Chroniques noires et partisanes

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Entretien avec Frédéric Paulin

J’ai découvert Frédéric Paulin avec « La peste soit des mangeurs de viande » en 2017. J’ai fait un tour du côté  de quelques uns de ses romans précédents, et j’ai continué à le suivre avec la géniale trilogie Benlazar parue chez Agullo entre 2018 et 2020. J’ai lu, apprécié et chroniqué son dernier roman, « La Nuit tombée sur nos âmes », toujours chez Agullo. Je remercie Frédéric Paulin d’avoir répondu aussi généreusement.

1 – Que faites-vous à part écrire ?

À part écrire, je ne fais rien. En tout cas professionnellement. Écrire est mon activité, mon métier. Le roman et depuis quelque temps, le scénario, mais j’écris. Après, un écrivain c’est un type comme un autre, son quotidien est tout aussi ennuyeux que celui de la plupart de ses concitoyens. Ou tout aussi passionnant s’il le désire.

2 – Quelles sont vos lectures ?

Elles sont multiples : un peu de roman noir, de polar, mais aussi des classiques ou de la littérature blanche. Je ne suis pas corporatiste à ne lire que des histoires de flic et de voyous. J’adore la BD, de la ligne claire au roman graphique, manga, comics, je prends tout. Je crois que si j’en avais eu le talent, je serais devenu dessinateur de bande dessinée.

Et puis, je lis des essais, des documents pour écrire mes romans.

3 – Qu’écoutez-vous ? Que regardez-vous ?

Je ne suis pas un musicologue ou un cinéphile de choc, mais j’écoute beaucoup de musique et je regarde beaucoup de films (ou de séries). Du récent ou du vieux, du facile ou de l’austère, du pour les jeunes et du pour les anciens qui ont connu ce monde avant le numérique.

4 – Cela fait 12 ans maintenant que vous publiez, mais depuis quand écrivez-vous ? Et pourquoi écrivez vous ?

J’ai un peu écrit quand j’étais adolescent, mais j’ai vraiment écrit sérieusement après trente ans.

J’écris parce que c’est ce que je sais le mieux faire et que ça me permet de ne pas avoir de hiérarchie au-dessus de ma tête et pas d’horaire à respecter, le matin ou le soir. Mais j’écris surtout pour essayer de répondre à cette question (que se posait déjà Jean-Patrick Manchette) : « Comment en est-on arrivé là ? »

5 – Vous étiez à Gênes en 2001. Est-ce que « La Nuit tombée sur nos âmes » est pour vous une façon de fixer ces moments de peur de les oublier ?

Moi je ne les oublierai pas, ces moments. Par contre, mes contemporains et les générations qui viennent risquent de les oublier. D’où, en effet, la croyance (peut-être illusoire) que le roman pourra les transmettre. C’est peut-être aussi une manière de clore un cycle de vingt ans : après être revenu de Gênes, je ne savais pas quoi faire de ma colère, de ma peur. Vingt ans après, j’en fais un livre.

6 – « La Nuit tombée sur nos âmes » est-elle un miroir que vous nous tendez, histoire de dire regardez ce qui se passe en ce moment ici ?

Ce n’était pas forcément mon idée première même si je suis suffisamment conscientisé

politiquement pour être en colère contre ce qui se passe aujourd’hui, et particulièrement contre les violences policières et le mépris de nos dirigeants à l’encontre d’une grande partie du peuple.

Cependant, écrire sur l’histoire, et l’histoire récente dans mon cas, c’est avoir la certitude que l’histoire a des retentissements sur le présent. Les violences policières à Gênes étaient sans aucun doute un avant-propos de ce que l’on connaît aujourd’hui en matière de maintien de l’ordre. Et refuser de se souvenir de ces violences d’il y a vingt ans, c’est favoriser l’apparition des violences d’aujourd’hui.

7 – Comment, d’après vous serait perçu le livre en Italie ?

Sera-t-il perçu ? S’il l’est, il le sera comme en France, je pense : certains le soutiendront, d’autres le critiqueront, selon leur positionnement politique et social. Après, il y a le plan de l’oeuvre littéraire stricto sensu : on peut ne pas aimer mon écriture et mes partis pris.

8 – Après le Rwanda, les abattoirs, le terrorisme, voici Gênes et sa violence d’état. Êtes-vous en train d’écrire une histoire de la violence moderne ?

Là encore, ce n’est pas entièrement conscient, mais je reconnais que la violence de l’État moderne me fascine. Cette violence parle de l’état de nos démocraties et du seuil d’acceptation des citoyens.

9 – Comment naissent vos personnages ? Dans le cas de « La Nuit tombée sur nos âmes », comment est né Cazalon, celui qui sort le plus transformé de ces quelques jours ?

Gislain Cazalon est un personnage de fiction. Lui, il ne m’a pas été inspiré par un flic que j’aurai croisé – d’ailleurs je croise très peu de flics dans ma vie. Mais mes personnages sont parfois inspirés de gens que j’ai connus. Un flic ou un journaliste peut d’ailleurs m’être inspiré par un plombier ou un paysan : une attitude, une façon de percevoir le monde m’intéressera plus que le port de l’uniforme ou de l’appareil photo.

10 – Vos personnages fonctionnent souvent par paire. Pour quelle raison ?

Peut-être parce que les hommes et les femmes n’ont pas la même perception du monde et que chaque perception du monde est intéressante pour comprendre un évènement.

11 – Comme Joseph Andras ou Didier Castino, vous vous emparez d’un pan de réel, y plongez votre fiction, et nous par la même occasion. D’où vient ce nécessaire ancrage dans la réalité ?

Chacun fait ce qu’il veut, mais moi, je n’écris pas du feel good ou du thriller à 4e Reich et complot franc-maçon dans lequel le héros ne savait pas que son meilleur ami était un serial killer sadique et nécrophile…. Si j’écris du roman, c’est pour parler du monde, de notre société. Et comment ils vont mal. C’est pour questionner notre responsabilité en tant que citoyens, électeurs, consommateurs, père ou fils, dans ce malheur aussi.

12 – Une phrase m’a particulièrement marqué. Je vous cite : «Dans la soirée, des voitures de patrouille ont été prises à partie par des émeutiers devant l’école Diaz — deux ou trois canettes ont été lancées, en réalité, mais la réalité est ce qu’on décide d’en dire, songe Carli.» Ce dernier bout de phrase est un véritable concentré de réflexion, quasiment un concept. D’où vient une phrase pareille ?

Je ne sais pas réellement d’où elle vient, mais elle résume ce que je pense du discours politique et bien trop souvent du discours historique. La réalité est bien trop complexe pour qu’on prenne le temps de l’expliquer. Pour expliquer la complexité, il faut du temps et du savoir-faire, de la pédagogie. Les réseaux sociaux et de moins en moins les médias ne sont plus le lieu de ce temps long nécessaire. J’ose croire que la littérature peut servir à cette explication. Voltaire disait que l’Histoire est un malentendu sur lequel les historiens ont choisi de s’entendre. Nombre de décideurs politiques, économiques, médiatiques ont choisi de s’entendre sur un malentendu, sur un mensonge.

Espérons que quelques romanciers et romancières s’y refusent encore.

13 – « La Nuit tombée sur nos âmes » quelle est la raison de N majuscule ?

Aucune idée. Il faudrait demander à mes éditeurs. Ou à ma psychanalyste.

14 – La nouvelle présentation des livres chez Agullo tombe à point. Rarement couverture aura aussi bien représenté un texte. D’où vient cette photo, et comment l’avez vous choisi ?

Aucune idée. Il faudrait demander à mes éditeurs. Parce que ma psy n’en sait absolument rien, j’en suis certain. La couverture est chouette, c’est vrai. Mais Agullo est une maison d’édition d’un très grand professionnalisme et lorsqu’ils m’ont fait voir la couverture, elle m’a paru évidente. Ce n’est pas donné à tous les écrivains d’avoir des éditeurs comme les gens d’Agullo !

15 – Pour terminer Frédéric Paulin, quels sont vos projets ? Peut-on espérer voir vos nouvelles en recueil ? Quel sera le théâtre de votre prochain roman ?

Honnêtement, je ne suis pas le meilleur nouvelliste de mon village de 2500 habitants. J’en écris parfois, mais à la demande d’amis qui éditent des recueils. La nouvelle est un art compliqué pour moi, je suis plus à l’aise dans le roman. Chacun son job.

Je suis en train d’écrire sur le prolétariat, sur la transformation de la classe ouvrière depuis 1945. Je me documente, j’écris, je m’arrête, je copie-colle, je vais promener mon chien dans la campagne, je me dis c’est nul ou c’est bien, en d’autres termes j’avance. Mais dire si tout ça donnera un roman, je ne peux pas le certifier. « Work on progress », comme disent les jeunes gens branchés aux dents longues.

Entretien réalisé par échange de mails le 03/09/2021.

Nico Tag.

LA NUIT TOMBÉE SUR NOS ÂMES de Frédéric Paulin / Agullo

« Vive la Révolution ! entend-on. À mort les bourgeois ! À mort le capitalisme !

Une jeune femme masquée d’un foulard échappe de peu au poitrail démesuré d’un hongre dacaraçonné. Elle rit en lançant une pierre qui rebondit sur le casque du cavalier.

Un homme propulse un pavé sur la vitrine de l’agence NordBanken. Deux ou trois autres, cagoulés, vêtus de noir, l’imitent puis s’enfuient. Un jeune type, l’air sérieux, agite un drapeau rouge sur lequel les visages de Marx, Lénine et Mao sont dessinés. Une camionnette est la proie des flammes, des détonations claquent, la fumée, le gaz, lacrymogène tourbillonnent dans les rues. 

Un vieil empire chancelle t-il sur ses fondations déjà ébréchées ?

Un nouveau monde est-il en train de naître ?

Samedi 16 juin 2001, Göteborg est en feu.« 

Frédéric Paulin n’attend pas. Premières phrases, premiers paragraphes de ce qui sert de prélude, il nous jette en Suède, sous la mêlée entre manifestants et forces de l’ordre.

Après les mercenaires, le Rwanda, les abattoirs, la lutte contre le terrorisme, notre auteur nous embarque direction Gênes. Pendant le sommet du G8 de juillet 2001. 

Gênes 2001, on s’en souvient ou pas, on se renseigne si besoin. Paulin s’en souvient bien, il en était. Ce n’est pas pour autant qu’il écrit en ancien combattant, ou en s’attribuant quelques glorioles. Sa mémoire se trouve probablement au creux de ces pages, mais elle n’est pas son unique base de travail, tout au plus une contribution comme une autre. Car à la lecture, on sent bien le foisonnant travail de documentation, la masse ingérée des lectures de la presse de l’époque, d’essais historiques parus depuis ; il est en cela l’héritier d’un autre écrivain de romans noirs, Didier Daeninckx, il possède ce même souci du détail historique et idéologique.
Paulin est dans un travail d’investigation, le récit frôle parfois le reportage au long cours. Il ne reste que peu de place pour l’imagination du lecteur tant son écriture est précise, minutieuse, exigeante de vérité dans les moindres détails. Le livre démarre par ce court prélude de juin, rebondit à Rennes le 13 juillet, puis suit, presque heure par heure, le déroulement des événements du mardi 17 au dimanche 22 juillet. 

Le travail de fiction est ailleurs. Comme dans la trilogie Benlazar, c’est grâce à ses personnages que Frédéric Paulin nous remet en mémoire des événements importants qui s’évaporent de nos souvenirs avec le temps.
Ce que j’aime dans son écriture, c’est le regard, la tendresse qu’il porte justement à ses personnages. Il n’a rien du dieu créateur malveillant, du démiurge tout puissant. Ses personnages n’ont rien de surhumain, il les pétrit à hauteur de femmes, d’hommes.

Il y a d’abord Wag et Nathalie, la confrontation entre les tenants des revendications pacifiques, et ceux pour qui la violence est le moyen d’action. La LCR d’un côté, la CNT de l’autre. Ils sont rennais comme Paulin. Ils ont en commun leur fougue et leur jeunesse. Nathalie brûle, irradie le roman, quand lui, Wag, joue, bien malgré lui, dans des zones plus sombres, glauques. 

Autre duo. On change d’ambiance avec Lamar, conseiller communication de Jacques Chirac ; autre milieu, autre violence, celle d’un arriviste pour qui le G8 n’est qu’une occasion de briller. Son incompétence se double d’une exceptionnelle poltronnerie, prêt à envoyer les autres sur le ring, il est poule mouillée devant celui qui parle fort.
Seul italien du tableau, Franco de Carli, conseiller sécurité du ministre de l’Intérieur du nouvellement réélu Berlusconi, responsable de la sécurité du G8. Un fasciste qui voit dans les manifestations l’occasion de traquer et briser du rouge, en usant de toutes les roueries dont son intelligence est capable. 


Martinez et Cazalon, deux flics de la DST qui ne savent pas trop pour quelles raisons ils se retrouvent mêlés à cette histoire si ce n’est qu’ils tiennent Wag depuis un certain temps. Eux-mêmes sont tenus par Lamar, qui a lui-même les mains ficelées par Carli.

Gênes est un point de convergence. Plus on progresse, plus Paulin imbrique ses personnages les uns dans les autres. 

Pour compléter ce tableau, Génovéfa, journaliste au JDD, qui se débrouille pour être à Gênes et se métamorphoser en reporter dans une ville en état de siège. Suivie par un photographe rencontré sur place, un peu balourd, cynique mais expérimenté qui m’a rappelé un autre journaliste, celui de « Ça change quoi ». Ce roman de Roberto Ferrucci reprend ses propres souvenirs durant les événements génois.


Comme dans ses ouvrages précédents, le manichéisme n’a pas sa place dans ce roman.

On voit comment un événement peut chambouler des vies du tout au tout. L’un arrête le militantisme, l’autre quitte son fiancé, d’autres encore mettront fin à leur carrière, etc. Ce que ces gens ont vu et vécu les a transformés.
Les trois femmes, Nathalie et Génovéfa, et Martinez à moindre échelle, s’en tirent le mieux, Paulin les laisse sortir grandies de cette histoire. Cazalon s’en sort bien aussi.

Son écriture nous place à l’endroit exact où se trouve ses personnages, on bouge quand ils bougent, on court quand ça panique, on s’étouffe et pleure avec les fumigènes ; au coeur de la manipulation, politiciens d’extrême droite proches de Berlusconi et agitateurs complices des forces de l’ordre. 

« La manifestation de l’après-midi a encore donné lieu à des saccages et à des affrontements.

« Putain ! On leur tue un des leurs et ça ne les calme même pas. Il faudrait quelques fusillés pour l’exemple. »

Franco de Carli observe les individus autour de lui. On dirait des coqs excités par des poignées de gravier lancées par le public, juste avant le combat.

Dans la soirée, des voitures de patrouille ont été prises à partie par des émeutiers devant l’école Diaz — deux ou trois canettes ont été lancées, en réalité, mais la réalité est ce qu’on décide d’en dire, songe Carli. Les habitants de la rue Battisti ont signalé que des jeunes habillés de noir, battes de baseball ou manches de pioche à la main, s’étaient réfugiés dans les locaux de l’école.« 

Paulin maîtrise le pouvoir de la fiction qui lui permet de digérer un cadre historique précis pour le transformer en décor dans lequel il emmène ses lecteurs. Il place « La Nuit tombée sur nos âmes » au carrefour du récit historique et du roman réaliste.

L’histoire, je l’ai dit, suit pas à pas ce qui s’est passé au long de ces jours funestes.

Frédéric Paulin ne cesse d’augmenter la tension, très graduellement, à la David Peace.

Il tourne son récit autour d’un point précis de son histoire jusqu’à nous faire tomber dessus avec une rare violence, typiquement ce qui se passe la journée du vendredi. Il revient à la charge au même endroit, en multipliant les points de vue, en disséquant un moment très court, il braque un télescope sur un événement qui dure quelques minutes, et comme David Peace il cherche à pénétrer le cœur de la vérité. Même, surtout, si celle-ci n’est pas belle à voir, en l’occurence ce que l’on voit c’est une démocratie moderne sombrée dans une extrême violence, avec coups de toutes sortes, tortures et meurtre à la clef. Le dernier chapitre, le dimanche 22 juillet, est le plus noir du roman, c’est à une vision effroyable que nous sommes confrontés, en prison ou à l’hôpital la répression est illimitée. J’ai terminé ma lecture avec un goût de sang dans la bouche.

« La tête de Wag bascule en arrière et il chute dans un puits sans fond. Il sait qu’il n’en remontera pas, il sait que sa jeunesse qu’il voulait encore retenir un peu vient de lui échapper. Il sait qu’il ne reviendra pas de Gênes comme il y était venu. Les flics italiens ont réussi ça : le renvoyer en France en lui volant ses espoirs.« 

On peut avoir plusieurs lectures de ce roman, soit purement littéraire ou de plaisir, roman noir ou vaguement historique, la lecture politique me semble la plus enrichissante. Paulin nous rappelle qu’il faut continuer à lutter pour rester libre.

« La Nuit tombée sur nos âmes”, c’est deux cents soixante-dix pages tendues, brutales, terriblement réalistes. 

NicoTag

J’aurais pu choisir « Rodney King » de Ben Harper ou « London Calling » du Clash, mais j’ai préféré un morceau qui a souvent résonné dans ma tête pendant ma lecture. En plus cette version sauvage est d’une rare intensité. « Rockin’in the free world » de Neil Young à Glastonbury en 2009.

LA FABRIQUE DE LA TERREUR de Frédéric Paulin / Agullo.

Tout a une fin, même cette excellente trilogie qui intègre la crème du polar français haut la main, grâce au talent de son auteur, Frédéric Paulin et au pif exceptionnel des éditions Agullo qui ont fait rentrer ce poids lourd dans leur catalogue.

Comme beaucoup – et encore, pas assez nombreux! – j’avais succombé à La Guerre est une Ruse et aux Prémices de la Chute. J’attendais donc -sans trop attendre puisque dernier tome – la fin de la trilogie: elle est là, elle s’appelle La Fabrique de la Terreur et est assez impitoyable.

Le récit se déroulant de manière chronologique, on s’attend à être KO à plusieurs reprises: c’est inévitable, les années de la Fabrique sont très proches de nous et comptent les plus récentes drames que le terrorisme a déclenché sur le sol français.

Je vais m’arrêter donc uniquement sur les points qui m’ont le plus émue ou fait réagir.

Les personnages, bien sûr! Tedj, ce cher Tedj qui nous avait cueillis dès La Guerre est une Ruse et sur lequel les années sont passées sans arriver à étouffer son infinie inquiétude. Vanessa Benlazar, digne fille de son père, droite dans ses bottes et obsédée par la justice. Tête brûlée – à tort ou à raison – aussi émouvante que son père.

Laureline Fell, jonglant entre les attentes d’une hiérarchie aveugle et ses convictions intimes: comment endiguer le sentiment d’impuissance qui vous accable lorsqu’on a l’impression de pisser dans un violon pendant que des gamins s’en vont tuer ou se faire tuer dans la guerre la plus absurde et indéchiffrable qui soit? Comment continuer lorsque vos alertes ne servent à rien?

Réif, le prof – et derrière lui LES profs – impuissants et fragilisés, seuls, devant des élèves paumés au point de devenir bourreaux et pencher l’oreille devant la première sirène qui leur promettrait vengeance dans un café, une mosquée ou sur Internet. Prêts à rejoindre la guerre là où elle se trouve. Les portraits de certains parmi eux, on aurait envie de hurler – Frédéric Paulin sonde leurs parcours, leur raisonnement, avec la précision d’un entomologue.

La fine analyse des Printemps Arabes et de leurs failles (le roman s’ouvre en Tunisie avant de rejoindre la France); le Big up aux Kurdes et à leur indéfectible courage qui a permis de faire mordre la poussière à Daech. Le regard de Pantani et de son équipe, nettoyeurs de l’Etat dans les zones de guerre où la France a des intérêts sensibles.

Il y a tout ça et bien plus encore dans La Fabrique de la Terreur: l’ensemble des trois romans est pour moi aujourd’hui un impératif dans la littérature française pour ceux que l’histoire contemporaine intéresse ou simplement pour ceux qui cherchent à comprendre ce qui nous est tombé sur le coin du museau à la fin du XXe siècle. 

Monica.

Pour les chanceux qui y seront présents (si on échappe à l’annulation) Frédéric Paulin sera au Quai du Polar à Lyon du 3 au 5 avril 2020.



LA PESTE SOIT DES MANGEURS DE VIANDE de Frédéric PAULIN/ La Manufacture de Livres


Dans une actualité récente, la lutte de mouvements spécistes apparaît au premier plan. Récurrence du discours, vidéos en caméras cachées chocs, lobbying implicite, tout de leur combat évoque un débat où la manichéisme semble être une règle fondatrice, intangible. C’est bel et bien ce propos présenté dans ce roman noir, qui pourrait apparaître comme une diatribe, un manifeste de la cause, où s’affichent les mutations idéologiques, sociétales d’un monde régi par une bien-pensance vectorisée inéluctablement par la force et l’impact médiatique.

« Un policier est retrouvé égorgé dans un abattoir des Hauts de France. Un post-it est collé sur sa poitrine avec inscrit dessus : « Peuvent-ils souffrir ? ». Un groupe de défenseurs des animaux, de spécistes, est rapidement mis en cause. Etienne Barzac de l’IGPN, la police des polices, découvre de plus que le fonctionnaire assassiné a un passé chargé et complexe. Il part mener son enquête avec le lieutenant Salima Belloumi, plus pour éloigner la jeune femme et la protéger de son mari violent. Et on va découvrir « ce qui se dit » dans cette curieuse enquête. C’est seulement après que l’on apprendra « ce qu’il s’est passé ». Comment des jeunes sont devenus de militants absolus de la cause animale, ce qui se passe réellement dans ces abattoirs d’où des images effrayantes commencent à parvenir à la connaissance du grand public. »

Breton, Frédéric Paulin est l’auteur de plusieurs romans noirs historiques et de polars mélangeant critique sociale et chronique policière. Il fut lauréat en 2014 du « Grand prix du roman Produit en Bretagne », un prix délivré par les libraires de Bretagne à l’unanimité.

L’auteur prend le parti de nous conter cette enquête politique, de narrer les ramifications étiologiques de ce meurtre, par les prismes, les regards des différents protagonistes en n’obéissant pas à une sacro-sainte chronologie.

On est face à des personnages traînants tous leurs douleurs, tous leurs non-dits. Ils se font face, ils s’affrontent, ils pensent souvent lutter pour leurs ou des idéaux. Et cet assassinat révélera une assourdissante cacophonie de pensées personnelles qui bien trop souvent restent parées d’un idéalisme brinquebalant. C’est aussi la lutte de chacun dans le chemin choisi jonché de crevasses, de murs trop hauts, de déviations dématérialisées, conférant au propos romanesque sa substance humaine marquée. Les hypothèses initiales sont mises à rude épreuve. Tout n’est pas exhaustivement décrit, poussé jusqu’à son terme, et le récit souffre, peut-être, de certains décrochages dans son fil directeur mais l’on se prend à communier avec certaines des personnalités. (chacun les trouvera ou s’y trouvera naturellement…)

Comme assez régulièrement le roman noir nous présente des accointances avec le travail journalistique d’investigation. Le verbe est descriptif et ne laisse peu de place à un enrobage dit « littéraire ». Paulin construit, avec ses faiblesses, ses maladresses, un roman malgré tout attachant laissant à réfléchir. Et c’est bien aussi l’objectif d’une œuvre romanesque.

Cris et hémoglobine !

Chouchou

En toute logique le titre associé ne pouvait être que celui-ci  cité par l’auteur lui-même.

LEMONDE EST NOTRE PATRIE de Frédéric Paulin / Goater noir.

Frédéric Paulin, Rennais depuis de nombreuses années bénéficie d’une belle côte d’amour chez ses pairs mais n’a pas encore connu le succès public qu’il mérite sans conteste. Souhaitons qu’avec ce nouveau roman édité à la maison d’édition rennaise Goater, il en soit différemment.

 
« Orbs patria nostra. Le monde est notre patrie.
Condottieres, Gardes Suisses ou corps francs sont relégués aux confins de l’histoire ou du roman lorsque Maxence Stroobants se tatoue la devise des mercenaires sur le corps. Au 21ème siècle, il vend son savoir-faire de combattant au plus offrant. De l’Irak au Niger, du Mali en Syrie, lui et ses compagnons escortent, sécurisent, défendent les intérêts politiques et économiques de pays ou d’entreprises internationales.
Mais lorsque la guerre rapporte trop d’argent et devient un business de multinationales tentaculaires, les gouvernements s’en inquiètent. Et tant pis si à l’époque de la guerre de basse intensité, les gouvernements utilisent les nouveaux mercenaires pour assurer la sale besogne.
Peut-être que Stroobants et les siens ont trop vite oublié la première règle de la guerre qui ne dit pas son nom : un mercenaire n’a pas droit au statut de combattant ou de prisonnier de guerre.
Mais ce n’est pas sur le champ de bataille que Stroobants va devoir sauver sa peau. Les ors de la République et les cours de justice occidentales vont s’avérer des terrains bien plus dangereux qu’une ligne de front. »

 
Les lecteurs avertis verront tout de suite le lien avec Pukhtu mais si les officines paramilitaires étaient partie prenante du roman de DOA elles n’étaient néanmoins qu’un pan de l’œuvre pharaonique. Ici, ces petites entreprises très discrètes mais terriblement efficaces sont le sujet du livre et comme c’est une organisation française qui est suivie et cela nous permet de voir un peu les « entreprises » de l’Etat français dans son combat pour la liberté et la démocratie à travers plusieurs terrains de guerre au Moyen Orient ou en Afrique. De même que BAAD de Cédric Bannel permettait de mieux connaître l’Afghanistan, « le monde est notre patrie » s’avère un très bon complément à Pukhtu si vous avez été fascinés par cette manière de faire la guerre au XXIème siècle.

 
Dès les premières pages, vous êtes embarqués dans un autre monde où la violence et la mort sont toujours présentes, un monde qui ne nous émouvait plus tellement tant la répétition des images créait chez nous une regrettable habitude et une bien basse lassitude. Maintenant que la barbarie apparaît chez nous, on semble mieux comprendre ce que peuvent vivre toute leur brève vie certaines populations.

 
Bref, Paulin semble extrêmement bien renseigné et son récit est tout de suite vivant, vibrant et en même temps très informatif sur la paire Stroobants / Blaskó leaders de l’organisation, soldats de fortune et compagnons d’infortune que l’on suit sur les divers terrains de jeux des puissants : Irak, Syrie, Mali et Niger et aussi dans les salons où tout s’achète et tout se vend et où politiciens, banquiers et industriels se partagent le gâteau et décident, au chaud, de l’avenir de certaines régions du monde et de leurs populations. Et Stroobants découvrira rapidement qu’il est beaucoup moins dangereux de se déplacer entre l’aéroport et le centre de la ville la plus dangereuse du monde, Bagdad, que d’arpenter certains salons douillets de Paris.

 
En prenant le temps de raconter ses personnages, Frédéric offre ainsi un roman où les scènes spectaculaires alternent avec des moments qui permettent de mieux comprendre les comportements et les agissements de chacun. Bon, peut-être que l’auteur aurait pu faire l’économie d’une histoire d’amour mais, pas d’ennui, ça roule, ça secoue et dans les pas de DOA, Manotti, Oppel… Frédéric Paulin a écrit un roman « politique » qui comme ceux des auteurs déjà cités permet de voir un peu l’envers du décor.

 
Habile.

 
Wollanup.

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