Traduction: Stéphane Roques.
Dans ce premier recueil de nouvelles foisonnant et insolite, Nana Kwame Adjei-Brenyah place la violence au cœur de son œuvre : violence du racisme ordinaire, de la consommation à outrance, des relations humaines agonisantes, de la passivité ambiante. Il nous embarque dans une virée urbaine surprenante, où il oscille entre la dystopie et le fantastique aux accents kafkaïens pour mieux dynamiter notre présent en perdition. Et pour conjurer le spectre de l’avenir qui hante déjà le monde d’aujourd’hui.
C’est sombre, intelligent, parfois drôle, souvent grinçant.
Trois nouvelles nous explosent au visage, dans ce kaléidoscope :
Les 5 de Finkelstein, qui ouvre le recueil et qu’on se prend dès l’entame comme un uppercut.
Emmanuel a appris depuis l’enfance à maîtriser « son Degré de Noirceur », qu’il évalue sur une échelle de 0 à 10. Il en a conscience « avant même de savoir poser une division : sourire quand il est en colère, murmurer quand il voudrait crier. » Au fil des pages, il essuie les humiliations racistes quotidiennes devenues habituelles – les regards méfiants à l’arrêt de bus, les contrôles systématiques des vigiles dans les magasins.
En parallèle, la télé diffuse le procès d’un Blanc accusé d’avoir assassiné cinq enfants noirs devant une bibliothèque. Plaidant l’auto-défense, il explique à la cour comment, pour protéger ses deux enfants de l’agression imminente de ces gamins « qui rôdaient devant le bâtiment au lieu de lire à l’intérieur, comme on pourrait l’attendre de membres productifs de la société, » il est allé chercher sa tronçonneuse dans le coffre de sa voiture. Son acquittement, au terme d’un simulacre de procès absurde, met le feu aux poudres.
Alors que la tension monte crescendo, Emmanuel croise la route des « Nommeurs » qui ont choisi de se faire justice eux-mêmes dans les rues, portant la colère et la révolte en étendard.
Zimmer Land, c’est un parc d’attractions nouvelle génération, une sorte d’escape game (voire même de fury room) où le racisme et le meurtre sont synonymes d’exutoires divertissants. Dans une maison factice, Isaiah est un acteur employé par le parc pour incarner un rôdeur suspect, sur lequel les clients peuvent tirer. L’objectif du parc : « Créer un espace sécurisé permettant d’explorer les méthodes de résolution des problèmes, ainsi que les notions de justice et de jugement. » On trouve donc à Zimmer Land une attraction « Attentat ferroviaire », dans laquelle trois musulmans « ont ou non un rapport avec le complot terroriste pouvant entraîner la mort de plusieurs passagers à bord d’un train qui va de la ville A à la ville B. » Ou encore une réplique d’école primaire où les clients mineurs, « armés seulement de leurs yeux, de leurs oreilles et de leur présence d’esprit, devront deviner qui, à l’intérieur du bâtiment, est le terroriste qui projette de poser une bombe dans le gymnase. »
Dans Friday Black, un centre commercial est pris d’assaut par une horde de consommateurs que la moindre trace d’humanité a désertés. C’est une lutte sanglante pour obtenir coûte que coûte le dernier article à la mode, en cette période de soldes.
Un récit remarquable, horrifiant et jubilatoire qui tacle le consumérisme aveugle en mettant en scène des accros au shopping zombifiés.
« — Tous à vos rayons ! crie Angela.
Un hurlement d’humains affamés. Notre rideau de fer gémit et grince tandis qu’ils le secouent et le tirent, leurs doigts sales remuant comme des vers à travers la grille. Je suis assis sur le toit d’une minuscule cabane en plastique rigide. Mes jambes pendent à hauteur des fenêtres, et des vestes polaires pendent à l’intérieur de la cabane. Je resserre ma prise, une barre métallique de deux mètres de long équipée à son extrémité d’une petit bouche en plastique qui permet de décrocher les cintres des portants les plus hauts. C’est aussi de cette barre que je me sers ce jour-là pour frapper les clients sur la tête. C’est mon quatrième Black Friday. Lors du premier, un gars du Connecticut m’a mordu au triceps en y laissant un trou. Sa bave chaude. Résultat, j’ai désormais un sourire dentelé tatoué sur le bras gauche. Une faucille, un demi-cercle, ma cicatrice porte-bonheur du Friday. »
Nana Kwame Adjei-Brenyah signe un recueil qui, à travers le recours au fantastique, dénonce avec une grande inventivité la folie d’un système inégalitaire, l’incohérence de ses rouages obsolètes et rouillés, l’aliénation d’une société déshumanisée. On découvre avec plaisir cette nouvelle voix, vive et tranchante, qui s’élève dans le paysage de la littérature américaine.
Glaçant, caustique, et férocement actuel.
Julia.
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