Traduction: Laura Derajinski

Quand on ouvre un roman de David Vann, on sait forcément qu’on ne s’embarque pas dans une gentille petite promenade de santé. On se prépare au choc, au chaos, à l’atmosphère pesante, à ce sentiment de claustrophobie magnifique qui hante toute son œuvre. Komodo ne fait pas exception à la règle. Voilà donc un nouveau coup de poing aux tripes signé David Vann.

L’auteur quitte cette fois le sol américain, les paysages enneigés de l’Alaska et les forêts californiennes, pour mettre le cap sur l’Indonésie. Direction l’île de Komodo, ses panoramas idylliques de carte postale, ses eaux limpides où abondent une faune et une flore exotiques. Sous la surface de l’océan, « tout est si fragile, sur le point de se briser, mais rien n’est encore abîmé, la visibilité est infinie, un univers immaculé. » 

Sauf qu’on est dans un David Vann, il n’y a donc que le paysage qui est paradisiaque. Changement de décor pour explorer – et exploser – la thématique des liens familiaux.

Roy, la cinquantaine, est un auteur en mal d’inspiration, divorcé, un peu à la dérive, venu s’échouer sur le sable indonésien où il passe son diplôme d’instructeur de plongée sous-marine. Il invite sa mère et sa sœur, Tracy, à le rejoindre pour une semaine de vacances, de repos, de retrouvailles, de sorties en mer.

C’est Tracy qui prend les rênes de la narration, dans Komodo. Tracy, la quarantaine, impitoyable, sans filtres, toute en piques et en vannes, un ouragan de femme. En proie à la désillusion, à la fureur, elle mène une vie en contradiction totale avec ses rêves de jeunesse : mère de deux jumeaux infernaux de cinq ans (têtes à claques en puissance) qui la dévorent presque littéralement, mariée à un homme narcissique qui la délaisse, une carrière de biologiste marine avortée pour s’occuper pleinement de ses mômes et de la maison, un corps qu’elle ne reconnaît plus après la grossesse. Et cette maternité vécue comme une prison, quand Tracy l’imaginait source d’épanouissement. « Personne ne vous prévient de ce que cela signifie, de devenir mère. Une connivence entre toutes les mères, la vôtre incluse, jusqu’à ce que les enfants arrivent, et même à ce moment-là, la compassion semble lointaine. […] C’est le confinement et la constance des besoins. Pas même cinq minutes de temps libre quand je suis avec eux, depuis des années. Maman. L’appel incessant. » Alors quelques jours de vacances ne peuvent que lui être salutaires. Mais ces journées passées en compagnie d’un frère insupportable, ce fils prodigue que leur mère semble toujours favoriser, vont prendre très rapidement un tournant infernal.

Le lecteur est balloté dans les tempêtes intérieures d’une femme submergée par la colère, prise au piège de ses frustrations, rongée par la rage et la rancœur, au bord de l’implosion. Et Tracy n’a pas l’intention de couler seule dans les eaux merveilleuses de Komodo : si elle doit toucher le fond, elle compte bien emporter d’autres personnes avec elle. Elle est à l’image de cette mer indonésienne, son eau « si sombre, […] la surface calme et mensongère cachant le courant en contrebas. »

Entre scènes sous-marines d’une époustouflante beauté, joutes verbales teintées d’un humour grinçant, et pugilats familiaux d’une violence croissante, David Vann tisse ici une tragédie moderne où les personnages sont les artisans de leur propre malheur. Le lecteur est témoin impuissant de leur lente noyade.

« Notre petite cellule familiale qui voudrait tout soigner, quand les blessures elles-mêmes auraient pu être évitées. Rien de tout ceci n’aurait dû arriver. La misère de nos vies est inventée. Nous n’avons pas grandi en zone de guerre ni dans un pays pauvre comme l’Indonésie, alors nous avons dû créer nos propres problèmes. […] Nous sommes trop crétins. Ce voyage censé nous rapprocher tous les trois me pousse à croire qu’on ferait mieux de se noyer. »

Vann maîtrise à la perfection l’art de nous maintenir la tête sous l’eau, on traverse ce roman en apnée, secoués dans les remous d’une tension palpable. Il est le grand dynamiteur des liens familiaux et dans Komodo, il dégomme tout sur son passage avec une efficacité redoutable : le couple, la filiation, la liberté, les rêves, la maternité. En donnant ainsi la parole à Tracy – la fureur incarnée – il réalise un nouveau tour de force brillant, incisif, sensible et terrifiant. À chaque page de ce roman hypnotique et sublime, on s’enfonce plus profond encore, à bout de souffle, dans les abysses insondables et les courants périlleux de l’esprit humain où tournoient pêle-mêle la haine, l’amour, la culpabilité et la colère.

Julia.