Chroniques noires et partisanes

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STELLA ET L’ AMÉRIQUE de Joseph Incardona / Finitude

Alléluia! Joseph Incardona est de retour. Roman après roman, en changeant à chaque fois d’univers et de forme, Incardona a réussi à enchanter sur des sujets aussi diversifiés que la guerre dans le couple, le machisme, une compétition dans des saunas en Finlande, la disparition d’un enfant (terrible Derrière les panneaux, il y a des hommes faisant ensuite passer tous les autres romans sur le même thème pour du cosy), le monde de la finance, l’univers des média. Si l’on devait trouver un point commun à toutes ces histoires, ce serait peut-être le récit des destins de petits, de soumis, de brimés qui décident un jour par choix ou par nécessité de s’opposer aux puissants du monde, au capitalisme, formidable machine à broyer les corps et les âmes et à ses manifestations les plus barbares. On pouvait donc décemment imaginer qu’un jour, il viendrait donner des coups de latte à la religion. On y est, vas-y Joseph, cogne, on est avec toi !

“Stella fait des miracles. Au sens propre. Elle guérit malades et paralytiques, comme dans la Bible. Le Vatican est aux anges, pensez donc, une sainte, une vraie, en plein vingt et unième siècle ! Le seul hic, c’est le modus operandi : Stella guérit ceux avec qui elle couche. Et Stella couche beaucoup, c’est même son métier…

Pour Luis Molina, du Savannah News, c’est sûr, cette histoire sent le Pulitzer. Pour le Vatican, ça sentirait plutôt les emmerdements. Une sainte-putain, ça n’est pas très présentable. En revanche, une sainte-martyre dont on pourrait réécrire le passé…

Voilà un travail sur mesure pour les affreux jumeaux Bronski, les meilleurs pour faire de bons martyrs. À condition, bien sûr, de réussir à mettre la main sur l’innocente Stella. C’est grand, l’Amérique.”

Si les histoires d’Incardona sont souvent très noires, parfois dures à supporter, elles peuvent s’avérer aussi plus “légères” voire franchement drôles et ce nouvel opus, dans le ton, se rapproche de Lonely Betty qui se situait également aux USA. Visiblement, l’univers ricain provoque chez l’auteur une hilarité qui va nous emmener très loin dans un Deep South qu’on connaît un petit peu et qu’on apprécie particulièrement quand tous ces clichés assumés et servis, sans excès de pathos, sont au service d’une histoire très barrée. 

Dès la présentation de son étoile “Stella”, dans l’incipit, on sent l’amour qu’il a pour son personnage de “Marie-Madeleine” moderne. D’ailleurs, il montrera beaucoup de tact, d’empathie, de pudeur, de respect pour ce beau personnage, très solaire. On s’attache très vite à cette petite nana qui est bien ennuyée par ses “dons” de guérison et on se demande comment Incardona va nous terminer ce conte noir. Méfiez-vous… malgré l’humour souvent présent, ce mec-là est capable de tout. Chez lui, la balance penche parfois du côté des puissants, des salauds. Stella est trop jeune pour être mise en bière…

Le Sud des motels et des relais routiers glauques, des paysages grandioses, des flingues,  des tueurs très déterminés, des morts, des ex-Navy Seals, des curés du Sud profond, Las Vegas et son strass, une bonne couche de résilience et de rédemption, l’ambiance des bouquins de Crews et  encore plus de Nightmare Alley de William Lindsay Gresham, les univers des frères Coen et de Noah Howley, des autochtones dénommés James Brown ou Robert Smith. Beaucoup de “champions” dans l’affaire…Une cour des Miracles déjantée rehaussée par quelques grands moments de connivence avec le lecteur.

Du grand art assurément ou du grand n’importe quoi parce que tout le monde n’appréciera pas la charge, Stella et l’Amérique est une bien belle fable sous la ligne Mason-Dixon, un chaleureux rayon de soleil au cœur de l’hiver. 

Clete

LONELY BETTY de Joseph Incardona / Finitude

Lonely Betty est un roman déjà ancien de l’auteur suisse Joseph Incardona à qui on doit depuis quelques années, de grands et forts moments de littérature noire : 220 volts, Derrière les panneaux il y a des hommes, Chaleur, La soustraction des possibles et Les corps solides.

L’ouvrage, publié chez Finitude en 2010, était épuisé depuis longtemps et la maison en le rééditant va permettre aux fans de l’auteur de s’offrir un petit plus, délicieusement noir.

C’est la veille de Noël 1999, tout le monde est pressé, bien occupé mais à Durham, petite ville du Vermont, on va fêter les cent ans de Betty Holmes née le même jour que Jésus Christ. La vieille instit est internée à l’hospice communal depuis 60 ans, depuis la disparition restée mystérieuse de trois frères qui étaient ses élèves. Depuis ce tragique événement la vieille toupie est restée totalement mutique. Les notables de la commune se rendent donc à la petite célébration, une petite corvée avant les agapes du réveillon. Et puis badaboum, la vieille dame prend soudain la parole…

“ Je veux parler au lieutenant à la retraite John Markham.” Le silence autour de la vieille était aussi dense qu’un pudding. Elle-même, surprise d’entendre sa propre voix après tout ce temps, ajouta d’un ton scolairement autoritaire:

“Et tout de suite, nom de Dieu!”

Beaucoup plus léger que ses dernières oeuvres noires Lonely Betty est un pastiche des vieux romans noirs américains, une fable noire très drôle si vous aimez un humour souvent situé en dessous de la ceinture.

“Lauren interrompit sa fellation, leva son visage vers James Sullivan :

– Dis, mon chou, tu ne trouves pas que les chapitres de cette histoire deviennent de plus en plus courts ?

Le regard voilé par le plaisir, il soupira :

– Je suppose que c’est une question de rythme…

– Mais on est des personnages secondaires ? À quoi bon mentionner que je te taille une pipe ?

– J’en sais rien, continue, poupée.”

Evoluant dans une centaines de pages addictives, on se demande un moment comment Joseph Incardona va retomber sur ses pattes tant le propos est court et on s’inquiète d’un final qui serait bâclé. Mais l’auteur est malin, très malin et réussit un très beau coup en transformant son récit décalé en hommage à un grand écrivain du Vermont, oui, je sais bien que vous avez deviné de qui il est question. Rajoutons que cette nouvelle mouture est embellie par des illustrations délicieusement noires de Thomas Ott dont on avait déjà beaucoup apprécié le travail pour une réédition de A Hell of a Woman de Jim Thompson aux éditions la Baconnière.

Un beau cadeau à faire ou un bel objet à s’offrir.

Clete

LES SILENCES de Luca Brunoni / Finitude

SILENZI

Traduction: Joseph Incardona

« Se taire, ne jamais se mêler des affaires des autres, voilà la règle qui prime dans ce village au cœur des montagnes, et permet à chacun de cultiver consciencieusement son lot de rancœurs et de préjugés. Quand Emil a disparu, personne n’a rien dit, bien sûr, les langues sont restées liées. Et quand l’orpheline, la jeune Ida, a été placée chez les Hauser, on se doutait bien que la vie serait difficile pour elle.

En butte à la haine de la fermière et aux regards libidineux de son mari, la jeune fille ne peut compter que sur son amitié clandestine avec Noah, un adolescent qui rêve d’ailleurs. Il réussit à la convaincre qu’elle aussi a droit à sa part de bonheur, mais il est trop tard. Ils ne parviendront, bien malgré eux, qu’à déclencher malheurs et drames, à faire remonter à la surface toute la boue de secrets et de non-dits du village.« 

Luca Brunoni, écrivain et professeur de droit suisse, arrive en France chez Finitude avec Les Silences, son deuxième roman mais son premier traduit en français. Si Luca Brunoni est apparemment parfaitement francophone, c’est en italien qu’il écrit, sa langue maternelle, et c’est l’écrivain Joseph Incardona qui s’est chargé de la traduction. 

On nous le spécifie dès le début du livre, l’auteur s’inspire ici d’une page pas très glorieuse de l’histoire helvétique. Il apparaît qu’entre le XIXe siècle et 1960, de nombreux enfants orphelins ou de familles difficiles, furent placés dans des institutions ou dans des familles, notamment paysannes, où ils furent une main d’oeuvre très largement exploitée, pour ne pas dire réduits à l’esclavage. Le contexte donné, on se doute déjà que l’ambiance du roman ne s’annonce pas bien joyeuse.

Les silences est découpé en deux parties. La première est consacrée à Ida, l’orpheline de 13 ans, et à son arrivée puis son quotidien au sein de la famille Hauser et dans le village. On découvre petit à petit différents personnages par le prisme de l’orpheline, ainsi que tout ce qu’elle doit subir. Pour ce qui est de la deuxième partie, celle-ci revient sur le même laps de temps mais du point de vue du village et ses habitants. Le procédé a le mérite d’être un minimum original et permet ainsi de poser dans un premier temps les différents éléments de l’intrigue, tout en gardant une part de mystère, puisque c’est seulement dans la deuxième partie que se dévoile plus en détails tout ce petit monde – et ses secrets – qui gravite autour de notre orpheline.

Le style de Luca Brunoni qui se veut assez concis, même lapidaire, est fait de phrases courtes et épurées. On n’est clairement pas dans de grandes envolées lyriques. Bien que pour ma part ce soit une démarche que j’ai tendance à trouver efficace et intéressante en général, ici j’ai néanmoins l’impression que c’est parfois un peu trop sommaire, voire scolaire. Nul doute que des moins tatillons que moi serons aisément plus convaincus, les pages s’avalant rapidement et agréablement. L’atmosphère est dickensienne et définitivement noire, de quoi contenter les amateurs du genre qui n’ont pas pour habitude de faire dans le jovial.

Les silences de Luca Brunoni est un roman de campagne bien noir et austère dans lequel tous les personnages ont leur part d’ombre. On est assez loin d’une certaine image lissée de la Suisse avec ses paysages bucoliques de carte postale. Un livre qui a un potentiel pour trouver son public et une nouvelle voix de la littérature helvète qui n’a probablement pas encore écrit son dernier mot. 

Brother Jo.

LES DIMANCHES DE JEAN DEZERT de Jean de la Ville de Mirmont / Finitude

Jean de La Ville de Mirmont n’a publié qu’un seul roman, à compte d’auteur, avant de mourir à vingt-sept ans sur le front en 1914. Un seul roman qui n’a jamais fait l’actualité ni jadis ni maintenant sauf pour les rares initiés, les rares élus qui, par hasard ou par le bouche à oreille ont pu lire Les dimanches de Jean Dézert, toujours édité par la collection “La petite Vermillon”.

Les éditions Finitude nous offrent ainsi un petit bonheur à partager avec ce grand format joliment illustré par Christian Cailleaux avec des images qui rappellent parfois Tardi mais en tendres gris colorés, la vraie couleur de l’histoire. On n’est pas dans le Noir, juste à la limite, mais attention à cette histoire paraissant si naïve.

Jean Dézert est un homme jeune qui n’a pu être mobilisé en 1914 à cause de son extrême maigreur. Il vit une existence simple, banale, monotone toute la semaine. Il quitte son appartement au plafond bas tous les matins pour aller travailler dans un ministère où il occupe un poste subalterne.

Son travail n’occupe guère sa pensée. Il s’agit de compléter des imprimés, de communiquer ou de transmettre, selon le cas, des pièces à d’autres services. Et puis il ne faut pas oublier la différence qui existe entre la formule “faire connaître” et celle “faire savoir”.

Ses soirées, ses nuits comme son cœur sont solitaires aussi. On ne sait si on doit s’attrister ou si finalement cette vie répétitive lui convient tellement il est prompt à toujours se mettre en retrait. En fait, et cela nous est révélé rapidement, Jean Dézert ne vit que pour les dimanches.

“Le dimanche, c’est toute la vie de Jean Dézert. Il apprécie ce jour que si peu de personnes comprennent. Il ne se fatigue point de parcourir et d’errer le long des grands boulevards.

On le suit ainsi dans ses déambulations à travers le Paris d’antan, les quartiers fréquentés, les lieux plus secrets, le faste et le discret, tout lui plaît et l’auteur, par sa plume qui n’a l’air de rien pourtant, nous fait partager cet émerveillement de Jean Dézert devant le lumières de la ville.

Et puis arrive Elvire, une toute jeune femme, et Jean Dézert voit poindre puis éclore un sentiment amoureux mais n’est-ce pas trop pour lui ? Cette relation ne va-t-elle pas gâcher une vie si bien rangée, ordonnée ? Jean Dézert peut-il atteindre le bonheur d’une vie de couple ou va-t-il tout droit à la catastrophe, le drame ? L’amour a ses mystères et les femmes bien plus encore…

À l’heure du casse-tête des étrennes, voici un court roman à glisser sous le sapin. Tout y est charmant, simple, joli. La belle désuétude de la plume est enivrante et on se régale de pépites de phrases où évoluent des passés du subjonctif, un lexique devenu obsolète, une grammaire exécutée dans les règles de l’art, au service d’une histoire touchante.

En refermant le livre, s’immisce une certaine tristesse en s’interrogeant sur la part autobiographique du roman. Jean de la Ville de Mirmont était aussi employé d’une grande administration, avait été réformé pour maigreur en 1914 mais avait réussi à être incorporé finalement en septembre pour périr au front deux mois plus tard, laissant encore plus seul l’infortuné Jean Dézert.

Un petit bijou de finesse.

Clete

DANS LA PIÈCE DU FOND de W.C. Morrow / Finitude

Traduction: J.-B. Dupin

Le mystère n’est jamais si opaque que lorsqu’il est à portée de main, derrière une porte, dans la chambre voisine ou « dans la pièce du fond ». William Chambers Morrow, journaliste à San Francisco à la fin du XIXe siècle, prend plaisir à jouer de ce paradoxe. Son goût pour l’étrange et la manière dont il le marie à la modernité, sous l’influence d’Edgar Poe et d’Ambrose Bierce, l’amène à inventer ce que l’on pourrait appeler le « fantastique policier ». L’un des premiers, il a l’intuition de quelques-uns des grands thèmes qui baliseront la littérature de genre du XXe siècle : l’angoisse urbaine, la folie meurtrière, l’inquiétant comportement d’un proche.

W.C. Morrow pourrait être le grand-père de Stephen King. Les neuf nouvelles rassemblées ici le prouvent.

Toujours désireux de découvrir des écrivains qui pratiquent l’art de la nouvelle – exercice bien trop mésestimé –, et plus encore des auteurs oubliés ou inconnus, cette réédition chez Finitude de ce recueil depuis longtemps épuisé, signé d’un certain W. C. Morrow, avait d’emblée une aura en mesure d’attiser ma curiosité.

Avec les références citées précédemment, j’ai nommé Edgar Poe et Stephen King, la barre est placée relativement haut. A tort ou à raison ? N’est-ce pas prendre le risque d’éveiller chez le lecteur des attentes trop importantes ? Dans le cas de Dans la pièce du fond, ces références s’avèrent au final justifiées mais un poil écrasantes, me laissant sur ma faim. Une déception ? Non, ce serait nier les qualités certaines de ces textes que d’évoquer là une déception. Je parlerais plutôt de frustration. Petite la frustration ! Point de claque de l’envergure d’un Poe. Voilà tout. A défaut d’être inoubliable, ce livre a d’autres atouts.

On retrouve dans ce recueil de neuf nouvelles plusieurs genrse littéraires qui s’entremêlent assez sobrement. Fantastique, horreur ou policier, c’est un mélange de tout ça. Les allergiques au fantastique ou à l’horreur n’ont pas à craindre de rester insensibles à ces textes. Rien n’est forcé en ce sens. Ce sont des petites touches, des éléments, qui parcourent les nouvelles, donnant une atmosphère un peu étrange mais assez convaincante à l’ensemble. Ajoutez à cela un charme d’antan légèrement désuet aux intrigues, mais pas si daté pour autant, et vous voilà transporté dans un curieux univers qui vous porte sans difficulté. Les textes sont de qualité inégale, il y en a des plus marquants que d’autres, mais le tout s’apprécie comme une véritable petite curiosité. 

W. C. Morrow n’a pas la force littéraire d’un Poe, ce qui explique peut-être qu’il soit injustement passé aux oubliettes, mais il mérite néanmoins d’exister parmi toutes les références que l’on pourrait lui coller car il y a définitivement des amateurs à contenter. Ça se lit à la lumière du chandelier, sauf peut-être pour les presbytes qui n’y verraient que du flou, un verre d’absinthe à la main, dans un bon fauteuil au bois grinçant. Frissons garantis si vous oubliez le chauffage !

Brother Jo

PAR LE TROU DE LA SERRURE de Harry Crews / Finitude

Traduction : Nicolas Richard

« C’est Byron Crews, le fils de Harry, qui a confié à Finitude le manuscrit de ce livre inédit. Quand on lui a envoyé Péquenots (Finitude, 2019), qui est la traduction d’un recueil paru en 1979, le livre lui a beaucoup plu. Il nous a alors appris qu’il avait retrouvé dans les papiers de son père un manuscrit prêt pour la publication. Harry Crews avait rassemblé quelques grands reportages parus dans la presse dans les années 80 (Playboy, Esquire, Fame…), auxquels il avait ajouté certains textes plus autobiographiques. Il avait révisé l’ensemble… puis il était mort. Et depuis, personne ne s’était intéressé à ce manuscrit.« 

Ces mots, fournis par l’éditeur Finitude, et l’objet littéraire en lui-même placardé d’une photo NB, là encore un gros plan crépusculaire du visage d’Harry Crews, de sa gueule, affirment tranquillement la proximité entre ce recueil et celui précédemment édité, Péquenots, que je chroniquais il y a plusieurs mois. La collection de textes (chroniques, reportages, souvenirs…) proposés dans Par le trou de la serrure se distingue toutefois par la période arpentée et examinée par l’écrivain de Bacon County, en Géorgie : les années 80. En pleine Amérique reaganienne, Harry Crews franchit des seuils que sa conscience ou ses convictions réprouvent : il rencontre David Duke, Great Wizzard des Chevaliers du Ku Klux Klan, terrifiant de séduction policée mais tout aussi follement haineux que ses supporters. Il approche Jerry Falwell et d’autres de ces télévangélistes qui ont le vent en poupe alors, hérauts de la Moral Majority mais aussi d’une cupidité décomplexée. Il se fait parfois heureusement moins violence pour partager des moments avec Madonna (dont il donne un portrait incisif), Sean Penn, ou disséquer la trajectoire du boxeur Mike Tyson. La boxe reste une passion pour Harry Crews. Sans a priori, sans condescendance, les expériences racontées sont un aperçu étonnant du show-business et de certains de ses protagonistes. Un certain Donald Trump passe même dans le décor…

Mais la part belle du recueil est faite d’un ensemble de textes plus intimistes, qui se tournent vers des épisodes et des blessures dans la vie de l’homme, au mitan de son parcours. Le ressourcement humble d’un auteur en panne d’écriture, le souvenir d’une mère digne dans la pauvreté, la perte accidentelle d’un jeune fils, les déboires et les gnons liés à la boisson ou l’entrejambe… Là encore, c’est donné sans vernis et l’émotion véritable perle. Car Harry Crews ne triche pas, c’est ce qui nous touche. Il ne lui est pas possible non plus d’éteindre totalement ce qui fait son style, le détail qui flingue, le trait d’humour au milieu de la mocheté. Il ne lui est pas possible non plus d’oublier de ce qui le définit : l’attachement à sa Géorgie natale, là-bas, aux bordures du marais d’Okefenokee, l’attachement à un petit peuple de métayers pauvres, de bûcherons et de braconniers portés sur la bibine et la castagne dont il est le fils miraculé, par son talent. Vous aussi vous vous surprendrez à désirer d’avoir un oncle Cooter unijambiste, analphabète et vieux sage, de cajoler (en tout cas en esprit) un gator ou bien alors de posséder une vraie bonne mule ainsi que la science de son élevage et de son commerce. 

L’écrivain suisse Joseph Incardona, ami de Crews, signe la postface de cette liasse de feuillets. : « On l’aura compris, Harry Crews est l’écrivain des marges, à l’Ouest des âmes seules, torturées, grotesques. L’écrivain des perdants magnifiques. A l’instar de ses personnages qu’il aborde et décrit avec l’amour particulier d’un père pour un enfant différent, d’un homme qui sait que la vie est fragile, la défaite plus fréquente que son contraire et que ce qu’on peut espérer de mieux, au final, sont ces instants de bravoure où l’existence se condense pour nous révéler ses secrets, les éclats de diamant qui font que tout ça en vaut la peine. »

Alors comment voulez-vous vous sentir seul, désemparé, quand la compagnie d’Harry Crews vous invite à des titres comme Le Marais comme métaphore, La sagesse de l’entrejambe, Des restos routiers, des putes et de la sauce, Y a des rivières plus grosses mais des plus belles y en a pas ? Parce que c’est bien simple : des mecs pareils, y en a pas beaucoup.

Paotrsaout

LA SOUSTRACTION DES POSSIBLES de Joseph Incardona / Finitude.

Depuis une dizaine d’années, c’est à chaque fois un réel plaisir de retrouver Joseph Incardona. Le Suisse est certainement l’une des plus belles plumes noires de langue française. Récompensé par le grand prix de la littérature policière pour le très éprouvant “Derrière les panneaux, il y a des hommes” en 2015, Incardona hausse gravement le ton ici, certainement l’oeuvre la plus volumineuse et la plus fouillée de cet explorateur de la société occidentale dans ces aspects les plus vils, les plus abjects. Espérons que ce superbe roman lui permettra d’arriver à une renommée qu’il mérite depuis si longtemps. 

“On est à la fin des années 80, la période bénie des winners. Le capitalisme et ses champions, les Golden Boys de la finance, ont gagné : le bloc de l’Est explose, les flux d’argent sont mondialisés. Tout devient marchandise, les corps, les femmes, les privilèges, le bonheur même. Un monde nouveau s’invente, on parle d’algorithmes et d’OGM.À Genève, Svetlana, une jeune financière prometteuse, rencontre Aldo, un prof de tennis vaguement gigolo. Ils s’aiment mais veulent plus.”

Le thème peut paraître très classique: une jeune évadée des Balkans, pro de la finance et un champion de tennis raté, un peu gigolo vont connaître le coup de foudre et faire alliance pour réussir une énorme arnaque qui leur permettra de partir très loin au soleil. Mais ce n’est qu’apparence, le roman, l’histoire se situent aussi bien ailleurs. Dans le monde de la finance à Genève, dans une famille de “bergers” corses qui a beaucoup d’argent à blanchir, au Mexique d’El Chapo, à Lyon. Dès le départ, on se doute que le couple Svetlana/ Aldo, malgré leurs dents longues, sera bouffé par plus sauvages qu’eux … on est chez Incardona qui ne connaît pas les termes de résilience, de rédemption, de pardon, de chance.

Le Suisse dénonce, montre, prend à parti dans une narration très originale que vous découvrirez par vous mêmes. Il raconte les complots, l’avidité, les magouilles, et comme il nous parle durant tout le roman, il ne s’embarrasse pas de détails trop complexes sur les opérations financières, les montages diaboliques. Il explique bien les grandes lignes mais reste surtout ancré sur ses personnages principaux et secondaires étonnamment et méchamment tous interconnectés entre eux sans s’en douter. Incardona vous conte les heurts et malheurs de ces nantis les yeux dans les yeux, vous interpelle, vous frappe, vous provoque,vous choque avec désinvolture, vous prend à témoin, vous questionne, de la belle mécanique…

Une fois de plus, Incardona dépèce ses personnages, les met à nu dans leur apparence la plus vile, la plus sale et nul doute que chacun pourra y retrouver un aspect de sa personnalité qu’il cherche à cacher ou à ignorer. Les multiples digressions qui souvent font mouche, les remarques sur la nature humaine, sur les salauds qui nous cassent, donnent une énorme puissance à un roman particulièrement pointu dans ses descriptions et servi par une très, très belle plume empreinte de morgue et de mépris. 

Et surprise, énorme surprise même quand on connaît son oeuvre, Incardona a su écrire l’histoire d’amour parfaite: animale, brutale, passionnée, désespérée et énormément chargée d’émotion sur la fin.

Joseph Incardona, avant il cognait, maintenant il flingue.

Putain de bon roman !

Wollanup.


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