Chroniques noires et partisanes

Étiquette : elliot ackerman

2034 de Elliot Ackerman et James Stavridis / Gallmeister

Traduction: Janique Jouin-de Laurens

Sa petite flottille se trouvait à douze miles nautiques du récif Mischief, dans les îles Spratleys, une zone depuis longtemps disputée, et effectuait ce qu’on nommait par euphémisme une « patrouille de liberté de navigation. » Elle détestait ce terme. Comme souvent dans l’armée, il était destiné à donner une apparence trompeuse à leur mission, qui n’était qu’une provocation pure et simple. Ces eaux étaient indéniablement des eaux internationales, tout au moins d’après les conventions établies par la loi maritime, mais la République populaire de Chine les revendiquait comme eaux territoriales. Imaginez que votre voisin ait légèrement déplacé sa clôture sur votre propriété et qu’en représailles vous laissiez volontairement d’énormes marques de pneus sur la pelouse dont il est si fier ; voilà à quoi revenait le droit de fait de traverser le très contesté archipel Spratleys avec sa flotille. Et c’est ce que les Chinois faisaient maintenant depuis des décennies, déplacer la clôture, un peu plus loin, un peu plus loin et encore un peu plus loin, jusqu’à revendiquer la totalité du Pacifique Sud.

 Donc… il était temps de laisser des marques de pneus sur la pelouse.

La capitaine Sarah Hunt est à la tête des trois destroyers qui laissent des marques en mer de Chine.
Chris « Wedge » Mitchell est pilote, comme ses père, grand-père et arrière grand-père avant lui. Il teste un système de brouillage dans les limites du ciel iranien.
Tous deux font face à une situation critique, des incidents isolés concomitants propres à remettre en cause les équilibres géopolitiques mondiaux. Le pilote se retrouve sur le sol iranien, prisonnier des gardiens de la révolution, après que son avion ait été détourné grâce à une technologie avancée. La seconde, en voulant sauver un chalutier chinois, est encerclée puis torpillée par une escadre de l’armée nationale populaire chinoise. Les deux sont de surcroît privés de tout moyen de communication avec leurs hiérarchies. Un troisième personnage, travaillant à la Maison Blanche, fait le lien entre les histoires des deux autres, Sandeep Chowdhury, conseiller adjoint à la sécurité nationale.

On comprend assez vite que les chemins de ces personnages vont se croiser, c’est une construction assez classique. Ce qui change du tout au tout c’est le décor, et là il faut reconnaître que les deux auteurs, l’écrivain et ex-militaire Elliot Ackerman et l’amiral James Stavridis, ancien commandant de l’Otan en Europe, savent promptement bâtir une situation critique haletante, effrayante et asphyxiante, digne de ce que le polar ou le roman politique savent faire de mieux.
« 2034 » débute le 12 mars 2034 à 14h47. Page 59, à 18h42, une guerre commence dans laquelle les trois personnages cités deviennent les jouets et les monnaies d’échange d’un jeu qui n’a rien de plaisant. Tous trois se débattent, chacun selon ses moyens, dans ce qui n’est pas encore une guerre mondiale.
À la manœuvre il y a trois hauts gradés chinois dont on sait peu de choses, qui enferment les Américains dans une nasse qui se révèle quasi inextricable.

 — San Diego et Galveston.

 Ils restèrent figés, tous les trois. Dans la pièce, il n’y avait d’autre bruit que la musique. Pas un mot ne fut prononcé. L’unique mouvement provenait de la télévision. Le bandeau continuait de défiler, distillant l’information, tandis qu’au-dessus se trouvait la fille qui joyeusement distillait  les mouvements de la Tandava. Sa danse semblait ne jamais prendre fin. 

 « 2034 » a bien quelques défauts, une conclusion peu étayée par exemple, en revanche on peut remercier les auteurs de ne pas avoir cédé à la facilité, le livre n’est pas un spectacle grand-guignolesque avec des bas du front qui dégomment en tous sens. Plusieurs événements sont rapportés indirectement plutôt qu’outrageusement balancés. La violence et la débauche technologique militaire meurtrière sont au cœur du livre ; le voyeurisme par contre n’y a pas sa place.


Le monde en 2034 ressemble à ce qu’il est aujourd’hui, un terrain de jeu pour les tous les affamés de pouvoir. Les tensions géopolitiques sont les mêmes en pire, quelques régions ou pays ont changé de main. Ce roman d’anticipation, puisqu’il s’agit bien d’un roman, résonne évidemment avec l’actualité, mais au-delà de l’angoissante fiction politico-militaire, nous suivons le parcours des trois personnages : la prison et l’hôpital pour Mitchell, la cellule de crise du gouvernement pour Chowdhury, et Hunt coincée sur une base navale dans une procédure d’enquête. Tous trois vivent et subissent ces moments avec des formes de pression aussi différentes qu’intenses.

 Par la suite, avec la montée croissante de la crise, on les voit sur plusieurs semaines batailler dans ce qui est devenu une guerre totale. Nous sommes embarqués à l’intérieur de cette escalade de violence ; nous prenons de plein fouet toutes les émotions des personnages, quels qu’ils soient. Si on ajoute le cadençage ultra rapide du récit, « 2034 » se transforme en un page-turner dynamique au climat tendu et terriblement anxiogène.

NicoTag

 La guerre s’est souvent immiscée dans le rock, Motörhead, les Tindersticks ou PJ Harvey n’en sont que quelques exemples parmi beaucoup d’autres, dont celui-ci :

LE PASSAGE de Elliot Ackerman / Gallmeister

Dark at the Crossing

Traduction : Janique Jouin-de Laurens

L’année dernière, les lecteurs français pouvaient découvrir Eliott Ackerman, nouveau venu sur la scène littéraire américaine, également traduit chez Gallmeister. Son roman En attendant Eden est toutefois chronologiquement plus récent que celui qui nous intéresse ici. Il ne surprendra personne qu’à nouveau, l’expérience dans le corps des US Marines de l’auteur (il y est resté 8 ans et servi plusieurs fois au Moyen-Orient) charpente une histoire qui se déroule dans une zone de conflits et réunit des personnages aux destins bouleversés par la guerre, la perte et l’exil.

Ancien interprète pour l’armée américaine en Irak, Haris Abadi a pu émigrer avec sa sœur aux États-Unis. Incapable d’y trouver sa place, il décide de se rendre en Syrie pour combattre le régime de Bachar-al-Assad aux côtés des insurgés. Mais son passeur le dépouille de son argent et de son passeport américain ; en un instant, Haris perd ainsi son statut d’Occidental protégé. Bloqué en Turquie, il erre près de la frontière où il rencontre Amir et son épouse Daphne, deux Syriens réfugiés dont la guerre a détruit la vie. Haris trouve auprès d’eux un abri et un nouveau point d’attache. Mais Haris ne se ment-il pas à lui-même ? Est-il un soldat en quête d’une cause, ou un déraciné à la recherche de son identité ?

L’action, les combats ont peu de place dans l’histoire mais la guerre est bien là, dans le paysage, dans les corps scarifiés, les esprits sans repos, dans les introspections douloureuses. La vie et la mort, le bien et le mal sont jumeaux dans ce paradoxe séculaire qu’est la guerre. Haris a gagné la nationalité américaine en servant les troupes dans son pays envahi, l’Irak. Ne sentant pas à sa place en Amérique, il a décidé de rejoindre une autre guerre. Mais si c’est finalement Daesh qui peut lui faire passer la frontière et l’enrôler, cela n’est plus si important. Daphne refuse de croire à la mort de sa fille sous les bombes et est prête à tout risquer pour le vérifier et redonner un sens à sa vie. Amir croit pouvoir aider son pays martyrisé en collaborant aux enquêtes d’ONG et d’institutions occidentales et ferme les yeux sur la réalité vénale de son travail, sans réel impact positif sur le martyre de la Syrie. David Ackerman réussit à nous rendre proches et attachants ses personnages abîmés par leurs remords et leurs trahisons. 

Plus largement, l’auteur peint un tableau évocateur de la zone grise de la frontière turco-syrienne où les réfugiés croupissent dans le dénuement à l’extérieur ou encombrent les couloirs d’hôpital, où les trafics d’hommes et de marchandises fleurissent avec la complicité de petits fonctionnaires corrompus. Il donne une dimension humaine à un drame perçu ici au travers de cartes, de lignes de front, de décomptes choquants ou abstraits. 

Une évocation de la folie et la futilité de la guerre, de vies brisées, d’habitations écrasées sous les bombes, de bonnes intentions égarées avec, au final, une amertume puissante.

Paotrsaout.

EN ATTENDANT EDEN de Elliot Ackerman / Gallmeister.

Traduction:Jacques Mailhos.

« Eden ignorait qu’il rappelait à Gabe ses amis, des gars d’une autre guerre, au cours de laquelle il avait commencé à apprendre à réparer les hommes. Pas par des réparations permanentes, mais par des petits rafistolages qui achetaient à l’homme le temps dont il avait besoin pour embarquer dans un hélicoptère et s’envoler vers un lieu où les vraies réparations pourraient se faire. Dans sa guerre, Gabe avait appris presque tout ce qu’il y avait à savoir sur comment acheter du temps à un corps démoli. »

« FIN FIN »

En attendant Eden : double métaphore pour signifier l’attente du soldat au front, du mari absent, du soldat-mari brisé par la guerre ; mais aussi l’attente du Paradis par celui qui est déjà mort : le narrateur, celui qui vogue dans un espace blanc, innocent purgatoire inoffensif censé blanchir La faute.

Le narrateur, l’inconnu qui vous a cueillie dès les premières lignes, est bel et bien mort. Seul rescapé de la mine qui explosa sous les roues de leur Humvee en mission en Irak.

Eden, plus mort que vif mais vivant. Wagon impossible à raccrocher au train de mille et tant de morts des « deux guerres » – Irak et Afghanistan. Une trentaine de kilos sur les cent qu’il pesait lorsqu’on l’appelait BASE Jump, arrimé à un lit d’hôpital dans la section des grands brûlés.

Il y a deux romans qui me sont venus à l’esprit en lisant ce court (mais oh combien bouleversant) récit : tout d’abord le Phil Klay, Fin de Mission, publié également chez Gallmeister. Les deux auteurs sont des vétérans, jeunes (moins de quarante ans) et au-delà de leur évident talent d’écriture, ils ont le don de faire comprendre à quel point l’engagement est une décision complexe, surtout aux Etats-Unis.

L’autre roman qui m’est venu à l’esprit est Ballade pour Leroy de Willy Vlautin dans la collection Terres d’Amérique chez Albin Michel. Les personnages de Mary, l’épouse de Eden et de Gabe, l’infirmier en chef dans le service où Eden est hospitalisé, pourraient, en effet, sortir d’un écrit de Vlautin : prisonniers d’une vie choisie mais qui, visiblement, a décidé de la leur faire à l’envers, ils font au mieux de leur forces, de leur pouvoir, pour s’en sortir et pour aider leurs proches.

En attendant Eden est une sorte de photographie de notre présent. L’amour parvient à survivre, mais est-ce qu’il suffira pour endiguer cette folie qui nous entoure ?

Monica.

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