Chroniques noires et partisanes

Étiquette : gallmeister (Page 1 of 6)

LES FILS DE SHIFTY de Chris Offutt / Gallmeister

Shifty’s Boys

Traduction: Anatole Pons-Reumaux

Les fils de Shifty est le deuxième roman d’une trilogie mettant en scène Mick Hardin, flic dans l’armée, revenant sur ses terres natales, donner un coup de main à sa soeur Linda, sherif de Rocksalt dans le Kentucky dans des affaires de meurtres. Dans Les gens des collines paru en 2022, il revenait en permission et ici, il est de retour en convalescence d’une blessure contractée lors d’une mission en Afghanistan.

On retrouve des personnages déjà rencontrés notamment Shifty, symbole d’un matriarcat assumé dans ces collines appalachiennes, et on fait de nouvelles rencontres. Nul besoin de lire le premier roman pour accrocher immédiatement à une histoire commençant par le meurtre d’un dealer, un des fils de Shifty. Les trois romans débutent de la même manière, le retour de Mick Hardin au cœur d’une situation critique, une série de meurtres à élucider dans l’urgence pour éviter l’embrasement des campagnes.

Larry Brown avec le Mississippi, David Joy et Ron Rash avec la Caroline, Daniel Woodrell avec le Missouri, Tom Franklin avec l’Alabama, … nombreux sont les auteurs ricains talentueux à nous raconter leurs campagnes natales, à nous dévoiler les difficultés rencontrées. Il faut donc y ajouter le Kentucky de Chris Offutt immortalisé dans Kentucky straight, recueil de nouvelles méchamment bon de la fin du XXème siècle, devenu culte auprès des amateurs de littérature rurale ricaine. Après une période vierge d’écrits d’une vingtaine d’années consacrée à la participation à des séries TV comme True blood ou Treme, il avait signé son grand retour avec Les nuits appalaches, récompensé en 2020 par le prix Mystère de la critique, auquel nous préférerons toujours le titre original  Dark Country définissant parfaitement ce qu’écrit Chris Offutt depuis des années et qu’on trouve dans le magistral Sortis du bois.

Chris Offutt, par le biais de cette trilogie, délaisse un peu ses chroniques noires, pour passer dans le monde du polar. Deux flics, Mick Hardin et sa soeur, enquêtent pour prévenir une vengeance qui flotte toujours dans l’ambiance rurale de ce coin perdu d’Amérique. Si cette ouverture vers le polar classique ne séduira pas forcément tous les fans de la noirceur des écrits de Offutt, elle offre néanmoins, par le biais de l’investigation, des portraits remarquables ou tels qu’on aime les lire, de personnages englués dans un quotidien pas toujours très réjouissant mais qu’il faut bien assumer jour après jour. Plus qu’un polar beaucoup trop dopé à la testostérone dans son issue finale et encore empreint d’auto-justice comme si ces coins reculés vivaient encore au XIXème siècle, ce sont ces rencontres d’anonymes pour qui Offutt montre beaucoup de tendresse qui font le sel du roman. 

Encore un bon roman de Chris Offutt et cela malgré une consensualité plus poussée qu’autrefois, avec des touches humoristiques, un souci environnemental sans pour autant, merci à lui, nous accuser de mille maux et une intrigue policière somme toute classique mais qui se révélera aussi assez surprenante.

De la bonne came.

Clete.

LA CONTRÉE OBSCURE de David VANN / Gallmeister

The Darkening Land

Traduction : Laura Derajinski

Il ne vous sera pas fait l’injure ici de poser une petite présentation de David Vann, auteur qui a fait une entrée fracassante dans le monde du livre en publiant son premier roman Sukkwan Island, traduit en 2010 chez Gallmeister. Le suicide de son père marque un pivot dans la vie de l’auteur. Il affleure également dans l’œuvre de celui-ci. David Vann, dans une postface à son présent roman, raconte que son grand-père a cessé de lui parler après le décès de son père, enfermant dans un cercueil de silence ce qui a trait aux origines cherokee de sa lignée. Car c’est avéré, David Vann a des ancêtres parmi le peuple Aniyvwiyaʔi ou Anigiduwagi, tel qu’il se nomme lui-même. Installés dans une zone au sud des Appalaches à l’arrivée des premiers Européens sur le continent américain, les Cherokees seront spoliés et déportés dans la première moitié du XIXe siècle sur décision du président Andrew Jackson. L’épisode tristement célèbre de la Piste des Larmes les verra rejetés sur la rive ouest du Mississippi, en Territoire indien (futur Etat de l’Oklahoma). Des milliers d’entre eux mourront sur le chemin, de privations et d’épuisement. Mais revenons au XVIe siècle.

Le 3 juin 1539, le conquistador espagnol Hernando de Soto enfonce son épée dans le sol de La Florida et se proclame gouverneur officiel, adoubé par le roi Charles Quint. Au terme d’un périlleux voyage, après avoir bravé la fougue de la mer et la rage de ses ennemis, le voilà enfin face à son destin. À lui les richesses, à lui la gloire, il bâtira là une nouvelle cité qui portera son nom. Aveuglé par l’ambition, obsédé par l’or, de Soto déferle sur les terres avec ses conquistadors. Mais ces nouvelles contrées se révèlent hostiles, peuplées de Cherokees qui se battent farouchement. Face à l’avidité des espagnols, leur résistance se nourrit des mystères de la création et de mythes. Comme celui de l’Enfant Sauvage qui renaît chaque jour, et avec lui, la soif salvatrice de sang.

S’inspirant librement de l’expédition de de Soto (la première incursion longue et profonde d’Européens sur le territoire des actuels Etats-Unis), David Vann nous livre un récit qui évoquera facilement aux amateurs de cinéma des instantanés d’Aguirre ou la colère de Dieu. Il règne en effet chez les conquistadores de La Contrée obscure une mégalomanie, un orgueil, une obtusité propices hélas à vêler des actes de folie sanguinaire. Prisonniers de leur clichés dominateurs (les peuples qu’ils rencontrent seraient à peine humains), dévorés par la cupidité, les Artaban hallucinent des richesses aurifères fabuleuses, là quelque part, toujours un peu plus loin, au cœur d’un pays moite, spongieux, troué de marais et hérissé de bois. Sans l’aide inespérée d’un Espagnol recueilli par un peuple local, l’expédition tournerait vite court. Imaginez plusieurs centaines d’hommes en armures, des chevaux, des chiens de guerre, dressés pour dévorer les génitaux ou les tripes de leurs victimes vives, des porteurs raflés sur place, du bétail sur pied pour s’alimenter qui s’ébranlent pour un périple dont personne ne se doute qu’il durera dans la réalité quatre ans. Des entreprises identiques ont fait tomber peu auparavant l’empire inca et l’empire aztèque, certes avec l’aide d’alliés locaux. Cette fois, c’est une toute autre histoire. La contrée, désespérément plate pendant de nombreux jours, ne compte pas de voies de communication stables, les bayous prospèrent, les peuples voisins se côtoient, se reconnaissent à portée de voix, en paix ou en guerre, ceux plus loin habitent le registre des brumes ou du mythe…

Il n’y a jamais eu de mission civilisatrice, ce n’est que le vernis mensonger du conquérant. La contrée obscure ouvre un chemin d’horreurs et de cruautés, vu à hauteur d’homme, parfois d’une stupéfiante trivialité. Les Espagnols sont des goinfres, des violeurs, des bouchers, querelleurs, larmoyants, terrorisés aussi devant l’inconnu et l’adversité. Ce ne sont que des humains. Malgré la puissance de leur armement, souvent entravée dans un paysage hostile, eux aussi succombent sous les coups d’ennemis, avertis de leur arrivée, qui cherchent à survivre au choc d’une rencontre effroyable. Seul Ortiz, le guide qui a compris en partie le monde où il a été recueilli essaie de sauver un tant soit peu la morale. Mais ses efforts pour faire comprendre l’incompréhensible (pour des Espagnols) resteront vains et lui-même capitulera devant la sauvagerie de ses compagnons. En parallèle à ce récit historique, David Vann découpe les épisodes d’une mythologie appartenant aux Cherokees, comparable au Paradis perdu. Ils avaient tout et leur goût du sang et de la transgression les a fait tout perdre. La perte sera donc la destinée des générations successives. Une leçon pour les dieux et les hommes.

Un roman sur le mode de la bipédie, historique et mythologique. Parfaitement ingambe ? La question se pose. En tout cas, un texte puissant sur la part obscure de la colonisation des Amériques.

Paotrsaout

TROP LOIN DE DIEU de Kim Zupan / Gallmeister

The Butcher Saint

Traduction: François Happe

Hickney vit dans le Montana, où il sillonne les routes de campagne et ramasse les cadavres d’animaux tués par des voitures. Un travail fatigant, répétitif mais nécessaire. La vie de Hickney est rude, et le Montana en hiver l’est encore plus. Tant pis pour le froid, tant pis pour la solitude : sa vie est là. Lorsqu’un inconnu étrangement civilisé vient s’installer à proximité dans un ranch à l’abandon et qu’il rémunère Hickney pour lui rendre service, son horizon semble enfin s’éclaircir. Mais cet homme n’est pas seul, et ses compagnons semblent nettement plus inquiétants. Un jour, Hickney découvre un corps en bord de route. Cette fois, il ne s’agit pas d’un animal. Et les “invités” de son nouvel ami commencent à faire parler d’eux. 

Quasiment dix ans après la sortie de son premier roman chez Gallmeister, l’américain Kim Zupan fait son retour, toujours chez Gallmeister, avecTrop loin de Dieu. En terme de productivité, on a vu mieux, mais c’est le résultat qui compte, non ? Qu’il prenne tout le temps qu’il veut, car rares sont les livres aussi forts et maîtrisés. On attendra le temps qu’il faudra si c’est pour être ainsi régalé. Si son premier roman m’est encore inconnu, celui-ci me suffit pour pouvoir affirmer que l’on a là un grand, très grand écrivain.

Bienvenue dans le Montana. Fait-il bon vivre dans le Montana ? Apparemment, pas tellement. Le décor que plante Kim Zupan, avec ce qu’il faut de lenteur et minutie, est aussi fascinant qu’incroyablement dur. Vaste, sauvage et avec des saisons aux températures éprouvantes, la nature met ici les hommes à rude épreuve. Et notre héros Hickney, ou plus exactement anti-héros, connaît bien ces paysages qu’il parcourt constamment au volant de son vieux pick-up, cela afin de remplir la tâche pour laquelle on le paye (mal), celle de dégager les routes des cadavres d’animaux. Un job peu gratifiant, dont personne ne rêve, et qui fait une bien morne routine sur un territoire où le temps semble figé. Mais ainsi va la vie d’Hickney qui se terre dans un motel miteux. Un homme sans réelles  ambitions qui porte le poids d’un lourd passé, marqué notamment par un tragique accident dans lequel son ami Jimmy perdra ses jambes et dont il s’est donné pour mission de s’occuper, partageant ainsi un quotidien misérable fait d’alcoolisme, de misère et de solitude. 

L’équilibre de ce microcosme dépeint par Kim Zupan, fragile mais mélancoliquement tranquille, va se voir petit à petit perturbé par un groupe d’hommes, peu sympathiques et aux idéaux nauséabonds, venus dans ce « nul part » parfaitement isolé pour y répandre un insidieux poison. Approché par leur meneur pour se voir proposer un petit boulot supplémentaire – il lui suffit simplement de prendre les cadavres d’animaux les moins abîmés parmi ses trouvailles habituelles et les déposer à un endroit donné – Hickney voit là, naïvement, l’opportunité de financer un maigre rêve qui finira par virer au cauchemar. C’est progressivement que s’installe alors une tension au dénouement fatalement tragique et violent.

Trop loin de Dieu est un brillant mais douloureux roman noir sur les petites gens d’une Amérique profonde en proie à ses démons. Kim Zupan déploie toute une galerie de personnages usés, enchaînés à leur quotidien et qui semblent oubliés de tous, sur lesquels il porte néanmoins un regard plein d’humanité, dans un livre d’une grande beauté et saisissant de justesse.

Brother Jo.

LE DERNIER LOUP de Corrado Fortuna / Gallmeister

Traduction : Anita Rochedy

Décidément, l’Italie noire a le vent en poupe. Après les excellents Péché mortel de Carlo Lucarelli et Ce n’est que le début de Valerio Varesi, voire l’exposition de la littérature transalpine sous les feux de la rampe du tout récent Festival du livre de Paris, c’est au tour de Corrado Fortuna d’immiscer son Dernier loup dans le sillage d’un filon dont les gemmes séduisent. Déjà responsable d’un Un giorno sarai un posto bellissimo en 2014, passé sous les radars français, le Sicilien repart aujourd’hui sur les sentiers escarpés de ses terres natales. Acteur (brièvement aperçu jusque dans les ruelles du To Rome With Love de Woody Allen), réalisateur de clips et documentaires, il sera cette fois spectateur et auteur d’un huis clos étouffant au cœur du massif des Madonie, sous l’ombre du Pizzo Carbonara, point culminant du nord de l’île.


Piano Battaglia, minuscule village incrusté dans la roche et l’omerta : Tancredi Pisciotta, natif du coin et lecteur assidu de Jean-Claude Izzo, compte bien s’y oublier un temps, pour fuir la camurrìa, en VF « pour fuir les emmerdes du quotidien », ce qui traduit en truismes siciliens n’est pas dénué d’inhérents problèmes. À deux heures de route chaotique de Palerme, Tancre’, comme l’appelait Ruggero, son petit frère disparu, retrouve cet oxygène dont son statut de critique musical et citadin l’a exclu.


Mais la soixante-quinzième brebis d’Amir, berger sympathiquement intégré mais néanmoins ex-naufragé médusé et repêché au large de Lampedusa, n’est pas rentrée. Amir ne rentrera pas non plus. Et le brouillard s’incruste sur les côteaux comme sur les profils de quelques personnages guère moins flous, dont la belle et mutique Angela, son père Piero, l’aubergiste un peu ours, Gaetano, le grand-père et père des deux précédents. Et puis il y a aussi l’ombre d’Adelmo, l’autre grand-père, celui de Tancredi, parti depuis belle lurette mais laissant à la postérité son prestige de tueur du dernier loup de l’île, quarante ans auparavant. Ajoutez Mimmo, le vieil Abele, puis l’inspectrice Gaia Di Bello, venue démailler l’écheveau, et le casting serré est complet.


Alors, c’est quoi cette histoire d’une possible résurgence du canis lupus sur les hauteurs ? Conte, mythe ou légende ? D’autant que l’humain et ses travers s’invitent en filigrane pour une sorte d’allégorie entre le loup des bois et ses homologues bipèdes, bien plus néfastes. Forcément, de ce soupçon de fable exsude le souvenir de l’époustouflant Bois-aux-renards d’Antoine Chainas, paru aux premières heures de l’année. Le dernier loup n’en a certes que les frondaisons et les racines sylvestres, mais une jolie structure entre présent et flashbacks, ainsi qu’une écriture souple et intense, parsemée de belles tournures et d’adroits coups de crocs, lui confère haut la main un honorable rang de lecture conseillée. « L’homme est un loup pour l’homme » écrivait Thomas Hobbes il y a des lunes (Du citoyen, 1641). Et Corrado Fortuna nous confirme que ce prédateur-là n’est pas en voie d’extinction.

JLM

LE PRÉSAGE de Peter Farris / Gallmeister

The Bone Omen

Traduction: Anatole Pons-Reumaux

Cynthia Bivins rend souvent visite à son père, Toxey, dans une maison de retraite de Géorgie. Un jour, alors que l’Amérique est tombée sous la coupe d’un homme politique violent et sans scrupules, le vieil homme décide qu’il est temps de partager son secret.

L’histoire commence des décennies plus tôt. Tout juste sorti de l’adolescence, Toxey se rêve photographe ; d’ailleurs, ses clichés se vendent déjà à l’épicerie locale. Un jour, une jeune femme est retrouvée morte dans la réserve naturelle voisine, la Lokutta. Elle était enceinte, mais il n’y a aucune trace de l’enfant. L’affaire ne plaît pas du tout à l’héritier de la riche famille Reese, qui possède tous les bois jusqu’à la Lokutta. Elder Reese, qui a bien des choses à cacher, joue gros, car il s’est lancé en politique et se voit déjà sénateur. Quand Toxey s’aventure dans la réserve pour y prendre des photos, il s’expose à la colère du clan. 

Il m’aura fallu du temps pour lire enfin un livre de Peter Farris, que je connais vaguement comme l’un des chanteurs du groupe Cable, mais dont on m’a dit du bien en tant qu’écrivain. Vieux motard que jamais, non ? J’ai donc troqué le lapin de Chung Bora pour le cerf de Peter Farris. Le présage est son quatrième roman chez Gallmeister et pour l’instant non publié aux Etats-Unis. 

Avec certains livres, on peut déterminer dès les premières pages qu’on ne le lâchera pas – et ce sans le moindre effort – avant d’en voir la fin. Juste une impression, qui ne fait pas dire que le livre est excessivement bon, mais qu’il aura au moins le mérite d’être fluide et limpide. Le présage est de ceux-là. 

On embarque dans l’état de Géorgie, aux Etats-Unis, où la vie d’un certain Toxey s’apprête à être bouleversée par une tragédie et où il ne fait peut-être pas si bon vivre. Un événement qui ne sera que les prémices d’un basculement à venir du pays dans une dérive politique fasciste et autoritaire, avec l’avènement d’un politicien corrompu (Elder Reese) qui n’est pas sans rappeler d’autres personnages biens réels, et dont la trajectoire à de quoi faire frémir. En toile de fond on peut également percevoir un certain chaos du même ordre dans d’autres parties du globe. Disons ce qui est, le monde dépeint ici par Farris n’est pas bien jouasse, et ce sans être très éloigné de celui d’aujourd’hui dans lequel nous vivons. Il y a quelque chose de pourri dans l’air, c’est évident, et il n’y qu’à observer les cerfs du coin qui n’ont pas la grande forme…

Le présage a ses faiblesses. L’histoire est attendue, prévisible, et laisse plus ou moins une impression de déjà lu, néanmoins parfaitement dans l’air du temps. On comprend vite où Peter Farris veut nous emmener et il ne nous réserve pas de réelles surprises. Il suit un chemin bien balisé. Pour ce qui est des personnages, ils n’échappent pas toujours aux clichés du genre, tout en restant crédibles. Mais ce n’est pas aussi vilain qu’il n’y paraît. Ces défauts pourraient potentiellement nuire à la qualité du livre si Farris ne maîtrisait pas si bien son récit. La véritable force de son roman réside dans sa construction efficace, et particulièrement dynamique, qui le rend aussi solide que cohérent. 

Peter Farris signe avec Le présage un roman complètement dans l’actualité et dont le savoir-faire ne manquera pas de remporter la faveur des lecteurs. Les amateurs du genre seront certainement comblés. Pour du noir, c’est noir, et sans beaucoup d’espoir même si pas totalement désespéré non plus. Mais il faut reconnaître qu’après la pluie, vient quand même souvent la pluie…

Brother Jo.

PS: LE DIABLE EN PERSONNE, DERNIER APPEL POUR LES VIVANTS, LES MANGEURS d’ARGILE .

LA FILLE DU BATELIER d’Andy Davidson / Gallmeister

The Boatman’s Daughter

Traduction : Laure Manceau

Nous l’avions salué en son temps, le premier roman d’Andy Davidson, Dans la vallée du soleil, sorte d’horror western, nous avait accroché en 2020. Il était plus que temps que son second opus nous parvienne, qui lui aussi a été remarqué par la critique anglo-saxonne.

Par une nuit noire, alors que la tempête se déchaîne, Hiram navigue au cœur du bayou. Il emmène la vieille sorcière Iskra et une petite chose difforme recouverte d’un tissu taché de sang. Le bateau accoste au bord d’un lac, Iskra s’enfonce dans la forêt. Hiram l’accompagne, laissant seule sa fille de onze ans, Miranda. Cette nuit de cauchemar, Miranda ne l’oubliera jamais. L’obscurité a englouti son père et a enfanté un bébé mutant qu’elle a pris sous son aile. Pour lui, elle trafique de la drogue sous les ordres d’un pasteur fou et vicieux. L’enfant grandit sous la protection d’Iskra et de sa magie noire, attendant impatiemment les visites de “Sœur”. Mais des puissances aussi bien humaines que surnaturelles ont décidé de s’en prendre à eux.

Abandonnant le décor minéral et poussiéreux du South West, Andy Davidson plante son thriller horrifique dans le bayou glauque de l’Arkansas, aux lisières du Texas. Son sens du détail fait merveille pour évoquer le caractère foisonnant d’une nature inhospitalière, où la pourriture côtoie la profusion. Il semble évident qu’un tel environnement contamine les créatures humaines qui s’y abritent. La touffeur abîme les corps et fait moisir l’âme. Dans les méandres de la Prosper River, Miranda et son frère adoptif Littlefish, pauvre créature difforme qui n’est pas sans rappeler le Gollum, semblent bien isolés au milieu de sinistres personnages, révérend damné, flic pourri, nain interlope, trafiquants sanguinaires. Seule Iskra la sorcière pourrait être leur alliée. Mais sa science plonge aussi ses racines dans l’envers d’un noir absolu du monde, elle dialogue avec les puissances des ténèbres.

Le roman s’épanouit dans un kudzu de violence sans merci, d’avidité et de magie noire, lustré par une prose nerveuse et séduisante. Mais tandis ce qui monte des sous-bois et des eaux noires menace de nous balayer dans un flot de terreur, Andy Davidson réussit à nous faire toucher du doigt des psychologies abouties et tourmentées, au bord de l’abîme, ou bien alors qui voient la rédemption palpiter comme un fanal dans la tempête. Même dans le bizarre, il existe des jeunes filles qui aiment leur père, leurs proches, aussi étranges soient-ils, et sont prêtes à aller jusqu’au bout pour protéger ce précieux.

Un avatar luisant de vase et de sang noir du Southern Gothic, parfait de tension dramatique.

Paotrsaout

ADIEU CHEYENNE de Larry McMurtry / Gallmeister

Leaving Cheyenne

Traduction: Christophe Cuq

Après la disparition l’année dernière de Larry McMurtry, les éditions Gallmeister poursuivent la mise en lumière d’œuvres inédites du grand auteur de l’Ouest américain comme Cavalier, passe ton chemin (son tout premier roman chronologiquement, datant de 1961). Adieu Cheyenne, publié en 1963, s’inscrit dans cette logique et dans cette trilogie dite de Thalia, petite ville du West Texas qui sert de cadre aux trois premiers romans de l’auteur.

« Bons copains, Gid et Johnny mènent une existence de jeunes cow-boys dans le Texas d’avant-guerre, entre travail harassant, bagarres et cuites en ville. Gid est réservé et cérébral, Johnny est spontané et insouciant. Amoureux de la même fille, Molly, tous deux rivalisent d’attention à son égard. Cependant, Molly se révèle un esprit fort et une femme libre. Si elle apprécie Gid et Johnny, jusqu’à leur accorder ses faveurs, pas question de se laisser passer la bague au doigt. Du moins par eux, car elle finit par épouser un troisième homme, qu’elle trompera allègrement au fil des années avec ses deux amours de jeunesse. Une situation scandaleuse pour le Texas de cette époque, mais surtout une étrange histoire d’amour et d’amitié qui perdurera leur vie durant.

Larry McMurtry dresse un portrait sensible de l’Ouest américain et donne naissance à une héroïne étonnante, mélange de force et de fragilité, indifférente aux apparences.« 

Roman à trois voix qui s’étale sur plusieurs décennies, avant et après la Seconde guerre mondiale, Adieu Cheyenne nous invite à nous immerger dans un singulier ménage à trois que les crispés pourraient qualifier d’immoral. La plume de Larry McMurtry restitue avec une authenticité sans faille un paysage et un mode de vie, dont le déclin peut se mesurer au travers des soixante années traversées par le récit. L’amour, la perte, les regrets, les secrets sont les grands thèmes de cette tragi comédie western, abordés avec simplicité. Ou bien platitude ? Parce que c’est le reproche que je ferai à ce roman qui ne m’a jamais emporté avec lui et m’a laissé en attente d’un tournant dramatique. Dès son premier roman et dans de nombreux autres par la suite, Larry McMurtry a su magistralement partager son amour pour l’Ouest épique. Malheureusement, celui-ci m’a plongé dans la perplexité : Adieu Cheyenne, certes, mais pour aller où ?

Pour les inconditionnels de Larry McMurtry ou les inconsolables de sa disparition.

Paotrsaout

LES GENS DES COLLINES de Chris Offutt / Gallmeister

The Killing Hills

Traduction: Anatole Pons-Reumaux

 Ce nouveau roman de Chris Offutt prend vie en quelques minutes, un cadavre de femme adossé à une souche aux premières pages, immédiatement suivi de la rencontre avec Linda Hardin et son frère Mick. Elle est la première femme sheriff de son coin du Kentucky, lui est enquêteur militaire en déshérence. Elle lui demande un coup de main et il prend en même temps les rênes du roman.


On va suivre Mick dans les rudes collines sombres et touffues avec des familles enracinées depuis plusieurs générations. Tout le monde se connaît, s’épie et se soutient. Tous taiseux et méfiants, bien rugueux comme la nature autour, cet autre personnage du roman : toute cette végétation augmente la noirceur du livre, des arbres de toutes sortes, des lianes, des broussailles et des feuilles à la tonne, des écureuils, des serpents, des grottes et de la boue, partout, tout le temps.
Pendant que Linda doit se coltiner un bleu du FBI sorti de la poche de l’industriel local, Mick parcourt les vallées, tentant d’apprivoiser les familles recluses qui pourraient avoir un lien avec le meurtre. On le voit déchiffrer, décoder le peu de mots et surtout les non-dits de ces gens engoncés dans un antique code de l’honneur où la vengeance et le qu’en-dira-t-on tiennent fermement leurs places.

 — Est-ce que Nonnie fréquentait quelqu’un ? Je veux dire, est-ce qu’elle avait un soupirant ou quelque chose comme ça ?

 La femme tira sur sa manche, tapota l’accoudoir de son fauteuil et regarda le sol.

 — Non, dit-elle d’une voix ferme. Personne.

 Les voix dans le fond s’élevèrent de nouveau, se chevauchant comme dans une dispute ou un débat. Mick but une gorgée de café, aspirant de l’air pour le refoirdir. Le regard de la femme passa de lui au portrait de Jésus, et Mick se dit qu’elle avait des années d’entraînement au silence.

  Comme si le tableau n’était pas assez noir dans « Les gens des collines », la drogue est également de la partie, elle tue et fait tuer. L’occasion pour Chris Offutt de nous balancer toute la violence de ces comtés oubliés avec un style d’écriture tant visuel que percutant.

 Le meurtre de Nonnie Johnson passe presque au second plan ; pour Mick la recherche de la vérité se métamorphose en défi, en quête. Comment débusquer un meurtrier dans cet enchevêtrement de vallées claustrophobiques, de hameaux dépeuplés, de clans familiaux où le silence est la vertu cardinale. Comment écarter la vengeance, et éviter la multiplication des cadavres ?


Une fois terminé Les gens des collines  tout n’est pas si noir puisque ce roman est le premier volume d’une trilogie. Le deuxième devrait paraître dans quelques semaines aux USA, et le troisième est bien avancé. Retrouver Mick et Linda dans leurs collines bleues est la promesse de bonnes pages à venir. 

 NicoTag

 Comme un avant-goût du roman, l’âpreté du paysage, des gens, de la vie dans ces collines ; tout est dans ce « Cabin fever ».

2034 de Elliot Ackerman et James Stavridis / Gallmeister

Traduction: Janique Jouin-de Laurens

Sa petite flottille se trouvait à douze miles nautiques du récif Mischief, dans les îles Spratleys, une zone depuis longtemps disputée, et effectuait ce qu’on nommait par euphémisme une « patrouille de liberté de navigation. » Elle détestait ce terme. Comme souvent dans l’armée, il était destiné à donner une apparence trompeuse à leur mission, qui n’était qu’une provocation pure et simple. Ces eaux étaient indéniablement des eaux internationales, tout au moins d’après les conventions établies par la loi maritime, mais la République populaire de Chine les revendiquait comme eaux territoriales. Imaginez que votre voisin ait légèrement déplacé sa clôture sur votre propriété et qu’en représailles vous laissiez volontairement d’énormes marques de pneus sur la pelouse dont il est si fier ; voilà à quoi revenait le droit de fait de traverser le très contesté archipel Spratleys avec sa flotille. Et c’est ce que les Chinois faisaient maintenant depuis des décennies, déplacer la clôture, un peu plus loin, un peu plus loin et encore un peu plus loin, jusqu’à revendiquer la totalité du Pacifique Sud.

 Donc… il était temps de laisser des marques de pneus sur la pelouse.

La capitaine Sarah Hunt est à la tête des trois destroyers qui laissent des marques en mer de Chine.
Chris « Wedge » Mitchell est pilote, comme ses père, grand-père et arrière grand-père avant lui. Il teste un système de brouillage dans les limites du ciel iranien.
Tous deux font face à une situation critique, des incidents isolés concomitants propres à remettre en cause les équilibres géopolitiques mondiaux. Le pilote se retrouve sur le sol iranien, prisonnier des gardiens de la révolution, après que son avion ait été détourné grâce à une technologie avancée. La seconde, en voulant sauver un chalutier chinois, est encerclée puis torpillée par une escadre de l’armée nationale populaire chinoise. Les deux sont de surcroît privés de tout moyen de communication avec leurs hiérarchies. Un troisième personnage, travaillant à la Maison Blanche, fait le lien entre les histoires des deux autres, Sandeep Chowdhury, conseiller adjoint à la sécurité nationale.

On comprend assez vite que les chemins de ces personnages vont se croiser, c’est une construction assez classique. Ce qui change du tout au tout c’est le décor, et là il faut reconnaître que les deux auteurs, l’écrivain et ex-militaire Elliot Ackerman et l’amiral James Stavridis, ancien commandant de l’Otan en Europe, savent promptement bâtir une situation critique haletante, effrayante et asphyxiante, digne de ce que le polar ou le roman politique savent faire de mieux.
« 2034 » débute le 12 mars 2034 à 14h47. Page 59, à 18h42, une guerre commence dans laquelle les trois personnages cités deviennent les jouets et les monnaies d’échange d’un jeu qui n’a rien de plaisant. Tous trois se débattent, chacun selon ses moyens, dans ce qui n’est pas encore une guerre mondiale.
À la manœuvre il y a trois hauts gradés chinois dont on sait peu de choses, qui enferment les Américains dans une nasse qui se révèle quasi inextricable.

 — San Diego et Galveston.

 Ils restèrent figés, tous les trois. Dans la pièce, il n’y avait d’autre bruit que la musique. Pas un mot ne fut prononcé. L’unique mouvement provenait de la télévision. Le bandeau continuait de défiler, distillant l’information, tandis qu’au-dessus se trouvait la fille qui joyeusement distillait  les mouvements de la Tandava. Sa danse semblait ne jamais prendre fin. 

 « 2034 » a bien quelques défauts, une conclusion peu étayée par exemple, en revanche on peut remercier les auteurs de ne pas avoir cédé à la facilité, le livre n’est pas un spectacle grand-guignolesque avec des bas du front qui dégomment en tous sens. Plusieurs événements sont rapportés indirectement plutôt qu’outrageusement balancés. La violence et la débauche technologique militaire meurtrière sont au cœur du livre ; le voyeurisme par contre n’y a pas sa place.


Le monde en 2034 ressemble à ce qu’il est aujourd’hui, un terrain de jeu pour les tous les affamés de pouvoir. Les tensions géopolitiques sont les mêmes en pire, quelques régions ou pays ont changé de main. Ce roman d’anticipation, puisqu’il s’agit bien d’un roman, résonne évidemment avec l’actualité, mais au-delà de l’angoissante fiction politico-militaire, nous suivons le parcours des trois personnages : la prison et l’hôpital pour Mitchell, la cellule de crise du gouvernement pour Chowdhury, et Hunt coincée sur une base navale dans une procédure d’enquête. Tous trois vivent et subissent ces moments avec des formes de pression aussi différentes qu’intenses.

 Par la suite, avec la montée croissante de la crise, on les voit sur plusieurs semaines batailler dans ce qui est devenu une guerre totale. Nous sommes embarqués à l’intérieur de cette escalade de violence ; nous prenons de plein fouet toutes les émotions des personnages, quels qu’ils soient. Si on ajoute le cadençage ultra rapide du récit, « 2034 » se transforme en un page-turner dynamique au climat tendu et terriblement anxiogène.

NicoTag

 La guerre s’est souvent immiscée dans le rock, Motörhead, les Tindersticks ou PJ Harvey n’en sont que quelques exemples parmi beaucoup d’autres, dont celui-ci :

L’UN DES NÔTRES de Larry Watson / Gallmeister

Let Him Go

Traduction : Elie Robert-Nicoud

En 2017, les éditions Gallmeister inauguraient leur collection poche Totem par la réédition de Montana 1948 du sieur Watson, publié à l’origine aux États-Unis en 1993. Vingt ans après ce roman qualifié d’indispensable, Larry Watson publiait Let Him Go, aujourd’hui traduit en français, et nous emmenait à nouveau dans les plaines de l’Ouest au tournant des années 1950. En 2020, Thomas Bezucha l’adaptait au cinéma (acteurs principaux : Kevin Coster et Diane Lane).

Dalton, Dakota du Nord, 1951. Après la mort tragique de leur fils, George et Margaret Blackledge doivent maintenant accepter d’être séparés de leur petit-fils adoré, Jimmy. Car leur belle-fille, Lorna, vient de se remarier à un certain Donnie Weboy et l’a suivi dans le Montana. Hostile à l’égard de Donnie qu’elle soupçonne de maltraiter la jeune femme et l’enfant, Margaret décide de se lancer à leur recherche pour ramener Jimmy coûte que coûte. George ne peut que plier devant la détermination de son épouse. En s’approchant peu à peu de leur but, les Blackledge découvrent le pouvoir du clan Weboy, qui semble empoisonner toute la région. Et la vérité éclate très vite : cette puissante famille, dirigée par une femme redoutable, ne lâchera jamais le garçon sans combattre.

Avec une économie de mots maîtrisée, Larry Watson nous plonge immédiatement dans le huis-clos du couple Blackledge vieillissant. Sous le couvercle de leur quotidien ralenti mijotent le chagrin et la perte : leur fils est mort accidentellement, le petit-fils leur a été enlevé par sa mère, partie avec une autre homme. Seule Margaret semble ne pas se résigner à ne plus voir Jimmy. Obstinée, elle parvient à balayer l’hésitation de son mari à l’accompagner dans un voyage qui ne se passera pas aussi simplement que prévu. On comprend, à petites touches, la profondeur des sentiments qui unissent le couple Blackledge. Seulement, la parole et les démonstrations sont rares chez les habitants de l’Ouest. Au cours du voyage d’un Etat à l’autre, l’intimité forcée des époux ravive les bouffées d’un printemps de vie enfui : ces deux-là ont été très amoureux. Mais la mélancolie est bien la plus forte. 

Récupérer Jimmy, ce n’est pas négocier avec un homme, Donnie, son beau-père, mais se heurter à une tribu, les Weboy, rassemblée autour de la mère tutélaire. Margaret et George vont le découvrir très vite : c’est une belle bande de salauds qui terrorisent leur communauté. Commencé avec le malaise, leur face-à-face dérape dans la brutalité et le sang. Pour Margaret et George, le prix de leur espoir naïf est déjà terrible. Il serait raisonnable de s’avouer vaincu. La flamme de la colère s’empare alors de George, pourtant le plus réticent à entreprendre le voyage…

Des gens simples, une Amérique des Grandes Plaines qui entre à peine dans l’ère moderne et un roman à la hauteur d’une tragédie antique. Emouvant et (très) cruel.

Paotrsaout

« Older posts

© 2024 Nyctalopes

Theme by Anders NorenUp ↑