Traduction: Séverine Weiss

Il y a un trace rouge sur le sobre mais beau graphisme continental choisi par les Post-Editions (dont le catalogue comporte majoritairement jusqu’ici des essais) pour la couverture du premier roman de Ben Metcalf. Une trace rouge et un fer rouge. S’il y a bien une chose que Ben Metcalf, enfant, a cruellement ressenti, c’est l’installation de ses parents, à la fin des années 1970, dans le comté rural du Goochland, en Virginie, sur les rives du fleuve James. Mûs par l’idée d’un nécessaire et si américain « retour à la terre »  ou d’une si américaine « harmonieuse entente avec la nature » – dont nombre d’illustres personnages se sont faits à titre divers les chantres (Thomas Jefferson, Daniel Boone, Fenimore Cooper, Jean-Jacques Audubon, Ralph Waldo Emerson, Henry David Thoreau,Walt Whitman, John Muir… comme autant de manipulateurs désignés par l’auteur) les parents du jeune Ben achetèrent une propriété délabrée et s’essayèrent à vivre du produit de leurs récoltes et de leur élevage, payé principalement, selon Metcalf, par la sueur des trois enfants de la famille et les corrections infligées à ceux-ci par un père porté sur le châtiment physique, d’autant plus que sa progéniture ne partageait pas son projet exaltant. C’est au travers du prisme de l’expérience familiale, avec une rage froide et un certain humour que Ben Metcalf s’attaque à un mythe national, à savoir que la terre engendrerait naturellement le Bien et que la ville serait inéluctablement liée au Mal.

Car ne s’impose pas autre chose aux yeux du narrateur que l’inverse : cette terre de Virginie où il va devoir vivre et batailler jusqu’à sa majorité, distille dans tous ses habitants, humains et animaux, un venin, une corruption, une dégénérescence évidente. Les insectes sont voraces et pervers, les animaux de ferme suicidaires ou vicieux et les indigènes, Bon Dieu, sont de la plus triste engeance. Adolescents sadiques, adultes crétins, tous grossiers, déformés par leur religiosité suintante et le sentiment d’une prédestination divine (qui ne maîtrise qu’à peine une lubricité désordonnée), par leur bon sens à relents xénophobes, leur inclination pour la paresse intellectuelle et le mensonge frelaté, peuplent la contrée. On peut croire que cette espèce d’Américains n’est pas propre à l’unique territoire du Goochland mais qu’elle est bien présente dans de nombreux autres endroits du pays et constitue un groupe humain sur laquelle les stratèges électoraux ont su bâtir l’ascension de politiciens à la bêtise flamboyante, Donald Trump en étant le plus emblématique et récent exemple.

C’est aussi avec la figure du père que Ben Metcalf règle ses comptes. Un père pétri de bonnes intentions mais incapable de mener à bien son rêve  et d’assumer ce retour aux origines (il vient d’une famille rurale de l’Illinois), ce qui le plongera dans un désarroi profond. La volonté de faire de Ben, de son frère et de sa sœur, de vrais petits Américains de la campagne se heurta à la résistance passive des enfants, à leur doute fondamental, ce qui exacerbera le penchant du paternel à distribuer les corvées éreintantes et grotesques et les coups d’instruments divers destinés à amollir le cuir et forger le caractère. Adulte, l’auteur garde une dent particulière contre le pater familias.

Cet exercice de métafiction de haute volée enchaîne les courts chapitres dans lequel la prose foisonnante et kilométrique de l’auteur délaisse le déroulé temporel pour tamiser le grain des souvenirs et des réflexions rageuses. Et si les respirations sont bienvenues dans ce réquisitoire dru et drolatique, il est rare ces derniers temps de lire un texte d’une éloquence aussi précise, ciblée et violente.

« … A peine avais-je pris place dans un bus scolaire du Goochland que je fus rossé jusqu’à pleurer et crier de rage par un adolescent qui, avec de grands yeux inquiets, se mit à hurler « C’est fini, le temps de l’esclavage ! C’est fini, le temps de l’esclavage ! », refrain dont je me souviens aussi nettement que de ma confusion quant au sens de ce propos, et au type d’action que j’avais bien pu commettre pour encourager soit cet énoncé, soit cette volée de coups. Des passagers moins violents, de véritables saints à mes yeux, me libérèrent de ces poings, me firent remonter sur le vinyle d’un vert terne sur lequel j’avais inutilement cherché refuge, et me poussèrent vers le fond du véhicule, en direction des visages pareillement amusés d’enfants qui me ressemblaient davantage. (…) Je dénichai une place dans le fond près de mon frère, dont la taille et l’aptitude à la violence auraient pu garantir la protection si le choc qu’avait constitué notre installation à la campagne ne l’avait rendu impassible et généralement mutique jusqu’à la puberté, à cet instant encore aussi étrangère à ses yeux que les sapins de sinistre présage qui défilaient de gauche à droite derrière la vitre crasseuse de ce qu’il avait compris, de manière instinctive, n’être rien d’autre qu’un wagon à  bestiaux. »

De l’art oratoire aussi aiguisé et dangereux qu’un instrument aratoire pour son utilisateur traditionnel : l’Américain moyen de la campagne.

Paotrsaout