Traduction: Dominique Fortier
La violence de l’histoire américaine au XIXe siècle a servi d’à-plat paysager ou social pour une galerie de personnages, réels ou bien fictionnels, outlaws, braqueurs, tueurs à la carrière sanglante (et souvent brève), chasseurs d’hommes sans pitié. Les silhouettes entremêlées de Jesse James, de Billy the Kid, de John Welsey Hardin, de Josey Wales pourraient se dessiner facilement devant vous. C’est du côté de l’authentique chasseur de scalps John Glanton et de son supposé acolyte, le Juge Holden, au centre de l’incontournable roman Méridien de sang de Cormac McCarthy, qu’il faudrait se pencher pour donner une mesure de l’extraordinaire violence déchaînée par La Famille Winter, dans le premier ouvrage traduit du Canadien Clifford Jackman.
La « famille » Winter se constitue à la faveur de la guerre de Sécession. Un détachement d’éclaireurs maraudeurs, en pointe et déjà en marge, tandis que derrière eux les colonnes du général Sherman vont s’ébranler à travers la Géorgie. Cette situation est une aubaine pour certains de ces hommes. L’officier Quentin Ross, menteur pathologique, roublard, tueur psychopathe et sadique. Les frères Empire, stupides et cruels qui voient le Walhalla de pillages et de viols qui s’offre à eux. Dans un affrontement à l’arme à feu, ils sont redoutables. Pour d’autres, c’est une sorte de fatalité. Fred Johnson, l’esclave qui a le dos au mur ou la corde presque au cou, il a tué son maître à coups de hache. C’est une force de la nature et une intelligence. Bill Bread, le Cherokee rongé par l’alcool et la culpabilité, peut-être le bourgeon d’un sens moral. Jan Muller le soldat allemand enrôlé à peine débarqué en Amérique et qui obéit aux ordres de Ross, fussent-ils déjà louches. Au centre de cette sinistre association se tient l’insondable Augustus Winter, torturé par son père au nom de principes moraux et religieux. S’affranchir des règles est pathologique chez lui. Il va révéler un don surnaturel pour le meurtre. La famille Winter est l’histoire de son ascendant sur la sinistre fratrie, de sa volonté morbide de piétiner jusqu’au bout une morale qu’il juge hypocrite.
Pendant presque trente ans la famille va faire parler d’elle, tandis qu’elle s’élargit ou rétrécit sur le plan numéraire. Elle joue un rôle abject dans tous les épisodes de la fin de la guerre, de la reconstruction, de l’expansion urbaine et politique du Midwest, de la Frontière et de la disparition de celle-ci. Episodes qui sont parfois de simples ligaments narratifs. Tantôt stipendiée et utilisée en sous-main, tantôt pourchassée, tantôt au service de la « civilisation » américaine, tantôt s’opposant à elle. Le nombre de morts violentes qu’elle laisse dans son sillage est proprement ahurissant. Clifford Jackman tape dur, très dur. La sympathie ou l’affection pour les bad guys que d’aucuns pourraient ressentir est ici mise à rude épreuve. Ces mecs sont de vrais putains de tarés sanguinaires.
Encore que Clifford Jackman nous protège d’une partie de l’horreur. Des pires atrocités, nous avons un écho a posteriori, par des détails ou des dialogues. La cruauté de Winter, sa réputation justifiée, est inscrite dans le regard de ceux qu’il rencontre. Elle suffit bien souvent. Et l’écriture de Clifford Jackman privilégie l’action et dévie de toute velléité de flamboyance littéraire. Les violences, les sévices, les fusillades et les meurtres s’enchaînent à un rythme endiablé. On en oublie le décompte de la même manière qu’on oublie la quantité de projectiles balancés dans une production cinématographique américaine, disons moyenne. C’est leur accumulation qui peut-être pèse, au final.
Impardonnables et détestables, les membres de la famille Winter le sont. J’ai suivi une bonne part de leur effroyable parcours à califourchon sur une lame de rasoir, m’interrogeant sur le moment où je serais tranché en deux, d’écœurement ou de lassitude. J’ai tenu bon.
Déjà, parce que j’ai été intrigué puis séduit par la période « Chicago » de la famille, une des plus étonnantes dans leur parcours, et leur implication en tant que nervis, dans la campagne électorale de 1872, une réussite de reconstitution puante et bruyante de la jeune métropole, déjà corrompue jusqu’à l’os. Ensuite parce que, dans le cheminement d’Augustus Winter perce ici et là une interrogation, oui, philosophique. Augustus Winter est déterminé à outrepasser les règles et les normes, il force sa « famille » à le suivre sur un terrain effroyable. Il va peu à peu se rendre compte que cela ne le rend que temporairement à part. Il existe une force plus impitoyable encore que lui. Elle est en marche pour le broyer.
« Toutes les sociétés ont en leur cœur un mythe mobilisateur, un récit directeur, un prisme à travers quoi voir le monde, mais Augustus s’était cru différent. Il avait cru que lui seul parmi les hommes avait le courage d’affronter la vérité du monde, de vivre en accord avec les lois de la nature, de suivre les règles de la raison pure. Que lui seul avait vu la face de Dieu. Ce fut donc pour lui une double désillusion que de découvrir que cette croyance avait été son fantasme personnel. »
Advient le crépuscule de la famille Winter, en Oklahoma, à la toute fin du XIXe siècle. Au milieu des explosions de violence de son récit, l’auteur dessine une lucide dynamique sociale et historique.
« L’Ouest se refermait autour d’eux tandis que s’élevaient les clôtures, que les hordes de bétails envahissaient les plaines et que les Indiens disparaissaient. Les nouvelles se répandaient aussi vite que l’éclair par les fils du télégraphe. La Famille Winter se regroupa à nouveau ; c’est tout ce qu’elle pouvait faire face à la pression constante exercée par l’ennemi. Partout autour d’elle, la pressant de tous les côtés, les gens, les gens, les gens. »
Augustus Winter n’est pas Kurtz et le roman de Cliffton Jackman n’approche pas l’esthétique du film Apocalypse Now ni la force littéraire de Méridien de sang. Mais de sa gangue « explicite et graphique », comme diraient littéralement les Anglo-Saxons, pourrait émerger une pierre précieuse, du point de vue des premiers Sapiens Sapiens . En l’occurrence un silex, tranchant et capable de faire naître le feu. Mais tout le monde ne pourra pas le contempler ou s’en réchauffer, aussi Sapiens Sapiens soit-il.
Copieusement violent. Mais peut-être pas si gratuit. En tout cas, pas de la graine pour les petits serins.
Paotrsaout.
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