Mon père n’esquissa pas un mouvement. Toujours à table, à sa place, il dominait la situation. Je me demandai alors ce qui avait bien pu arriver à cet homme. De quelle façon il avait pu se laisser envahir par le froid, la haine. Comment avait-il pu soumettre sa famille, battre son fils, le réduire peu à peu, inexorablement ? Je me demandai, oui, ce qui avait bien pu lui arriver. Ce qui nous advient à tous, nous submerge, nous durcit. Parfois nous transforme en bourreaux, prédateurs, âmes souillées, affaiblies pour longtemps. Quel est cet élan qui nous pousse à nous fouler ainsi aux pieds ? À lacérer ceux que nous aimons le plus ?
Je n’aime pas les titres à rallonge, ici j’ai tort, car celui-ci, Je suis le fils de ma peine, convient parfaitement au texte. Vincent cherche douloureusement l’origine de la violence enfouie au fond de lui-même. Il se sonde, et par là remonte dans le temps, vers son père et ce qu’il a subi avec. En même temps, il cherche des meurtriers, des tueurs au sang froid. Il est officier de police, dur avec les autres comme avec lui-même.
Il veut comprendre et trouver.
Coincé entre deux mondes peu accommodants l’un envers l’autre, la seconde génération immigrée d’Algérie d’un côté, de l’autre la police et son grade de capitaine ; il est un combattant dans la société, il cherche le salut des innocents, des vulnérables, les protéger de la violence et de la misère sociale. Ce n’est plus un rebelle ni un révolté, il est écœuré et le dit au travers des pages incendiaires de Thomas Sands. Il rejette son entourage, son épouse, ses enfants, trouve refuge au plus profond de lui-même pour tenter de ne pas reproduire cette méchanceté ; tellement rongé par la honte qu’il éprouve une forme de claustrophobie à l’égard de son propre corps.
Vincent est comme l’image rouge de la superbe couverture : on ne sait trop s’il s’agit d’une grenade ou d’un visage brisé.
La scène originelle de la colère familiale résonne avec l’actualité de 1986, Vincent a six ans alors qu’un homme meurt sous les coups des policiers derrière une porte cochère. Thomas Sands ne nous épargne rien pendant ce roman, certains chapitres sonts rudes, éprouvants, mais, et c’est une des forces du livre, son écriture est magnétique au point qu’il est difficile de poser Je suis le fils de ma peine. Il y a des phrases qui m’ont fendu l’âme, les rappels du passé n’ont rien d’agréable. Des pages entières sont comme des séries de coups de poings, ne vous attendez pas à une quelconque douceur, il n’y en a pas ou si peu ; Vincent est parfois désarmant, furtivement. Mais pour ça il faudra bien lire le roman dans toute son ampleur.
L’ombre de la guerre d’Algérie et de l’histoire de l’immigration algérienne depuis les années 60 jusqu’à aujourd’hui en passant par les usines de Flins et de Poissy plane lourdement sur le roman, ce n’est bien sûr pas la première fois que la fiction s’empare de cette période. Elle est ici insérée au cœur de l’histoire familiale de Vincent et de ses parents par les récits du père et par les extraits de carnets de terrain d’un réalisme parfois difficile à soutenir écrits par un jeune photographe engagé chez les parachutistes.
Je suis le fils de ma peine c’est également une critique en règle des pouvoirs législatif et exécutif gérants de la France sous covid, un tableau désespéré du métier de flic aujourd’hui, un portrait de Paris encore moins désirable que chez Marc Villard, et tant d’autres choses encore.
Le matériel fourni par l’administration est en carafe depuis des mois. Ne sera pas réparé, encore moins remplacé. Plus de crédits, plus de pognon. Même pas assez pour payer l’essence des bagnoles de service — pour cela aussi on se côtise. On nous envoie à la guerre armé de petites cuillères. Voilà ce que disent mes flics. Nos armes de service, c’est pour se flinguer finalement. Deux mecs, un gardien, un lieutenant, se sont collés une balle le mois dernier. C’est moi qui ai reconnu les corps à la morgue. Annoncé la nouvelle à l’épouse de l’un, la copine de l’autre. Elles n’avaient même pas l’air étonnées. Plutôt soulagées, au fond.
L’écriture est violente, abrasive, pleine d’aspérités. Aussi dure qu’une scène de crime. Elle consume les pages et la lecture et donne un goût de cendres. Les phrases giflent, entaillent, arrachent. Le choix des citations est compliqué, pourquoi ce passage plus qu’un autre ? Il faudrait tout citer, alors pour simplifier : colletez-vous à Je suis le fils de ma peine. Le polar et le roman noir français ont bien des ténors, Dominique Manotti ou Pascal Dessaint entre autres, désormais il faudra faire avec Thomas Sands car il est dorénavant un auteur qui compte.
NicoTag
L’écriture de Thomas Sands a souvent de puissants élans de colère, après un tel déferlement il fait bon plonger dans le premier album de Thee Sacred Soul.
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