Bon, quand on fait l’inventaire, 2021, dans la vie comme en littérature, c’était loin d’être génial même si le pire est peut-être encore à venir. Bref, au niveau polars et littérature noire de manière plus générale, de la quantité pour rattraper 2020, première année de gouvernance du COVID, mais du coup quelques foutages de gueule et certainement beaucoup de bouquins restés dans l’ombre, noyés dans la masse.
Néanmoins la qualité était parfois au rendez-vous et ces dix romans en provenance de Belgique, Irlande, Pologne, Espagne, USA, Australie et France, ces dix coups de cœur, ces bons coups de latte le démontrent haut la main. Chronologiquement…
« Et petit à petit, à l’effarement et à l’irritation provoqués par les agissements barges des gamines succède une autre lecture, celle du mal être, de l’abandon, de la difficulté de la création de la personnalité quand on n’a aucun modèle autre que ceux proposés par les réseaux sociaux ou MTV, les affres et le drame des gamins abandonnés à leurs peurs. »
« Rejoignant parfois “Pukhtu” de DOA dans sa réflexion sur la guerre et sur les hommes et les femmes qui la vivent et la subissent, “ Une guerre sans fin” est un putain de grand roman.«
« Sean Duffy, un peu intello, un peu alcoolo, un peu toxico et néanmoins peu chargé des poncifs traditionnels et finalement assez irritants des policiers de papier est un personnage en tous points réussi et c’est bien volontiers qu’on le suit dans cette nouvelle enquête. »
« Les habitués de Cercas seront en terrain connu avec la continuité des thèmes majeurs de son œuvre: la justice, la vengeance, le pardon, la guerre d’Espagne. On retrouve tout cela au service d’un roman noir et le résultat est très emballant. »
« Toute l’oeuvre de Sallis explore le grand thème de la solitude des êtres, leur cruelle confrontation solitaire à des situations qui les dépassent. Si le propos est lourdement triste, méchamment mélancolique, on voit néanmoins le malin plaisir que prend Sallis à nous égarer, à nous aveugler, à nous renseigner, à nous interroger, à nous faire hésiter. «
“Une cathédrale à soi”, tout en étant très classique des polars de Burke, ouvre vers un univers hanté, habité et montre que l’auteur peut encore beaucoup surprendre. »
Clete.
Et puis le retour inespéré d’Arab Strap avec « As Days Get Dark », parfait reflet de l’époque.
“Surnommée « Mignonne », ce qui ne lui va pas comme un gant, Sarah Jane Pullman a déjà trop vécu pour son jeune âge : famille dysfonctionnelle, fugue à l’adolescence, crimes, petits boulots dans des fast-food… on se demande comment elle parvient à redresser la barre. Elle y arrive et, à sa grande surprise, est engagée comme agent au poste de police de la petite ville de Farr. Lorsque le shérif titulaire disparaît, c’est elle qui prend sa place. Mais Sarah Jane ne se satisfait pas de la situation. Cet homme, Cal, était son mentor, son appui, et elle ne peut accepter qu’il se soit évanoui dans la nature. Elle va découvrir des choses qu’elle ne soupçonnait pas…”
James Sallis est un très grand auteur dont les romans ne se laissent pas facilement apprivoiser malgré ou peut-être à cause des ancrages dans le texte : leur forme, leur fond, leur moment d’apparition, leur subjectivité, des paroles, des répliques, des indices et des pensées qui ne sont plus vraiment celles des personnages mais de Sallis lui-même phagocytant sa propre intrigue partiellement policière pour interroger le lecteur, l’amener à réfléchir à une vérité que, pas plus que les personnages, il n’atteindra finalement jamais. Alors, une fois de plus, et autant vous prévenir, certains ne passeront pas la page cinquante tandis que d’autres se délecteront avec dévotion du discours, de la méthode, des indices, de l’histoire et de son dénouement.
Si Sarah Jane peut paraître en ligne directe du précédent Willnot, il se distingue néanmoins par la présence, pour la première fois de sa carrière, d’une héroïne féminine. Ce nouveau challenge novateur souffre néanmoins de certains manques pour nous permettre de croire au vécu et à l’histoire d’une femme tels que l’on peut se plaire à les imaginer. Par contre, exploitant le même thème des disparitions pour le pousser vers une universalité, Sallis montre l’incompréhension, le chagrin ou la colère causée par l’absence soudaine et sans explication, par la maladie, le suicide, la mort subite, la fuite ou le crime non résolu. Incluant ses propres interrogations existentielles, sublimées par son écriture magique paraissant foutraque alors qu’elle est le résultat de choix littéraires totalement assumés, elle place le lecteur dans le même état d’incertitude que les personnages.
Toute l’œuvre de James Sallis explore le grand thème de la solitude des êtres, leur cruelle confrontation solitaire à des situations qui les dépassent. Si le propos est lourdement triste, méchamment mélancolique, on voit néanmoins le malin plaisir que prend Sallis à nous égarer, à nous aveugler, à nous renseigner, à nous interroger, à nous faire hésiter. L’intrigue policière, résoudre l’énigme de la disparition de Cal, une fois de plus et même si elle est l’objectif final, n’a pas grand intérêt. Une petite nouvelle sympathique aurait suffi si elle n’était pas animée par la maestria d’un auteur au zénith, roi de l’ellipse, du non-dit.
“La part de non-dit laissant, comme toujours, une traînée de feu dans son sillage.”
Sarah Jane se découpe en deux parties. L’une raconte l’enfance et la jeunesse de l’héroïne tandis que la seconde montre la banalité, l’ordinaire de la vie d’un flic de campagne. Si la première partie me semble la plus aboutie et la plus propice à d’énormes maux de tête suite aux suggestions de réflexion proposées par Sallis ou par le voile laissé sur certains pans du tableau, la seconde a le mérite de rattacher le roman, et même si c’est de très loin, au monde du polar mais à peu près à l’identique de Willnot dont il est très proche tout en allant encore plus loin dans la réflexion.
“Chaque roman, chaque poème, est la même histoire unique qu’on raconte encore et encore. Comment on essaie tous de devenir véritablement humains, sans jamais y parvenir.”
Et s’il fallait résumer Sarah Jane et l’ensemble de l’œuvre de James Sallis, nul doute que ses propres propos seraient : « Dans la vie, tout se résume à errer pour trouver une direction, a-t-il dit. Tout ce qu’on fait. Plus on erre, plus la direction se précise.”
En décembre 2014, un petit message sur sa page Facebook m’avait permis de joindre Jim et de réaliser un petit entretien avec lui pour le site Unwalkers. “Le tueur se meurt”, récompensé par le grand prix de la littérature policière était sorti depuis un an et il faudra attendre encore 5 années avant de relire Sallis en France. L’ homme est extrèmement précis, méticuleux et l’enteprise fut llongue, celui-ci reprenant parfois une traduction qui ne lui convenait pas forcément ou complètement. C’est cette précision dans une réelle économie de mots que l’on voit souvent dans ses romans qu’on entrevoit parfois ici. Quand “Willnot, espéré en 2018 est arrivé en ce début d’année, Jim m’avait donné son accord pour un nouveau entretien.
“Absolutely, and thank you for asking. Send along some questions whenever you wish and I’ll respond as time allows. There are terrible weights pressing down on us here in the States these days, but some of us manage to get the work done nonetheless.”
Las, Willnot est un roman extraordinaire mais je n’ai pas eu ou su trouver le temps pour faire parler l’auteur de l’ Amérique telle qu’il la voit et la ressent actuellement et de la manière dont elle apparaît dans WILLNOT. Partie remise, j’espère.
Jim Sallis est présent au “Quai du Polar” ce weekend. J’ose espérer que de nouveaux entretiens, plus actuels, verront ainsi le jour. Puisse cet entretien vous permettre d’aller rencontrer le grand maître. Son intelligence, sa profondeur, son humanité, tout comme chez Ron Rash, vous seront certainement salutaires dans la cacophonie du grand cirque lyonnais.
Il y a les auteurs qu’on aime lire, retrouver comme des amis et il y a les écrivains, la minorité, des personnes qui vous chavirent en vous racontant les histoires que vous rêviez de lire, de vivre ou d’écrire, qui ont une sensibilité, une intelligence supérieures à la moyenne et qui créent des univers parfois obtus pour le novice, des écrivains qu’il faut décrypter tant la compréhension de leur pensée complexe se mérite et James Sallis fait, pour moi, partie de ces gens extraordinaires et je suis vraiment heureux de partager avec vous ce moment avec un homme hors du commun ayant accédé à la notoriété en France par le grand prix de la littérature policière 2013 avec « le tueur se meurt » et par l’adaptation cinéma de son roman « Drive ». Bien plus francophone que je suis anglophone, James Sallis a reçu les questions en français. Les réponses ont été traduites avec talent par Morgane.
Auteur de romans noirs n’est qu’une infime partie de votre carte de visite dans le domaine littéraire comme dans votre activité d’adulte. Plutôt que de se contenter de la version Wikipédia, accepteriez-vous de nous parler de votre itinéraire, de vos réussites, de vos périodes de fierté ?
Mes premières ambitions tendaient largement vers la science-fiction et la poésie – c’est dans ces deux genres que j’ai commencé à publier, de la poésie dans des magazines littéraires, de la science-fiction dans New Worlds et dans Orbit,l’anthologie de Damon Knight, à peu près en même temps.
On retrouve ces influences dans tout ce que j’écris, la poésie dans mon approche structurelle du langage, la science-fiction dans ma vision du monde, ces mondes multiples à quelques pas de distance à gauche ou à droite de celui qu’on peut voir. Mon livre le plus récent s’intitule : Black Night’s Gonna Catch Me Here : New and Selected Poems, une sélection de poèmes inédits publiée par New Rivers Press.
Sur un peu plus de cinquante ans, j’ai publié près d’une centaine de nouvelles dans des magazines ou des anthologies littéraires, de policiers et de science-fiction, des centaines de poèmes et des milliers de pages de critiques, de théorie et de préfaces, trois livres de musicologie, une biographie de Chester Himes, une traduction de Saint Glinglin de Queneau et seize romans. A l’évidence, je n’ai jamais décidé ce que je voulais devenir quand je serai grand.
Qu’est ce qui fait qu’un jour on décide d’écrire ? Avez-vous d’abord écrit uniquement pour vous avant de passer à l’édition ? Etait-ce dès le départ une passion pour l’écriture, une nécessité, une évidence ou un simple loisir ?
Vers l’âge de quatorze ans, j’ai compris que l’écriture serait une grande partie de ma vie. C’est comme ça qu’on fiche en l’air sa jeunesse.
De la même façon, pourquoi avez choisi un jour de vous consacrer exclusivement à la littérature noire, si cette exclusivité existe réellement ? Qu’est-ce qui vous plaisait dans le cadre roman policier ?
Comme indiqué ci devant, les romans policiers ne forment qu’une fraction de ce que j’écris et ai écrit. (J’évite le terme « noir » qui , comme « jazz, » a été vidé de toute signification) Mais l’intrigue policière me paraît un modèle de notre façon de vivre, en quête de sens dans nos vies disparates, et le roman policier est à mon sens le roman urbain par excellence, qui décrit précisement ce que les villes et les nombreux conforts de la civilisation ont fait de nous.
Lew Griffin, votre premier héros, très attachant et atypique détective noir déambulant dans les rues de la Nouvelle Orleans pendant six volumes, est-il un hommage à Chester Himes dont vous êtes un grand admirateur et aussi l’auteur d’une biographie ? Y a-t-il une part importante de vous dans les héros que vous avez créés.
En partie, oui, bien sûr : nous sommes tous prisonniers de notre propre tête, dans notre façon de voir le monde, et on ne peut pas en sortir. Mais l’art, c’est précisément une tentative d’évasion.
Qu’est-ce qui fait qu’un jour, vous décidez d’arrêter le personnage de Lew qui pourtant continuait à nous charmer ?
L’aventure de Lew a commencé comme une simple nouvelle (la première partie du Faucheux), puis c’est devenu un roman, un seul roman, ou c’est ce que je pensais. Mais le personnage ne me quittait plus ; je voulais en savoir plus sur lui. Alors j’ai écrit un autre roman, puis un autre. Quand j’en suis arrivé au cinquième, je savais que j’en avais un de plus et l’histoire serait terminée. En un sens, le cycle de Lew Griffin est peut-être la seule série en six volumes avec une fin surprenante. On pourrait aussi considérer qu’il s’agit d’un long roman.
Vous aviez dit, à l’époque, qu’il n’y aurait pas d’autres personnages récurrents dans la suite de votre œuvre ? Comment s’est donc opérée la naissance de John Turner ex-flic et ex-détenu venu se retirer au fin fond du Tennessee ? Qu’est ce qui fait que l’on passe de la Louisiane urbaine au Tennessee rural ?
J’ai grandi dans le Sud rural ; j’ai toujours voulu écrire sur cette région. Mais je n’ai pas trouvé de bon récipientavant de visualiser la première scène du roman avec Turner : un homme debout dans les bois qui entend une voiture approcher. Le reste du roman s’est construit en répondant à quelques questions : qui est cet homme ? Pourquoi est-il là ? Où est-il ? Encore une fois, je n’avais prévu qu’un seul roman, mais le personnage ne voulait pas s’arrêter. Il restait d’autres questions.
Avez-vous aimé le film « Drive » ? Ryan Gosling était-il le bon acteur pour interpréter le héros ? Quand, par la suite, vous avez écrit l’impeccable suite « driven » avez-vous été parasité par l’image de Gosling interprétant un personnage finalement assez éloigné du héros du roman ?
Pour autant que j’admire le travail de tous sur le film, Ryan, Nic, Hoss Amini, chacun des acteurs dans le film, je n’ai jamais eu consciemment l’idée d’instiller le film dans le second roman. Ce film est un bijou et Ryan étincelle dans ce rôle.
Retrouvera-t-on un jour « le conducteur » ?
Quand mon agent m’a demandé si j’accepterais d’écrire une suite, j’ai répondu : « Pas question. » Puis j’ai raccroché, je suis retourné à mon bureau et j’ai tapé le titre Driven ainsi que les deux premières pages. Je n’ai pas l’intention d’y revenir. Mais de même, je n’en avais ni avec Lew ni avec Turner.
J’ai été époustouflé par « la mort aura tes yeux » récemment ressorti en France par Folio de Gallimard. Est-ce pour vous un roman d’espionnage tel qu’il est présenté par les éditeurs ou une nouvelle preuve de votre art pour prendre un genre et de vous en servir à votre guise pour raconter bien d’autres propos étrangers au cadre originel ?
J’ai tendance à utiliser des formes standard, le roman policier, le roman d’espionnage, pour les structures internes qu’elles offrent, pour mieux en soulever la surfaceet aller voir ce qu’il y a en dessous.
Vous avez écrit une belle introduction pour « le petit bleu de la côte ouest » de Manchette pour le marché américain que l’on retrouve sur la sortie du bouquin chez Folio et où vous expliquez pourquoi vous aimez Manchette et il apparaît, après réflexion, que la série de « Drive » est assez proche, dans le style, des romans du Français qui était connu aussi pour son engagement politique à gauche. Existe-t-il de tels auteurs de noir engagés aux USA ?
Tout à fait. Des auteurs noirs, des auteurs blancs, des auteurs américains d’origine asiatique, des auteurs hispaniques, des auteurs amérindiens,…L’histoire de la gauche américaine est étrange, extrêmement différente de la vôtre et bizarrement entremêlée à l’anti-intellectualisme américain et à notre autoportrait en cowboy, mais ne doutez pas que son esprit nous hante encore, de Hammett à Stephen Greenleaf, à George Pelecanos ou moi-même.
« Le tueur se meurt » raconte des solitudes urbaines, des absences comme la série à la Nouvelle Orléans, pensez-vous que notre existence n’est finalement que solitaire, est-ce votre philosophie de la vie ?
Ce n’est pas une philosophie ; c’est une observation.
Vous racontez surtout des histoires d’hommes où les femmes brillent par le poids de leur absence ou de leur perte ? Ecrirez-vous un jour un roman avec une grande héroïne ?
Others of My Kind, qui n’a malheureusement pas été publié en France, a comme personnage principal Jenny Rowan, une femme qui a été enlevée quand elle était enfant et gardée emprisonnée dans un coffre en bois caché sous le lit de son kidnappeur. Ce n’est que l’histoire de fond. Le récit raconte ce qu’elle a fait de sa vie. C’est peut-être mon personnage préféré, et ce roman contient les meilleurs passages que j’ai écrits.
Il y a beaucoup d’histoires ordinaires d’animaux, d’oiseaux surtout, qui peuplent certaines fins de chapitres de vos romans ? Ce n’est pas une question primordiale mais cela m’a toujours intrigué, pourquoi ces fantaisies animalières ?
C’est peut-être tout simplement parce que j’aime les animaux. Peut-être parce que j’ai l’impression que nous devons nous rappeler que ce monde ne nous appartient pas. Peut-être parce que je travaille près de portes vitrées, je passe beaucoup de temps à regarder dehors.
Vous avez traduit Queneau pour les Américains, vous parlez notre langue, aimez Manchette, votre francophilie n’est plus à démontrer mais qu’est-ce que le France pour vous, actuellement, vue des USA ?
La découverte de la littérature française moderne et contemporaine, alors que je vivais à Londres et travaillais comme éditeur au magazine de Mike Moorcock New Worlds, m’a littéralement ouvert le monde ; son influence et l’éventail des possibles qu’elle m’a donnée s’étendent sur l’ensemble de mon écriture, depuis la poésie jusqu’à la fiction en passant par la théorie.
Le nouveau théâtre de vos romans est maintenant l’Arizona, autre état du Sud, vous considérez-vous comme un écrivain du Sud et que signifie cette appellation, quels sont les auteurs actuels que vous aimez ?
L’Arizona est un univers assez différent : le Sud-ouest des Etats-Unis. Un pays de cowboy, avec une petite pincée de Californie. J’y ai vécu pendant des années avant de me sentir capable d’écrire sur le sujet. Concernant les auteurs, il faudrait que vous jetiez un coup d’oeil à ma bibliothèque. Dernièrement, je passe mon temps à dévorer des nouvelles : Hilary Mantel, Kij Johnson, Dan Chaon, Otessa Moshfegh… Et de la poésie, avec mon troisième volume, à paraître en mars, qui comprend des poèmes depuis que j’ai commencé à en écrire, de 1968 jusqu’à maintenant.
Vous êtes un mélomane averti, quelle musique, quel genre, conviennent le mieux à la lecture des romans de Sallis ?
Un peu de tout – ce que j’écoute. Les livres avec Lew Griffin semblent imprégnés de blues, la série des Turner avec de l’old-time musicdes montagnes, mais tout dérive du récit. J’ai une éducation classique, je reviens par défaut au blues quand je joue en solo, avec mon groupe on joue de l’old-time, de la country traditionnelle, du calypso, du cajun, du bluegrass, du blues, du swing et du jazz précoce – tout ce que j’écoute.
Entretien réalisé pendant la première quinzaine de décembre 2014. Reprise en mars 2019.
Jim Sallis est un grand de littérature américaine. Son roman “Drive” a inspiré très librement le film pyrotechnique clinquant de même nom. Son oeuvre est très diversifiée, se situant aux limites du polar, se servant d’une trame policière, noire pour écrire des romans surtout existentiels et explorant la psyché complexe de ses personnages.
Ne vous trompez pas de genre, Sallis utilise bien certaines formes du roman policier mais c’est aussi pour écrire des romans qui, les années passant, s’éloignent de plus en plus du polar pour aller vers un Noir beaucoup plus universel et en même temps très intime. Par le passé, que ce soit avec la brillante série Lew Griffin dans la chaleur de la Nouvelle Orléans ou avec les romans de la série John Turner plantés dans le Tennessee rural dont le décor a dû particulièrement éclairer ce spécialiste de la musique traditionnelle américaine, Sallis met toujours en scène des héros solitaires particulièrement tourmentés et ce sont ces tourments qui entretiennent un suspense souvent terrifiant par leurs non-dits, leurs interrogations, leurs points de suspension. Lire Sallis n’est jamais de tout repos. Les interrogations du héros viennent souvent frapper de plein fouet le lecteur, le plongeant parfois dans un désarroi solidaire. Ces personnages, y compris celui de “Drive” sont finement, expertement dessinés et s’avèrent de grands témoins de la comédie, de la tragédie humaine.
Son dernier roman paru en France en 2013,“Le tueur se meurt” avait obtenu le grand prix de la littérature policière et “Willnot” est dans la même lignée, décrivant la solitude, les solitudes, l’isolement voulu ou subi non plus dans le cadre de la grande ville de Phoenix en Arizona comme en 2013 mais dans l’intimité d’une petite ville ne possédant même pas un Walmart, le temps qui passe…
Et c’est dans ce symbole d’un immobilisme patent et constant de l’ Arizona profond que Sallis commence son roman avec un incipit insidieux, faussement détaché qui vous impose d’entrée, d’emblée ses cauchemars.
“ Nous découvrîmes les cadavres à trois kilomètres de la ville, près de l’ancienne carrière de gravier.”
Le roman est lancé mais pas le thriller que vous pourriez imaginer, la découverte d’un charnier contenant les ossements de plusieurs personnes à la périphérie de la ville n’étant qu’un MacGuffin cher à Hitchcock, propice par son écho dramatique et macabre à développer l’histoire de Lamar Hale, médecin à Willnot, d’effectuer une photographie douloureuse d’une population à l’arrêt, momifiée par le présent, terrifiée par l’avenir, apeurée par l’absence, torturée par les remords, des choix passé non faits.
“Certains conditionnels ont de quoi vous démolir”.
Tout cela contribue à créer un roman, une nouvelle fois, très sombre, à l’intrigue policière fine mais relevée par la réapparition d’un vétéran de la guerre en Irak porté disparu. James Sallis parsème ces péripéties de réflexion sur la littérature et l’écriture citant Dostoïevski, Kierkegaard, Hemingway, “masse et puissance “ d’Elias Canetti et … Westlake tout en revenant abondamment à ses premières amours: la SF. En si peu de pages et même si ce n’est pas un exploit pour lui, c’est du grand art, pessimiste à faire mal mais brillant.
“Ce qu’on vit, poursuivit-il, n’a pas grand chose à voir avec ce qu’on nous serine à longueur de temps, qu’il y a toujours moyen de “s’en sortir”. C’est faux, et quand on veut s’en sortir, on se retrouve face à une gamelle vide”.
Et comme à l’accoutumée, les oiseaux que remarque James Sallis à sa fenêtre quand il écrit, viennent, fugitivement et éphémèrement, se poser dans le roman.
« La mort viendra et elle aura tes yeux – cette mort qui est notre compagne du matin jusqu’au soir, sans sommeil, sourde, comme un vieux remords ou un vice absurde. Tes yeux seront une vaine parole, un cri réprimé, un silence. »
Cesare Pavese
Traduction : Elisabeth Guinsbourg.
Comme Woodrell et Burke, Sallis fait partie des auteurs dont j’adore tout ce qu’ils font et donc on peut très bien relativiser mes emportements à chaque chronique que je consacre à ces quatre grands auteurs de polars américains contemporains. Et celui-ci ne fera pas exception car c’ est un putain de chef d’œuvre. Egal de « le condor » de Stig Holmås chroniqué il y a peu, il regorge des mêmes qualités tant dans la forme poétique que sur le fond. Alors, comme « le condor », ce roman s’adresse à un certain lectorat, sans faire d’élitisme. On peut être obtus à ce genre de romans où l’introspection est privilégiée à une action qui existe néanmoins, une tension bien réelle à qui veut rentrer dans la prose. Si vous n’avez pas aimé « le condor », vous ne serez pas plus convaincu. Si vous n’avez pas vu l’intrigue dans « le condor » comme certains neuneus qui feraient bien de lire autre chose plutôt que de vouloir faire comme les autres et ensuite faire beaucoup de mal à des joyaux en écrivant des propos bien tristes, vous pouvez laisser tomber. Mais si William Malcolm Openshaw le héros de Stig Holmås vous a surpris, secoué, l’histoire de David va vous envoûter, vous ébranler au moins autant.
« Aujourd’hui, il se fait appeler David et commence à connaître un certain succès comme sculpteur. Autrefois, au temps de la guerre froide, sous un autre nom, il était l’un des meilleurs espions américains… Une nuit, il reçoit un coup de téléphone : l’un de ses anciens collègues aurait perdu les pédales, il doit le neutraliser. David quitte tout, sa petite amie, son identité, son atelier, et se met en chasse à travers les États-Unis… »
Tout de suite avant que certains ne s’égarent, ce n’est pas un roman d’espionnage, enfin pas un classique, le sujet est bien l’espionnage et les agents secrets mais on est très loin d’une chasse à l’homme classique comme semble le suggérer bien à tort la quatrième de couverture. Ceux qui ont déjà lu Sallis savent très bien qu’il peut prendre un genre et le remodeler à sa manière de façon à ce que l’on soit à des années-lumière de ce à quoi l’on s’attendait. Sans refaire toute sa carrière, je ne suis pas expert, Sallis s’attache à des histoires de genre policier ou noir mais en y mettant énormément les pensées intimes, puissantes ou dérisoires du personnage principal, invitant à la réflexion voire à la philosophie de la vie d’une manière si belle, triste, désabusée, originale à tel point qu’elles finissent par dominer l’intrigue principale. J’ai l’énorme chance d’échanger par mails avec l’auteur et je sens que l’homme n’est pas très loin des personnages qu’il dépeint si admirablement dans leurs craintes, leurs incertitudes, leurs regrets et désillusions marqués par le poids des absences et l’usure provoquée par la vie.
Point de roman d’espionnage donc ici mais néanmoins un polar génial avec une atmosphère bien étrange dans ce bouquin qui est aussi un hommage aux gens rencontrés par David lors de son voyage de Boston à la Nouvelle Orleans. Les motels déserts avec la pluie contre les carreaux, la bouffe américaine, les paumés dans les bars, les filles qui attendent leur prince dans un « diner » aux lumières blafardes, les voyous locaux, la solitude de tous ces gens ordinaires…Tous ces égarés de la vie, tous ces petits tableaux créés par Sallis montrent une Amérique moins flashy, une Amérique loin du rêve, plus intime, moins belle certes mais plus vraie et plus attachante aussi parfois.
Intimiste, c’est le terme qui pourrait résumer l’œuvre de James Sallis mais c’est un polar quand même et il y a des poursuites en voiture, des bagarres, de la violence fulgurante (prélude à ce que seront « Drive » puis « Driven » ), des moments touchants voire poignants, de la bonne zik, un héros très attachant dans sa dure quête d’humanité.
Pléthore de thèmes évoqués invitant à la réflexion, un mélange de genre noir et blanc éblouissant, un talent de conteur inégalable, un roman qui se lit d’une traite et qui laisse une trace indélébile. Et puis avec un titre magnifique de la sorte, extrait d’un poème de Pavese écrit peu de temps avant son suicide, on ne peut attendre qu’excellence et intelligence et de fait, on a les deux.
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