Chroniques noires et partisanes

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LA LUNE DE L’ÂPRE NEIGE de Waubgeshig Rice / Equinox Les Arènes

Traduction: Antoine Chainas

Terry annonça sans préambule :

 ― On n’a plus aucun contact avec le barrage. Le satellite ne fonctionne pas et on ne capte rien à la radio. Inutile de compter sur les téléphones ou la télévision. J’ai donc pris la décision de remettre les générateurs en service avant que les gens s’affolent ou fassent des bêtises. On passera au moins le week-end tranquille. S’il le faut, on prolongera cette mesure la semaine prochaine.

 Evan et Izzy acquiescèrent. Le regard prudent qu’ils échangèrent n’échappa pas au doyen.

 ― Ne vous inquiétez pas, on a déjà été confrontés à des situations similaires, même si on n’a pas eu de panne générale depuis longtemps. Rétablissons l’électricité pour ce week-end et revoyons-nous lundi.

Pas du jour au lendemain mais presque tout le village d’Evan se retrouve sans courant ni réseau d’aucune sorte. Comme lorsqu’il était enfant.
Evan Whitesky vit avec Nicole McCloud, et leurs deux enfants, Maiingan et Nangohns. C’est lui que nous suivons dans  La Lune de l’âpre neige .
Comment faire quand on s’est si vite habitué ? Revenir au mode de vie des anciens de la réserve ne plaît guère. Si certains continuent à perpétuer certaines pratiques ancestrales telles que la chasse ou diverses cérémonies, tout le monde apprécie le chauffage électrique, un film à la télé ou une partie de poker en ligne. Même quand on fait partie des Anichinabés, une première nation amérindienne.

Que s’est-il passé ?
C’est encore l’automne, mais déjà la météo commence à rafraîchir sérieusement cette contrée du nord canadien. On sent bien que ça ne va pas s’arranger, un suspens se met patiemment à grignoter les pages du roman de Waubgeshig Rice. Le dessin de couverture reflète d’ailleurs assez bien le climat anxiogène qui s’empare de la petite communauté. Le problème du réapprovisionnement point rapidement, d’autant que les villes et villages les plus proches sont à plusieurs centaines de kilomètres.
Les nouvelles, funestes, arrivent du sud grâce aux jeunes étudiants de la réserve rentrés précipitamment chez eux. Les horribles scènes de chaos urbain qu’ils décrivent n’ont rien de rassurant quant à notre comportement en cas de pénurie. 

 Viennent également des fuyards par la même route, dont l’un, inspiré d’un être maléfique des légendes amérindiennes, s’invite et abuse de l’hospitalité des villageois en se comportant en colonisateur. Certains, comme Evan et Izzy, refusent de se laisser envahir par cet énergumène dangereux.

L’esprit des Anichinabés subsistait en dépit des épreuves et des tragédies qui marquaient le sort des nations autochtones. Malgré les hésitations ayant précédé la première nuit de tempête, aucune panique n’aggrava la situation. La survie avait toujours constitué un élément essentiel de leur culture, de leur histoire. Les talents qu’ils avaient su préserver au sein de la réserve inhospitalière qu’on leur avait allouée, si loin des terres dont ils étaient originaires, constituaient une fierté qu’ils continuaient de chérir, même après des décennies d’oppression. Les aînés entendaient bien transmettre ce savoir aux plus jeunes, du moins ceux qui étaient disposés à apprendre. Chaque hiver plantait un jalon supplémentaire.

Le thème de la panne n’est pas nouveau dans le genre postapocalyptique. Qu’est-ce qui différencie  La Lune de l’âpre neige  ? 

 Les interrogations de l’auteur sur la survie et l’avenir d’une tribu, qui plus est la sienne ; le retour d’un passé récent mais révolu, l’adaptabilité à un hiver rythmé par le rationnement et les décès. 

 C’est aussi en filigrane une description du mode de vie contemporain dans les réserves avec son lot de problèmes liés à l’alcool et aux drogues, à la violence et aux suicides, et ce qu’il reste des anciennes coutumes tribales.
Et puis bien sûr une écriture très fluide, agréable alors que ce qu’il raconte n’est pas réjouissant, il faut préciser ici que Waubgeshig Rice est également conteur. Il ne cherche jamais le sensationnel, le spectaculaire, il est toujours humble, respectueux de sa tribu.
Antoine Chainas, ici traducteur, a eu la bonne idée de conserver les quelques ornements anichinabés utilisés par l’auteur, toujours en restant intelligible.

Son futur est plausible, La Lune de l’âpre neige est un roman pessimiste, rude parfois, où la solidité de la culture anichinabée est à nouveau mise à l’épreuve par l’arrivée de Blancs. En attendant que ses autres livres soient traduits, il ne faut pas passer à côté de ce roman de Waubgeshig Rice.

NicoTag

PLEIN SUD de Benoît Marchisio / EquinoX les Arènes

Benoît Marchisio est entré en littérature l’an dernier avec “Tous complices” un roman sur l’uberisation de la société. Changement total de thème avec ce roman historique furieux prenant pour cadre l’empire colonial français éphémère au Mexique au XIXème. On parle ici d’une période peu renseignée de l’histoire de la France, si ce n’est le haut fait de la Légion étrangère lors du combat de Camerone qui est fêté tous les ans par ce corps de l’armée. Sinistre et dangereux personnage que ce Napoléon III se perdant dans des rêves de conquête très loin de la France alors qu’il ne sera même pas capable de garantir ses propres frontières comme le montrera l’humiliation de la défaite de Sedan en 1870 où il sera fait prisonnier.

“Mexique, 1866.

Le pays, administré par un empire français fantoche, est au bord de l’implosion. Napoléon III, conscient que la situation lui a définitivement échappé, a prévenu ses hommes encore sur place : il n’enverra plus ni soldat ni argent.

Tandis que la révolte gronde, Balthazar Cordelier, capitaine d’un vaisseau pirate, tombe dans les griffes d’Antoine Sampoli, sous-préfet du département de Veracruz. Pour sauver sa peau, il jure pouvoir mener Sampoli sur la piste du trésor perdu de Laurens De Graaf, flibustier hollandais à la fortune immense.”

Inutile d’y aller par quatre chemins, Marchisio vous baladera suffisamment aux quatre coins du Mexique, sur terre et en mer, Plein Sud est un roman séduisant un peu comme Le blues des phalènes de Valentine Imhof dernièrement ou 3000 chevaux vapeur d’Antonin Varenne . Voilà, c’est du même tonneau, ça donne la même ivresse, des heures de dépaysement offertes par de belles plumes. Alors si l’aventure est partout dans Plein Sud, donnant une frénésie d’épisodes terribles et sanglants, elle est toujours parfaitement encadrée par des apports historiques, sociaux, économiques et politiques pertinents permettant de comprendre les pensées, comportements et agissements des différents protagonistes de cette chasse au trésor aux intérêts très antagonistes.

Alors, parfois, c’est peut-être un peu “romanesque” mais comme des gosses, on est souvent emporté par la frénésie, la folie de la situation. Benoît Marchisio semble avoir pris beaucoup de plaisir à écrire une histoire épique qui a dû néanmoins représenter un travail titanesque. Les personnages sont forts, certains sont très forts, torturés ou animés par une rage. Ils ne verront pas tous la fin du voyage et donc partez à l’abordage de Plein Sud, génial premier volet d’une trilogie qui mérite toute votre attention y compris sa magnifique couverture.

Du sang, de la sueur et des larmes.

Clete

MYCÉLIUM de Fabrice Jambois / EquinoX / Les Arènes

“Paris, Porte de la Chapelle. Les migrants tombent comme des mouches, foudroyés par un mal étrange. Les soupçons se portent spontanément sur les Vicaires, un groupuscule d’ultra-droite dirigé par le charismatique Stéphane Zenner. Pour Ravard, enquêteur de la section anti-terroriste, c’est le début d’une traque intense. Elle le conduira dans les limbes d’un Paris occulte et mettra sur sa route un spécialiste du paranormal et une étudiante fascinée par les réseaux de rencontres secrets. Mais tandis qu’il poursuit un médecin-chercheur acquis aux idées de Zenner, c’est le réel qui se met à trembler.”

La collection EquinoX des Arènes dirigée par Aurélien Masson sait donner une chance aux jeunes auteurs qui apportent une autre manière de voir le Noir, bien ancrée dans notre époque et les interrogations et les frayeurs qu’elle engendre. Un nouvel exemple avec ce premier roman de Fabrice Jambois, prof de philo, spécialiste de Deleuze (grand bien lui fasse) et dont le premier exercice délivre une bien belle copie.

Convoquant dans son intrigue, plusieurs peurs contemporaines devenant aussi parfois des légendes urbaines, Jambois nous propulse dans un Paris inquiétant, proche de celui qu’on voit tous les jours, mais ici franchement sous un mauvais jour. Les toxicos, les migrants, l’ultra-droite et les tréfonds de la conscience forment un décor inquiétant où on ne ressent que le pire de chacune de ces peurs actuelles. La possibilité d’un chaos encore plus vaste que celui entrevu en début de roman enchaîne une lecture qui s’avère addictive et en même temps très éprouvante.

Les personnages sont tous, à des degrés très divers, troubles mais extrêmement convaincants et les flics, c’est devenu très rare, ne sont pas affublés des très lourds poncifs qu’on leur attribue généralement. Ils ont leurs soucis mais comme les autres. Un peu comme dans “Empire des chimères” d’Antoine Chainas, le surnaturel fait quelques apparitions, sorte de psychédélisme effrayant issu d’un très mauvais trip, contribuant à donner une coloration plus sombre au cauchemar enduré, offrant une rupture dans un suspense très tenu et en même temps un prolongement, une autre vision très troublante.

EquinoX désire “ trouver un sens au chaos” et souvent la collection y parvient. En voici un frappant exemple avec Mycélium salement déstabilisant, méchamment dérangeant, oeuvre exigeante très recommandable d’un auteur qui a très bien su ramasser nos terreurs modernes pour bien nous les balancer à la tronche..

Clete

LES LOUPS de Benoît Vitkine / EquinoX / Les Arènes

“Benoît Vitkine est le correspondant du Monde à Moscou. Journaliste depuis quinze ans, il a notamment couvert la guerre dans l’est de l’Ukraine. En 2020, il a reçu le prestigieux prix Albert-Londres. En 2021, il a publié, dans la collection EquinoX, Donbass, son premier roman.”

Certainement que Benoît Vidkine se serait bien passé d’un tel timing parfait entre la sortie de son roman sur l’Ukraine et l’invasion russe que nous vivons actuellement. Toujours est-il que comme Donbass, son premier opus ainsi que Les abeilles grises de Andrei Kourkov chez Liana Levi, son nouveau roman “les loups” fait écho de la plus tragique et sinistre des manières à la guerre qui fait rage.

Les Russes sont des pros en désinformation depuis des décennies, les USA et les Européens ne sont pas en reste et couper les chaînes d’info et réseaux sociaux pour se poser dans cette intrigue très réussie semble être un excellent moyen pour appréhender le merdier de l’Ukraine, pas aussi clean que l’on voudrait nous le faire croire et pas aussi pourrie qu’on voudrait aussi nous le faire avaler à coups de bombes et missiles.” « Il n’y a pas de gentil et pas de méchant. Mais dans l’actualité il y a bien un agresseur et un agressé” a déclaré Benoît Vitkine récemment sur France Info.

“La nouvelle présidente de l’Ukraine, Olena Hapko, prépare son investiture. Femme d’affaires au passé violent, celle que l’on surnomme la Princesse de l’acier savoure sa victoire. La voilà au sommet. À ses pieds, l’Ukraine et sa steppe immense. Mais la Russie ne l’entend pas ainsi. Face à la future présidente, les services secrets russes et les oligarques locaux attisent les révoltes populaires.” 

Nous sommes en 2012 et une femme que l’on pourrait comparer à certains égards à Ioulia Timochenko fausse blonde à fausse tresse, femmes d’affaires redoutable surnommée “la princesse du gaz” qui était aux affaires de l’Etat à l’époque. Trente jours séparent son élection de son investiture et Olena Hapko va devoir faire le ménage dans son passé parfois très trouble qui l’a menée au sommet des affaires d’abord et de l’état maintenant. Ses petits arrangements avec la loi, ses trafics, ses alliances très mal venues, son histoire comme un reflet du pays depuis son indépendance. Elle va devoir s’employer face aux « loups » qui veulent sa peau. Ennemis de l’intérieur comme les oligarques et l’opposition et de l’extérieur comme le pouvoir russe qui n’a jamais digéré cette indépendance montrent les crocs mais celle qu’on nomme “la chienne” ne va pas lâcher.

Quand à la puissance de la connaissance s’allie un talent littéraire, on obtient avec “Les loups” comme avec “ Une guerre sans fin” de Jean-Pierre Perrin l’an dernier, des romans puissants, crédibles, éclaireurs loin de la bouillie “mainstream”.

Muzhnistʹ!

Clete.

LA COUR DES MIRAGES de Benjamin Dierstein / EquinoX / Les Arènes

Comme beaucoup j’ai découvert Benjamin Dierstein avec son western armoricain déjanté “ Un dernier ballon pour la route” qui signait l’arrivée dans la collection EquinoX de l’auteur breton, producteur de musiques électroniques. Mais les lecteurs les plus pointus en littérature policière le suivaient depuis “ La sirène qui fume” et “La défaite des idoles” parus il y a peu aux éditions du Nouveau Monde, deux premiers volets d’une trilogie qui s’achève avec “La cour des mirages”.  Précisons que vous n’avez absolument pas obligation d’avoir lu les premiers pour vous faire proprement dézinguer dans ce final.

“Juin 2012. Triomphe politique pour la gauche et gueule de bois pour la droite. Les têtes tombent. Les purges anti-sarkozystes au sein du ministère de l’Intérieur commencent. La commandante Laurence Verhaeghen quitte la DCRI et rallie la Brigade criminelle de Paris. Elle est rapidement rejointe par son ancien collègue Gabriel Prigent, hanté par la disparition de sa fille six ans plus tôt. Pour leur retour au 36, les deux flics écopent d’une scène de crime sauvage : un ancien cadre politique a tué sa femme et son fils avant de se suicider.”

D’emblée, vous comprendrez que Dierstein fait fi de la dentelle. On comprend, par les débuts de l’enquête, que l’on s’apprête à vivre des heures douloureuses. L’enquête cavale vers la prostitution enfantine organisée en réseaux pédophiles puissants et protégés dans cette nouvelle France politique qui s’organise autour du pouvoir politique socialiste de Hollande. 

On comprend qu’à remuer le caniveau de la sorte on va nous faire morfler gravement. Les souffrances infligées aux mômes sont certainement les histoires les plus dures à vivre et aussi certainement les romans les plus difficiles à réussir sans tomber dans le gore, le dégueulasse en surdose. Ici, Benjamin Dierstein évite intelligemment le piège même si les pages sont lourdes du sang des gamins et des larmes de parents. On ne tombe jamais dans l’ignominie malgré l’indicible, malgré l’insupportable, malgré l’innommable. 

“La cour des mirages” s’articule autour du triangle démoniaque pouvoir, argent et sexe dans sa configuration française de 2012. L’argent avec le scandale UBS, l’incomparable Jérôme Cahuzac, mais si rappelez-vous, le ministre du Budget, qui disait aux Français de se serrer la ceinture, qui s’érigeait en preux chevalier de la lutte contre l’évacuation fiscale quand lui planquait sa thune en Suisse. L’argent qui permet de tout acheter, d’assouvir ses pires penchants. Le pouvoir avec la sarkozye en retraite posant ses derniers pièges, les nouveaux barons, Valls et ses réseaux. Et le sexe dans sa version inhumaine que cet argent et ce pouvoir autorisent.

Propulsé à un rythme d’enfer, animé par la folie d’un Prigent allant vers sa fin, creusant sa tombe en cherchant dans cette affaire de disparitions des traces de sa fille disparue six ans plus tôt par sa faute, le roman nous immerge dans le pandémonium du cerveau de Prigent et nous conduit avec lui en enfer. Pas d’autre mot plus approprié pour vous décrire ce que vous allez vivre dans ce roman affolant par son contenu mais aussi par sa forme souvent hypnotique, martelé d’anaphores psychotiques et d’ellipses assassines.

Des impressions très dérangeantes… “le cri” de Munch dans un coin de la tête, des stridences insupportables, le sentiment que votre coeur va se briser de peine, des envies d’auto-justice, ce roman aussi exceptionnel et époustouflant de classe soit-il est fortement déconseillé aux personnes actuellement fragiles ou cherchant une histoire redonnant foi en l’humanité.

Si j’ignorais la sortie de deux romans dont j’attends beaucoup, je dirais, sans hésitation, que nous avons ici, début janvier, le polar français de l’année. Chapeau !

Clete.

PS: vous me servirez la même chose que monsieur Dierstein.

Entretien avec Sylvain Kermici à propos de PANDÉMONIUM.

Sylvain Kermici vient faire paraître « Pandémonium » chez Equinox. J’ai lu et chroniqué le livre, je suis ressorti de ma lecture complètement essoré par la violence du propos. C’est un roman qui choque, et secoue, dans lequel règne le personnage de Jacob, un gourou exalté et impétueux qui se tient au fin fond d’une salle de cinéma.

1 – Jacob a tout d’un gourou, entre Charles Manson et Shoko Asahara (de la secte Aum), mais il est aussi dictatorial il n’a pas besion de lutter pour le pouvoir, il est le pouvoir. Comment est né Jacob, ce personnage à l’intelligence aussi immense que malsaine ? Qui est-il par rapport à vous ? Comment l’avez-vous construit ?

Dans ce roman, contrairement aux précédents, les personnages et les situations ne sont pas réalistes. Tout y est excessif, surréel. Dès lors, il me fallait imaginer un ‘méchant’ hors-norme. J’ai donc conçu le cerveau qui régit ces damnés et organise la structure mafieuse comme un personnage de bande dessinée, ambiance « Kirby pour adulte ». Je me souviens d’un vieil ennemi Marvel : Ego, the Living Planet. Voilà un peu l’idée : une sorte d’entité globale, maléfique, dont le pouvoir semble sans limite. Rien ne lui échappe. Si Le Léviathan est un vaste cerveau, alors lui est le centre nerveux par lequel transitent toutes les informations, tous les influx psychotiques. Cependant, j’ai souhaité en faire un personnage ambivalent. Il est à la fois puissant et menacé. Au fond, il n’est qu’une voix. Sa nature l’éloigne de l’action. La source peut se tarir. Voilà pourquoi je l’ai retranché derrière un écran. A la fin, il est devenu, littéralement, la voix de la pulsion qui filtre l’écran du sur-moi, qui nous pousse à agir, jouir et détruire sans entrave. La tendance au nihilisme qui existe au fond de chacun de nous.

2 – Le travail du style semble énorme, c’est une des réussites de « Pandémonium », votre écriture sature, asphyxie l’imagination du lecteur. De qui vous sentez-vous proche ?

Merci beaucoup !! Oui, le style est très important pour moi. Je dirais même plus que l’histoire. C’est un peu bizarre. Même si les phrases sont courtes ou simples, elles déterminent l’action chez moi, et non l’inverse. Je sens que je tiens quelque chose à partir du moment où je peux ‘sentir’ le rythme de la prosodie. Je lis constamment mes textes à voix haute et certaines phrases amorcent alors une histoire. En terme de style (traduction ou non), j’adore des auteurs à la prose épaisse et dense comme Martin Amis, J.G. Ballard, Samuel Beckett, Claude Simon, Calaferte, Curzio Malaparte ou William Burroughs. Chacun porte la langue au vertige. Ça peut devenir incandescent. Et W.G. Sebald, dont le style relève, en un sens, d’une procession noire existentielle. Un bon roman est, pour moi, irréductible à toute forme d’adaptation.

3 – Pendant ma lecture je me suis parfois senti exclu du texte, comme si les pages me claquaient la porte au nez. Quel but poursuivez-vous avec une telle violence, quel défi lancez-vous à vos lecteurs ?

Claquer la porte au nez des gens n’est pas vraiment mon ambition, donc j’avoue avoir un peu de mal à répondre à cette question qui, pour le coup, relève plus des lecteurs/lectrices, de leur réceptivité et sensibilité. Je ne sais pas. Il est vrai que je vais assez loin dans la description des tourments des personnages, en coupant toutes les branches sous leurs pattes, d’où la touffeur éprouvée lors de certains passages. J’essaie de dresser des portraits et de peindre des tableaux en utilisant des couleurs parfois agressives, violacées, mais la violence reste pour moi un outil, un biais narratif, et non une fin en soi. La violence n’est pas récréative (même si, dans ce roman, elle explose de façon grotesque, outrée, voire absurde). Tout le monde aime jouer avec le feu. L’endroit que j’essaie d’atteindre et de décrire, ce n’est pas tant la violence comme telle que ce qu’il y a après, au-delà, ce qui se situe dans cette zone de désolation et de silence, du « trop tard ». En gros, le calme mortifère dans l’œil du cyclone. Que se passe-t-il une fois arrivé là ?… La violence et le désespoir sont sans doute des moyens de l’atteindre. Voilà ce qui m’intéresse. Sinon, je comprends tout à fait cette impression de demeurer hors du texte, d’en être exclu parfois. Au-delà de la dureté, il y a beaucoup de personnages, que nous ne faisons que croiser furtivement, et j’ai l’impression que le mécanisme de l’empathie peut devenir problématique. Il est vrai que j’ai souhaité décrire un monde hermétique, clos et ténébreux. Un peu la stase morbide évoquée plus haut. Les gens y sont embourbés jusqu’au cou et n’y avancent qu’à grand-peine. D’où l’absence totale d’espoir. C’est peut-être une limite à mon récit, j’en ai conscience. C’est la forme de dynamique que j’ai voulu développer ici. Le vrai personnage, c’est le Léviathan, qui parle à travers Jacob. C’est lui que je suis pas à pas et que je décris.

4 – Vous m’avez écrit que vous aviez « allégé » le livre lors du travail d’édition. Qu’avez retranché de « Pandémonium » ?

J’appréhende mon travail comme une collaboration avec mon éditeur. Celui-ci m’a donné pour consigne de ne jamais me limiter, ni de brider mon imagination, même quand celle-ci accouche de choses vraiment dérangées, bref d’y aller à fond, les potards sur 11 ! Ce n’est qu’ensuite, dans un second temps, que le travail de structure et de coupe démarre, afin d’apporter au texte une souplesse rythmique, une respiration. Cela fonctionne par de nombreux allers et retours entre mon éditeur et moi. Il y avait en effet, dans la version initiale de « Pandémonium », plus de personnages tordus, plus de scènes choquantes, d’affrontements, notamment en ouverture, ce qui alourdissait la lecture et, au fond, n’apportait pas grand-chose. L’ensemble était trop touffu. Cela composait un « catalogue exhaustif de perversions diverses ». Bon, perdre la moitié des lecteurs dès la page 10, est-ce vraiment souhaitable ? J’ai donc travaillé pour ménager une progression. Pour les trois romans, cela a toujours fonctionné ainsi : en forme d’entonnoir.

5 – Pour préparer ces questions, j’ai relu des passages du livre. Je trouve que le livre a du commun avec l’art contemporain, ce besoin de remuer, de provoquer, d’envoyer dans les cordes plus que de plaire. Que recherchez-vous en écrivant un tel roman ?

Vous avez raison. Il existe tout un pan de l’art contemporain, que ce soit via des performances ou des installations, que j’apprécie particulièrement, et qui questionne sans relâche le réel, le secoue, l’agite, l’empoisonne. J’ai toujours beaucoup de mal à concevoir des histoires classiques, avec des rebondissements toutes les dix pages et une progression mesurée. Je suis très fragile à ce niveau-là. Pas du tout scénariste, malheureusement. Mon écriture procède d’une vision très nihiliste des choses. Comme une part de moi ne croit pas vraiment au réel (mélange de déception et de peur, certainement), j’ai besoin de le secouer, ce réel, de l’agiter fortement moi aussi. De le tordre méchamment. Non tant pour le détruire que pour en éprouver son existence, sa résistance. Du coup, mes romans ont un côté extrême. Mais je les vois plus comme une expérience que comme une épreuve. Je l’espère sincèrement.

6 – En lisant, je tentais de visualiser le cinéma, son architecture intérieure, son agencement entre les lieux, les couloirs, les cabines, sous-sol, etc. Quelles sont les sources d’inspiration de ce lieu aussi incroyable que labyrinthique ?

Il m’a fallu beaucoup de temps pour visualiser le cinéma. Cela n’a pas été une phase aisée. J’ai longtemps tâtonné dans le flou. Et puis, un début de solution a surgi lors d’une nuit d’insomnie, devant l’un de ces documentaires putassiers diffusés sur W9 ou C8 ou je ne sais quoi, que j’ai visionné en replay vers 3h du matin. Le thème était : « la prostitution à Pigalle ». Le journaliste pénétrait, doté d’une caméra cachée, dans un vieux sex-shop/ancien cinéma : quelques couloirs noirs et étroits, mal éclairés, des portes de cabines rouges, des hommes y traînant, en contre-plongée… Ambiance sinistre, vague parfum de fin du monde… C’est à partir de ces quelques images volées que j’ai développé l’architecture générale du Léviathan. Tout en gardant à l’esprit des coupes du cerveau humain ou des gravures de Piranèse.

7 – On sent bien sûr énormément de violence, plutôt gratuite, mais il n’y a pas de révolte dans votre roman. Vers qui est dirigée cette violence ?

En réalité, je crois que cela dépend du point de vue. Si l’on considère le cinéma Le Léviathan comme une immense structure psychique, un cerveau labyrinthique déchiré de pulsions, de tensions adverses, alors l’histoire de l’assaut mené par un groupe rival est bel et bien l’histoire d’une rébellion, d’une révolte d’une partie contre le TOUT (incarné par Jacob). Cette révolte échoue, mais elle existe, a existé, existera. Cependant, je suis d’accord avec vous : tous les personnages qui traînent dans le cinéma semblent épuisés, éreintés par la succession des nuits violentes. Chaque personnage est autocentré, incapable d’aller vers autrui, sinon pour lui faire du mal ou en tirer sa propre jouissance égotiste. Ce mouvement empathique et bienveillant vers l’autre est précisément ce qui mettrait fin à la stase dans laquelle baigne ce petit monde clos, voire mettrait fin au Léviathan et à Jacob, voilà pourquoi tel mouvement y est proscrit, impossible. Je dirais donc que la violence est générale, elle est le flux électrique qui entoure les personnages. Elle les tient éveillés, mais dans un piège, comme une toile d’araignée. Je suis d’accord, elle est gratuite. Mais comme toute forme de violence, je crois. On lui assigne un but, alors qu’en général, l’agressivité ne se nourrit que d’elle-même, elle est une fin de non-recevoir. Ici, elle est sans illusion, débarrassée des oripeaux de la finalité.

8 – Dans ma chronique je parle de l’absence d’espoir qui règne dans Pandémonium. Êtes-vous un grand désespéré à la Cioran ou s’agit-il d’une pure construction romanesque ?

En dépit de certains penchants anxieux et chaotiques dans ma tête, je dirais que je suis trop naïf pour être un grand désespéré ! Les lecteurs qui me rencontrent sont souvent étonnés par l’écart entre ce que je suis, quelqu’un de calme, et ce que j’écris. Les mots pointent du doigt ce qui me terrifie, la violence, la cruauté, le pur nihilisme, la perversion meurtrière. Ecrire dessus est, pour moi, une forme d’exorcisme. Cela me permet de faire baisser le niveau de pression. Et aussi, une forme d’investigation. Par les mots, et même si cela est un leurre, tenter de contrôler cette violence anarchique, de la comprendre. C’est pour cela que je ne pose jamais un avis moral sur mes personnages, tueurs ou victimes. L’angle moral est la meilleure façon de passer à côté de son sujet, je crois. Pourquoi les êtres humains peuvent se révéler si déviants ? Quelle est la limite ? C’est aussi pour cela que j’essaie d’aller aussi loin que possible. Puisqu’il s’agit d’enfouir les mains dans le cambouis, autant y plonger carrément.

9 – Je me suis demandé pourquoi vous aviez choisi la littérature générale pour éditer plutôt que la littérature de genre, proche de la SF ou du thriller ?

Mais la collection dans laquelle je suis publié, EquinoX, au sein des Editions Les Arènes, est justement dédiée au noir sous toutes ses formes. Une collection à la fois sombre et politique, qui témoigne de notre époque troublée. Aurélien Masson, à la tête d’EquinoX, fait un travail admirable, entre les thrillers étrangers et les romans français plus expérimentaux, qui sortent un peu des sentiers battus, comme le mien.

10 – Il y a quelque chose d’incantatoire dans votre écriture, vous n’avez jamais été tenté par une écriture proche de la poésie ?

Ah oui ! J’aime par-dessus tout la poésie. Notamment la poésie française, versifiée, des XIXème et XXème siècles. Les poèmes de Mallarmé, que je connais par coeur, agissent comme des mantras sur moi. Cela me porte. Apollinaire, Rimbaud, Stuart Merrill, Pierre Reverdy… J’y reviens constamment. La fureur, le désespoir, les chaos face au monde en perpétuel changement, les affres de la guerre et de la barbarie, le besoin de liberté, l’inquiétante étrangeté. Tout y est : le feu, mais sous une forme maîtrisée. L’orfèvre et le chaos. La dynamique créée est inépuisable. La magie opère à chaque fois. Donc oui, l’aspect incantatoire est très important pour moi. La poésie a une force de frappe bien plus grande que la prose. Cette façon d’agencer mots et silences, ça agit comme des coups de poing. Même si les phrases sont simples, ne jamais oublier qu’elles se déroulent dans le vide, sur le fil d’un rasoir. C’est l’une de mes règles d’écriture : la tension, toujours.

11 – De quels auteurs, ou artistes en général, vous sentez-vous proche ?

J’ai découvert récemment un super auteur canadien, Jason Hrivnak. Je me sens proche de son travail. J’ai eu la chance d’échanger avec lui. Un romancier passionnant. Chez les artistes actuels, j’apprécie le travail de Nathalie Tacheau. Je me sens connecté à ses oeuvres. J’aime également les étranges photographies suspendues d’Agnès Geoffray, imprégnées d’un ‘suspens catastrophique’, selon ses propres termes. Et les  architectures asphyxiées de Monika Sosnowska. Et de nombreux artistes sonores : Benjamin Aman, Yannis Franck… Tout cela m’inspire. Niveau littérature, hormis Chandler, je lis assez peu de romans noirs ou de polars. En revanche, j’aime quand le noir (ou le genre en général) imprègne la littérature blanche, y infuse son venin. Ce que Francis Berthelot a défini sous l’appellation ‘transfiction’. « D’autres Gens » de Martin Amis ou « La Trilogie New-Yorkaise » de Paul Auster. « La Maison des Feuilles » de Mark Danielewski. Les romans de Céline Minard. Philip K. Dick et JG Ballard sont deux mamelles nourricières pour moi. Murakami Ryu.

12 – Je m’intéresse beaucoup à la musique, j’aime bien savoir ce qu’écoute les gens. Qu’écoutez-vous quand vous écrivez ? Et le reste du temps ?

La musique occupe une place fondamentale dans mon processus créatif. J’écoute de la musique contemporaine, expérimentale, du métal et de la noise, du dark-electro, un peu de transe… J’aime les longues plages de drone. Pour travailler, j’ai besoin de m’immerger dans l’oeuvre d’artistes tels que Morton Feldman ou Eliane Radigue (ma préférée), ou certaines productions de Stephen O’Malley ou Oren Ambarchi , un peu de Black, de Ligeti… Mon écoute devient un travail d’introspection, grâce aux sons. Je descends dans l’inconscient, jusqu’à arriver là où se trouvent les mots, les histoires. Pour moi, écrire ne procède jamais d’une démarche consciente, analytique, mais au contraire, d’un lâcher-prise, d’une sorte d’aveuglement momentané de la raison. Cette musique est parfaite pour cela. J’ai toujours des idées qui me viennent dès que j’en écoute.

13 – La couverture est superbe. Je la situe entre James Bond, « 20 000 lieues sous les mers » (le film de Richard Fleischer) et « La vie mode d’emploi » de Georges Perec.

Comment l’avez-vous travaillée ?

Merci !! Oui, la couverture, incroyable, est née de l’imagination de la graphiste Jessy Deshais (en collaboration avec Zazie Amyot). Suivant les indications d’Aurélien Masson, mon éditeur, elle a produit les premiers croquis en très peu de temps, je dirais une semaine ou deux, début 2021, en raison de délais pour le moins « serrés ». J’avoue que cette couverture me ravit. En un dessin, elle a saisi l’atmosphère à la fois noire et psychédélique, cet aspect très organique, grouillant et tentaculaire, du lieu, ce vieux cinéma de quartier. Il s’en dégage également un parfum suranné, très 60’s, entre bandes dessinées et vieux thrillers italiens. « Pandémonium », c’est un hommage à tous les « mauvais genres » qui ont bercé mon adolescence : la science-fiction de Dick, le giallo, le film d’horreur urbain de Carpenter, le gore, le porno… D’où ce bain de « too much » qui baigne l’action et les dérives des protagonistes (et atténue un peu l’impact, je crois). Sinon, votre référence à Fleischer fait mouche. Son « Etrangleur de Boston » est simplement le meilleur film jamais réalisé sur un tueur en série. Son utilisation du split-screen, jamais vu mieux.

14 – A quoi doit-on s’attendre dans vos prochains romans ?

Je vais continuer de creuser ce petit sillon très dur, désespéré (je ne sais pas faire autre chose), mais en accentuant le côté ‘surréalisme noir’, plongée dans l’inconscient, la libre association. J’ai un projet sur le thème de l’obsession amoureuse, un autre sur une secte apocalyptique… Je travaille également sur un recueil de poésies et de dessins avec l’artiste Nathalie Tacheau, autour des motifs de la forêt et du mal, du secret et des traumatismes de la sexualité infantile. J’aimerais beaucoup écrire une histoire noire, polar à l’ancienne, mais sous forme versifiée. Bon, je tente des choses et change souvent de cap. Pas sûr du résultat. Ah ah !

15 – Comment imaginez-vous vos lectrices et lecteurs après leur lecture de « Pandémonium » ? Que voudriez-vous dire aux lectrices et lecteurs qui s’apprêtent à découvrir « Pandémonium » ?

J’ai commencé à écrire de façon très autistique, pour répondre à une nécessité interne ou un besoin profond. Le fait d’être lu par des gens que je ne connais pas, est absolument incroyable, mais demeure profondément mystérieux pour moi. Me projeter est un exercice difficile, et je suis toujours gêné de devoir parler de mes textes avec des lectrices/lecteurs. Mais, après trois romans, cela commence à aller mieux. Les réactions après la parution de « Requiem pour Miranda », mon précédent roman, m’ont peiné. Certains ont été affectés, n’ont pas compris, m’ont accusé de complaisance. Aussi âpre que puisse être ce texte, ce n’était pas mon objectif initial. Voilà pourquoi j’ai vouluaccentuer le décalage dans « Pandémonium ». Tout y est fantasmagorique. Ceci dit, je continue de penser que ces lectures noires peuvent nous faire réagir positivement. Ce côté cathartique, cet électrochoc. Par réaction, nous faire nous sentir plus humain, développer en nous le sens du bien commun. Le miroir déformant peut s’avérer édifiant, porteur d’un message aussi provoquant que lisible. Et au-delà, j’espère simplement que ces scènes bizarres exciteront l’imagination. Et que les références de séries B en amuseront certains. Enfin, j’espère.

Pour terminer, « Shadowplay » de Joy Division, l’ambiance de ce morceau va bien avec certains passages du livre.

Nico Tag.

Entretien réalisé par échange de mails, septembre 2021.

PANDEMONIUM de Sylvain Kermici / EquinoX Les Arènes

Jacob est une parole au fond d’un cinéma porno. Un maître à penser, un gourou, un prêtre du mal. Il voue le monde à la destruction, en empruntant à la religion, la philosophie, la politique. Son propos est limpide, d’une intelligence démentielle, redoutable. Si Jacob est un prophète, il est celui qui délivre une énergie primitive, brute, qui anéantit toute volonté de perception, de compréhension. Sa parole est un bombardement méthodique et acharné de chaque neurone du cerveau de la personne qui tourne les pages. Dès les premiers mots le malaise s’impose.

La voix de Jacob alterne avec les chapitres de l’histoire qui se passe autour et à l’intérieur du cinéma avec d’autres personnages : le Tueur, Keith, Christian, Elsa, Brutus, Agent 1, Agent 2, etc ; des mercenaires, des érotomanes, que sais-je encore. Ils illustrent le propos de Jacob, n’en sont que les faire-valoir.

Une chose est certaine le style de Pandémonium est extrêmement travaillé. Il y a de vraies trouvailles de langage, la syntaxe fait parfois preuve de sacrées torsions, les potentiomètres de l’écriture sont tous dans le rouge, l’excès éclate la norme. Le style de Sylvain Kermici est très élaboré, finement ciselé tout au long des chapitres qui s’enchaînent selon un compte à rebours dont on comprend vite qu’il mène à une fin en apocalypse.

Les gardes du corps étaient deux chiens allongés, autour de l’escalier,comme si, une fois privés de leur maître, ils avaient préférés mourir. La fille avait le visage déchiré pour moitié par la balle et pour moitié par un sourire barbare. D. avança prudemment dans le désarroi des pantins. Une matière visqueuse nappait le sol et plombait un peu plus les semelles à chaque pas. D. soupira de dépit. Il était si fatigué qu’il redoutait de commettre une erreur. Il prit le temps de vérifier le trépas de chacun, même si manipuler les corps ne faisait pas partie de son champ d’expertise. Bientôt, la mort s’occuperait d’enfoncer les yeux dans les orbites. Elle s’occuperait de la bouche et des dents. Elle s’occuperait de ronger les mâchoires et la chair du nez. Bientôt, la mort danserait avec les intestins et dévorerait foie et poumons.



Une remarque, ou plutôt une question arrive rapidement : à qui s’adresse un tel déferlement de sauvagerie ? qui lira et appréciera ce texte brodé en noir, en tous points extrême ?
Lautréamont, Dostoïevski ou Lovecraft ont écrit la fureur, sondant l’âme humaine chacun à leur façon. Plus près de nous, des écrivains comme Ellroy ou Winslow ont écrit des romans où coulaient de véritables torrents de violence. Mais toujours on perçoit une infime lueur, un secret espoir.
Dans Pandémonium  non. 

C’est rapidement écœurant, la lecture m’a provoqué des haut-le-cœur plusieurs fois. Tout est réduit en cendres. Le bien a entièrement disparu, c’est au-delà du nihilisme.

L’horreur la plus avilissante se mêle à la pornographie la plus cradingue, aux crimes les plus vils. Tout est superlatif, hors catégories. Il rajoute des cercles à l’enfer de Dante et renvoie Burroughs au rayon Harlequin.

Ce qui caractérise ce texte, c’est l’absence totale d’espoir, de vie, d’innocence, de poésie comme on en trouve dans le Paradis Perdu de Milton, créateur littéraire du Pandémonium. C’est un puits sans fond de sévices et de crimes étalés comme des outils sur les pages d’un catalogue de bricolage. Même l’histoire passe au second plan, et n’est finalement qu’un prétexte à écrire toutes ces insanités.

Je ne sais pas si c’est de la science-fiction, ce qui est à espérer, ou du roman noir, auquel cas tout est perdu. 

Je pourrais vous détruire, voilà ce qu’il est important d’intégrer. Un seul de mes regards pourrait vous briser, annuler votre semblant de vie, réduire en miettes les maigres échelons qui vous séparent du vide : vos relations, vos souvenirs, vos regrets. Les deux ou trois illusions qui vous éloignent de l’hypothèse de la mort. Je pourrais vous détruire. Je pourrais déchirer de part en part le mensonge qui vous constitue. Gardez en tête que mon regard est mortel et que les chances sont grandes que vous l’aimiez, ce regard. Le brasier de mes yeux vides risque fort de vous sourire. Vous revenez constamment, je me trompe ? La vie est perdue.

Je ne suis même pas spectateur de l’histoire qui se déroule sur ces pages, je ne me sens pas perdu non plus, je suis exclu par un hermétisme en béton. Bien qu’appréciant le travail d’écriture à sa juste valeur, à aucun moment je n’ai senti autre chose que du fil de fer barbelé à chaque page, au détour de chaque phrase. C’est probablement un but recherché par l’auteur, un défi lancé aux lectrices et lecteurs. L’enjeu n’est pas d’aimer ou non le livre, mais en premier lieu de l’appréhender, tel une face nord cruelle en montagne, puis, éventuellement, d’aller au bout des 235 pages, de refermer le livre, exsangue. 

Oserez-vous ? 

NicoTag

Plutôt que tous les morceaux de Metal citant à tour de bras le Pandémonium, je termine avec le démoniaque Midnight Rambler  des Stones.

RENDEZ-VOUS AU PARADIS de Heine Bakkeid / EquinoX les Arènes.

Møt meg i paradis

Traduction: Céline Romand.

Nous avions découvert Heine Bakkeid et son anti-héros Thorkild Aske l’an dernier pour sa première enquête solitaire dans un phare très au nord de la Norvège. Il travaillait sur la disparition d’un jeune homme, réussissant entre autres pitoyables exploits, à se faire harponner, insuffisamment néanmoins pour mourir comme il le désirait tant à l’époque. Thorkild était un homme détruit depuis la mort de l’amour de sa vie, une mort dont il s’était rendu pleinement responsable en conduisant sous stupéfiants, et qui lui valut plusieurs années en prison. On retrouve six mois plus tard cet ancien de la police des polices, toujours cabossé, à la merci des oxys que veut bien lui filer Ulf son psy, son dealer et seul ami.

“Après avoir quitté la police, survécu à plusieurs tentatives de suicide et à une tentative de meurtre, Thorkild Aske se voit présenter une alternative par son psy : un atelier de fabrication de chandelles financé par l’agence pour l’emploi ou une mission de documentation pour une autrice de polars.

Le choix est vite fait ! Thorkild se penche sur la disparition de deux adolescentes et rassemble les informations qui doivent servir de toile de fond au roman tant attendu de Milla Lind.”

Une disparition à élucider pour “Tu me manqueras demain”, une double pour “Rendez-vous au paradis », mais aussi un changement de cadre en quittant les rivages hostiles du Nord-Norge pour la société plus policée d’Oslo et quelques passages en Russie. Si la première histoire ressemblait bien à une terrible introspection, cette nouvelle semble être le chemin du retour vers la vie pour notre héros si malheureux. On a très tôt comparé Heine Bakkeid à son compatriote Jo Nesbo. Leur pays d’origine et leur art à écrire des polars est bien sûr la première cause. Ensuite, ils ont tous deux des héros borderline, abîmés, mais la manière de réagir à la souffrance du héros de Bakkeid est très différente de celle forcenée, violemment incontrôlée du vieux punk Harry Hole qui fait profiter le monde entier de son drame entretenu par ses délires éthyliques. Peut-on faire confiance à un mec qui picole ? Un vieux punk refuse-t-il de grandir ou devient-on un vieux punk parce que l’on refuse de grandir ? Là où Nesbo y va à la truelle dans la violence, les outrances, l’auto-justice, Bakkeid se distingue dans une description fidèle,désespérée et parfois tendre de la psyché souffrante de Thorkild.

Si Thorkild subit sa vie, il n’en a pas pour autant perdu ses qualités de grand flic prêtant une grande attention aux détails et aux comportements tout en faisant preuve d’une persévérance minutieuse dans son enquête. Commencé quasiment comme une comédie, le roman vous explose à la tronche vers sa moitié, vous entraînant vers les régions très, très sombres d’une enquête particulièrement réussie et addictive tout en restant sobre, sans excès de violence. Sûr que Harry Hole déclencherait la troisième guerre mondiale dans pareil cas. Deux tueurs seront à trouver et si l’un d’entre eux n’est pas prévisible, l’autre se situe, forcément, dans l’environnement proche du héros, offrant au lecteur tout le loisir de faire sa propre investigation qui sera, peut-être, couronnée de succès.

Les bons éditeurs balancent toujours entre désir de faire découvrir leurs coups de cœur et réalités économiques, et il semble que le roman scandinave soit devenu une sorte de polar ricain du pauvre, pouvant faire vivre bien d’autres romans. Toute collection a besoin de locomotives qui vont vendre, permettant à des romans moins consensuels d’avoir leur place aussi en librairie. La jeune collection EquinoX a aussi besoin de ces auteurs qui vont l’ouvrir à un public plus large comme Robert Pobi ou Susie Steiner pour nous offrir aussi Thomas Sands, Benoît Vitkine, Kenan Görgün pour ne citer que les premiers qui me viennent à l’esprit. On pourrait ainsi croire, à tort, que Bakkeid remplit le rôle caricatural de la plume du Nord, souvent le gentil attrape couillons.

Mais il ne s’agit pas ici de tancer un genre qui a ses hauts et ses bas comme tous les autres et souffre actuellement d’un trop grand déversement dans nos librairies. Ce roman, parfaitement ancré dans la réalité, n’entre pas dans les schémas ni dans l’imaginaire fumeux de légendes nordiques qu’on trouve à la pelle dans certains romans issus du nord de l’Europe. “Rendez-vous au paradis” pourrait se situer à Paris, Londres ou NY, sans problème. Ce n’est qu’à la toute fin du roman qu’on appréhende à nouveau le “grand méchant Nord”. L’intrigue est tendue, très addictive, agrémentée souvent par un humour noir particulièrement agressif et, sans nul doute, réjouissant pour les adeptes.

Pas le polar de l’année quand même mais on le verrait néanmoins bien être celui de l’été. 

Clete

PS: La suite  » Vi skal ikke våkne » pour quand chez EquinoX ?

UN DERNIER BALLON POUR LA ROUTE de Benjamin Dierstein / EquinoX.

“Viré de l’armée, viré de la police, viré d’une boîte de sécurité privée, Freddie Morvan vivote de petits boulots. Pour rendre service à un ami, il se met sur la piste d’une enfant enlevée par des hippies. Avec Didier, qui manie aussi bien les bouteilles que les armes, Freddie parcourt la France jusqu’au village de son enfance.

Il y rencontre des propriétaires terriens mélancoliques, des apaches héroïnomanes, des chasseurs de primes asociaux, des clochards célestes, des fillettes qui parlent avec les loups, des chèvres dépressives, des barmaids alcooliques, des ouvriers rebelles, des trappeurs zoophiles, des veuves anarchistes, des médecins écervelés, des charlatans suicidaires, mais surtout des vaches mortes, beaucoup de vaches mortes.” 

Quand on lit la quatrième de couverture, on peut s’attendre à un roman “grave”, hors normes, déjanté. Le titre et la couverture vous aident à préciser cette première opinion confortée définitivement par une présence dans la collection EquinoX qui fouille intelligemment pour proposer d’autres univers bien réels, mais souvent dans l’ombre. Vous y êtes presque, pourtant cela reste bien en deçà de la vérité. Vous allez morfler ! EquinoX cite Crumley, s’exposant ainsi à passer pour une bande de graves toxicos, puis montre un peu de lucidité en évoquant Bukowski, on troque juste les bas-fonds de Los Angeles pour les tréfonds de la Bretagne…

Le roman débute, entre deux beuveries, par la récupération de la gamine disparue, à la dynamite avec une pyrotechnie avant-gardiste et animalière évoquant des hot dogs de guerre . Une véritable opération d’exfiltration en territoire hostile avec au moins 4g dans le sang. S’en suit un petit périple en France animé à s’en faire parfois mal aux côtes de rire. La gamine est rendue à son père et il reste les trois quarts du bouquin et plus vraiment d’intrigue en fait. 

On est au fin fond de la Bretagne, dans la campagne d’Ille ou Vilaine ou des Côtes d’Armor: blanc bonnet et bonnet blanc et sûrement pas mal de bonnets rouges aussi, mais le roman n’étant pas réellement une belle publicité pour la région, il est très sage de rester dans le flou. Freddie retrouve ses amis d’enfance, ses anciennes amours, ses lieux, ses souvenirs et part en riboule non-stop avec ses potes de toujours et les nouveaux amis de bamboche. Happy Hour 24/24! Les tableaux des locaux, sacrés lichous, s’enchaînent, hilarants, décalés ou attendrissants et toujours écrits avec un humour très redoutable basé souvent sur des ressorts totalement absurdes générés par des cerveaux sérieusement perturbés par des arrivées massives dans le sang de carburant à 40 chevaux ou de cocktails dangereux à manipuler avec précaution et en dernière extrémité.

C’est parfois si barré qu’on peut très bien être gagné par l’impression d’être aussi bourré que ces valeureux guerriers celtes, fiers seigneurs du zinc. Mais au bout d’un très long moment de délires éthyliques, le lecteur peut trouver un goût de bouchon au breuvage qu’on lui offre. Heureusement, sentant que c’est en train de partir gravement en distribil, et tout en multipliant les épisodes barges, Benjamin Dierstein revient dans une intrigue dont la soudaine gravité assombrira les faces avant l’embrasement final lors de la fête annuelle de la plus grande saucisse… Le début était explosif, le milieu éthylique, le final sera apocalyptique, il fallait oser. Je ne sais pas ce que consomme monsieur Dierstein mais je veux bien la même chose… Pour terminer sa cour des miracles armoricaine, il nous offre une jacquerie, tout simplement, au XXIème siècle, une putain de révolte de manants…

Alors ce roman qui vit dans les trocsons avec les histoires, la philosophie qui peuplent ces lieux, ne séduira pas tout le monde malgré l’humanité qui se pointe souvent derrière une sale blague, une anecdote tordue, un comportement à l’ouest. Par contre si vous goûtez les univers déjantés et absurdes du dessinateur Edika ou si vous rêvez de vous établir au Groland, vous allez passer de grands moments parfois très cons mais à hurler de rire. Osez un peu, passez la porte, le bar est ouvert et une belle équipe de pochtrons et de gentils dingues vous y attend, accrochés au comptoir, le verre bien rempli.

LËD de Caryl Ferey / EquinoX Les Arènes

LËD ou glace en russe est le titre du dernier opus de Caryl FEREY. L’auteur nous a habitués à voyager à travers ses différents romans et cette fois-ci, il nous emmène en Russie. 

La recette de l’auteur reste la même, seuls les ingrédients changent. Alors est-ce du réchauffé ou pas ? Personnellement, je me suis délecté du début à la fin. On reconnait de suite l’écriture incisive, l’immersion est totale, l’histoire est documentée, l’enquête est solide. Apprêtez-vous à avoir des engelures aux doigts en feuilletant ce roman qui nous parachute à Norilsk, la ville la plus au Nord de la Sibérie et la plus polluée au monde.

L’univers est glacial et rude et les aurores boréales ne parviennent pas à donner de magie à cette ville ou le froid vous transit et vous glace à jamais. On y découvre une population jeune qui se tue dans les mines de Nickel et noie sa peine dans la vodka pour oublier un quotidien sans lendemain meilleur. C’est ni plus ni moins qu’un goulag moderne, et les parallèles dans le roman sont nombreux, notamment lorsque Dasha apprend que sa grand-mère, sa Babouchka était une Zek, condamnée au goulag pour un motif des plus futile.

L’enquête se déroule donc dans cet univers, lourd d’un passé post Stalinien et aujourd’hui en proie à la corruption d’une Russie toujours nébuleuse. La première victime est un Nénet, un membre d’un peuple ancestral de Sibérie. Ce peuple survit en marge de cette société, ayant comme seule ressource ses troupeaux de rennes et la toundra comme seul refuge. Boris Ivanov est en charge de l’enquête. D’autres victimes vont se succéder au profil très différents. Le coupable est vite désigné, un vieil Ouzbek, ancien militaire, devenu chauffeur de taxi. Pour autant, l’enquêteur n’est pas convaincu et persiste jusqu’à mettre le doigt dans les rouages d’une corruption tentaculaire, l’impactant bien au-delà de ce qu’il pouvait penser.

L’espoir est mince dans ce roman, les personnages semblent résignés et les enjeux financiers du nickel supplantent toute humanisme. On nait à Norilsk ou on y vient pour se faire oublier mais on en repart très rarement. Les sujets traités sont variés passant du peuple autochtone opprimé à l’exploitation humaine, de la catastrophe écologique à l’homosexualité bannie, de la corruption à l’émergence de groupes ultranationalistes et j’en passe, c’est très dense, intense et glaçant.

Le dénouement est éclatant, sanglant et justice faite…si seulement.

Alors faut-il risquer l’engelure et l’amputation ? Je vous réponds DA DA DA.

Nikoma

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