d’y initier son fils qui rompent le fil des jours.
Lorsque Julien, un Parisien venu se terrer dans la maison d’en face, débarque, la vie de Philippe bascule. Il se met à épier ce voisin qui le fascine et l’obsède, cherche à le faire accepter de son entourage qui s’en méfie.
Tout au bonheur de se sentir à nouveau vivant et utile, et d’exister pour son fils et ce voisin novice, Philippe ne voit pas poindre le drame. 
« 

Le titre n’a rien de poétique, l’âme d’un fusil est le diamètre intérieur du canon. 

A Courcy Aux Loges on chasse et on aime ça.

Une campagne abandonnée, c’est même pas la France périphérique Courcy Aux Loges dans le Loiret, du côté de Pithiviers. Un homme met son histoire par écrit, Philippe, âgé de 45-50 ans au moment de l’histoire, après la fin de droits le voilà au RSA, marié à une femme qui travaille tard, père d’un fils avec qui les liens se distendent ; la chasse le maintient vivant quand le reste s’effondre.
Elsa Marpeau raconte le déclassement, un mot bien agréable comparé à la vérité subie : rejet serait plus juste. Christophe Guilluy ou Florence Aubenas ont déjà décrit cette France plus ou moins jaune loin de tout et de Paris, Elsa Marpeau nous la renvoie vivante, comme crue, avec justesse, presque tendresse.
Elle parle d' »hommes périphériques« , devenus préhistoriques devant la société, tellement loin de la modernité, tellement inutiles. Ce qui change de plusieurs de ses romans précédents où les personnages principaux sont des héroïnes.

« …Mais moi, j’en suis fier de notre petitesse. Je suis fier de n’être que cela. Et quand je vois la médiocrité des connards qui nous gouvernent, je refuse d’avoir honte. Je me tiens la tête haute, je ne prétends pas savoir ce que j’ignore et je ne crache pas sur les braves gens en leur disant qu’ils n’ont qu’à traverser le trottoir pour trouver du boulot…« 

Arrive Julien, le nouveau d’à côté, que notre homme imagine comme un Alexandre le bienheureux, ce voisin ne connaît rien à la vie campagnarde ni à la chasse, par contre il aimante, attire. Julien : parisien avec Alfa Romeo et visage d’ange, fragile et enfantin, qui ne fait rien de ses journées, se baigne à poil au lac, etc. Cocaïnomane également. Philippe l’observe du coin de l’œil, puis à la jumelle, le regarde puis devient voyeur. Julien est une sorte de Johnny Depp pantelant qui devient le perturbateur de la vie de Philippe et de ses potes. 

Et c’est un peu là que le roman dérape, se perd vers le milieu. Si on comprend bien que l’intrusion du voisin est un déclencheur, il y a trop de longs passages qui finissent par lasser. Ce qui pourrait passer pour des maladresses de celui qui se confie se transforme rapidement en digressions et ça gâche un peu. Qu’apporte à l’histoire ce long souvenir de chasse au blaireau par exemple ?

En revanche ce qu’Elsa Marpeau fait de son Philippe est intéressant, ce gars un peu balourd qui se pense plouc se révèle bien complexe au long de sa confession. Rien d’ambigu mais l’amour qu’il porte aux autres dans « L’âme du fusil » surprend à plus d’un titre et c’est l’intérêt principal du livre avec la remarquable description de l’évolution des liens entre Philippe et son fils.

Malgré tout j’ai l’impression qu’Elsa Marpeau a voulu coudre plusieurs écrits ensemble pour rallonger son texte. C’est un peu dommage, une longue nouvelle, une centaine de pages avec un texte bien serré aurait été plus percutant que ce roman en demi-teinte.


NicoTag

PS/ Etre un plouc comme dit Philippe dans le roman n’a rien de déshonorant, en voici un qui le revendique : Seasick Steve !

TOURBILLON de Shelby Foote / La Noire de Gallimard

Follow Me Down

Traduction: Maurice-Edgar Coindreau et Hervé Belkiri-Deluen, édition révisée par Marie-Caroline Aubert

“À l’ouverture du procès de Luther Eustis, fermier quinquagénaire père de trois enfants, personne ne doute de sa culpabilité. Il reconnaît avoir garrotté Beulah Ross, fille facile qui l’a ensorcelé, puis l’avoir jetée dans le lac Jordan, lestée de blocs de ciment.”

Nous sommes dans le Mississippi, état qui compile beaucoup des turpitudes de ce qu’on appelle le Deep South. La littérature américaine de Faulkner à Flanney O’Connor en passant par Erskine Caldwell a depuis longtemps raconté avec force et talent ce monde bien souvent maudit. Shelby Foote, historien, surtout connu pour “Shiloh”, où il décrit deux jours de boucherie sur les rives du Tennessee pendant la guerre de Sécession, a lui aussi contribué à la connaissance du sud profond notamment avec son roman “Tourbillon” situé à la fin des années 40 dans le comté imaginaire de Jordan. 

Ce roman, déjà publié chez Gallimard il y a de nombreuses années, trouve ici une deuxième jeunesse grâce à Marie-Caroline Aubert dont les choix sont souvent très judicieux (on oubliera juste “Les larmes du cochontruffe”). Elle l’a dépoussiéré pour le remettre à la lumière dans sa collection « La Noire ».  “September September” paru dans la même collection l’an dernier pouvait se voir comme un “thriller abrasif et tragicomédie sur le thème du racisme” (Paotrosaut dans la conclusion de sa chronique pour Nyctalopes) alors que “Tourbillon” n’entretient aucun suspense sur la tragédie.

 L’histoire commence par la découverte du cadavre et l’arrestation du coupable, et tout le propos ultérieur visera à expliquer les raisons d’une telle abomination, à raconter l’histoire d’une fascination et à montrer un procès où la défense tentera d’éviter au coupable de passer sur la chaise électrique, instrument de la justice très prisé dans le Mississippi.

Tout au long du roman, Shelby Foote, raconte, montre en utilisant neuf voix plus ou moins proches de l’évènement tout en se gardant, en apparence, de prendre parti. Mais il est évident que le choix des participants de la polyphonie concourt à donner vie à sa pensée. Souvent comparé à William Faulkner, Foote montre ici beaucoup de similitudes avec “Louons les grands hommes” de James Agee, reportage des années 30 sur la misère des petits blancs en Alabama. On a vraiment l’impression, dès le départ, d’être dans la recension d’une histoire vraie, racontée par un Shelby Foote témoin de l’horreur. Si certaines voix révèlent les misères sociales de la honte du rêve blanc ricain, ces “poor white trash” du Sud, d’autres se concentrent sur les détails de l’affaire. Les témoignages de Beulah la victime, d’Eustis le coupable et de Kate son épouse soumise sont extrêmement difficiles, très forts en pathos et laissent souvent un sale goût dans la bouche. Évidemment, on voit aussi que l’obscurantisme, la misère intellectuelle sont parfaitement formatés, brillamment entretenus et développés, c’est un grand classique, par la connerie de la religion, pire ennemie de l’humanité.

Œuvre majeure sur le Sud c’est certain, “Tourbillon” n’offre, en revanche, absolument pas une lecture confortable et aura sûrement le pouvoir de bien plomber vos vacances si vous vous y engagez maintenant.

Clete.

LA CAVALE DE JAXIE CLACKTON de Tim Winton / La Noire Gallimard.

The Sepherd’s Hut

Traduction: Jean Esch

C’est quand il découvre son père mort sous son pickup que Jaxie décide de s’enfuir, pensant qu’il sera le coupable idéal, la haine qu’il voue à son père n’ayant d’égale que la force des poings de celui-ci quand il le tabasse. Pour éviter la police qu’il pense résolue à le mettre en cabane, il décide de s’aventurer dans le bush, à pied et mal équipé. C’est son calvaire dans un environnement hostile, entremêlé de souvenirs sur la maladie de sa mère, sur l’ignominie de son père et sur son histoire d’amour avec Lee, sa cousine qu’il envisage d’enlever pour une fuite ensemble, qui occupe une longue première partie qui se termine heureusement juste avant qu’apparaissent les premiers bâillements.

Le ton est bon, Jaxie sonne juste en ado en cavale mi racaille, mi coeur tendre mais on espère néanmoins que le roman ne va pas se résumer à un long monologue, à du nature writing australien. Heureusement, débarque un curé défroqué qui vit dans ce grand nulle part sans électricité et qui va mettre des étincelles à un récit qui devient alors passionnant. Le père Fintan MacGillis, prêtre irlandais se cache là depuis des années. De son propre aveu, il a fait des saloperies qui l’obligent à survivre seul dans le trou du cul du monde, mais le mystère demeurera sur ses délits ce qui ne manquera pas d’inquiéter un Jaxie, dans l’expectative. Comme lui-même ne veut rien dévoiler au prêtre de son drame, cette deuxième partie ressemble à un huis clos planté au cœur du bush, un étrange jeu du chat et de la souris.

Mais, pour le vieux fou comme pour Jaxie, le danger viendra d’une adversité imprévisible et chacun devra tenter de sauver sa peau. Ce sera l’heure des choix graves dans l’urgence, de ceux qui marquent une vie de façon indélébile et la troisième partie verra naître une émotion terrible, insoupçonnée.

Alors, peut-être que certains, après avoir lu le premier chapitre semblant annoncer une cavale folle en jeep avec moteurs hurlants et flingues dans la boîte à gants, resteront sur le bord de la route ou plantés dans le bush car ils se seront trompés de bouquin, de genre. On n’a pas affaire ici à un polar survolté, halluciné, suicidaire mais tout simplement à un très beau roman d’apprentissage, initiatique, éminemment anglo-saxon dans sa forme et son fond, très séduisant et émouvant par la beauté de ses deux personnages paumés en plein désert.

Clete.

SEPTEMBER SEPTEMBER de Shelby Foote / Gallimard La Noire

September September

Traduction : Jane Fillion (révisée par Marie-Caroline Aubert).

Depuis l’année dernière, l’édition française revient sur l’œuvre de l’américain Shelby Foote (1916-2005, originaire du Mississippi et qui a grandi et vécu dans divers Etats du Sud) soit en publiant des inédits (Shiloh, chroniqué sur le blog) ou en rééditant des romans comme L’amour en saison sèche ou, ici, Septembre en noir en blanc, sous son titre original, September September.

Le titre a son importance parce que l’histoire du kidnapping d’un enfant noir à Memphis par un trio de d’apprentis gangsters blancs se déroule pendant les journées du mois de septembre 1957. Tandis qu’un événement historique émeut et agite le pays (l’intervention de forces armées pour permettre l’intégration de lycéens noirs dans un établissement déségrégé à Little Rock, Arkansas, et s’opposer aux troubles racistes que cette intégration provoque), un drame se joue dans la ville fluviale du Tennessee voisin : deux hommes et une femme cherchent à capitaliser sur l’émoi et la tension dont l’épicentre est à Little Rock, pour faire payer une rançon à une famille de Noirs aisés en se faisant passer pour de dangereux suprémacistes. 

Il y a d’un côté Podjo Harris, joueur invétéré et stratège du trio, Rufus Hutton, le loser porté sur la volupté, et sa copine, l’aguicheuse Reeny Perdew. Le huis-clos que nécessite leur entreprise, ses avancées, leurs tempéraments aussi, vont peu à peu modifier le fragile équilibre de leur association. L’instinct maternel se réveille chez Reeny face à Teddy, l’enfant séquestré. Son attirance pour un autre homme grandit. La jalousie de Rufus, son inclination à faire le mauvais choix vont enclencher les mécanismes d’un désastre, que Podjo sentait venir. Pourtant, persuadé qu’il peut pour une fois lancer les dés avec succès, il s’avancera dans la partie jusqu’au bout. On peut aisément écrire que ce triangle de personnages, classique dans le roman noir, est habilement dépeint sur les plans humains (avec des détails crus) et psychologiques, habilement manipulé par l’auteur pour faire monter la tension jusqu’au dénouement, aussi retentissant que l’explosion du réservoir plein d’un véhicule accidenté.

Sur l’autre versant, les protagonistes sont les membres d’une famille noire, des bourgeois. Le drame mets à nu les ligaments du patriarcat qu’exerce le grand-père qui a réussi, Theo Wiggins, sur sa fille, Martha, son mari Eden Kinship et leurs enfants Teddy et Cinda. Leur mariage, arrangé au départ, repose sur des non-dits. La réussite de la famille elle-même n’éteint pas les sentiments de culpabilité et de frustration de ses membres. Mais c’est l’expérience du racisme, frontale cette fois, qui éprouve et déstabilise véritablement la famille. En arrière-plan national ainsi que dans le foyer des Kinship, ce sont les tensions ethniques et sociales passées et présentes du Sud qui sont ainsi exposées par l’auteur.

L’écriture précise et efficace de Shelby Foote trace le cadre urbain et l’atmosphère de Memphis, propulse les séquences d’action. Jouant aussi avec la technique des points de vue multiples, (comme Faulkner dans Tandis que j’agonise, duquel on l’a beaucoup rapproché) Shelby Foote  nous donne des aperçus des événements et des impressions par Podjo, Eben, Rufus, Reeny et Martha, qui s’insèrent plutôt bien dans le déroulé du drame, même si les voix et tons semblent parfois peu différer les uns des autres.

A la fois thriller abrasif et tragicomédie sur le thème du racisme, un roman accompli qui donne le meilleur de lui-même dans son registre noir. 

Paotrsaout


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