Impossible de clôturer la saison sans évoquer une dernière découverte, harponnée en librairie par hasard. Nitassinan est le premier roman de Julien Gravelle publié par Wildproject, une maison française orientée vers les « humanités écologiques » au sens large. Jurassien d’origine, Julien Gravelle s’est installé au Québec en 2006 et y exerce le métier de guide d’expédition. La parution en 2012 de la version grand format du roman (aujourd’hui épuisée) a eu apparemment peu d’échos littéraires, ou alors engourdis aujourd’hui. La version poche éditée à l’automne 2020 relancera peut-être l’intérêt pour ce texte.
« Le bois est plein de fantômes. On voit leurs ombres bossues, fatiguées par de trop longs portages, les jambes arquées par les journées de voyage en raquettes. Les gens d’avant, sentant fort la sueur, la boucane et la graisse animale. Indiens, coureurs des bois, trafiquants de peaux. Sauvages, ils l’étaient tous, même si tous n’étaient pas autochtones. Et ils étaient chez eux sur ce territoire qui eut bien des noms. Les Ilnuat l’appelaient « Nitassinan »– notre terre–, les premiers explorateurs blancs, « royaume du Saguenay », l’administration moderne, « territoires non organisés du Lac-Saint-Jean », mais pour tous, c’est le bois. »
Neuf destins, cinq siècles d’histoire : le roman d’une terre.
Il y a des 4e de couv’ qui tiennent leurs promesses, à savoir dans le cas présent, la plongée dans l’histoire, l’aventure, la découverte. Les Innus/Ilnus, historiquement appelés Montagnais par les Français qui s’aventurèrent sur leur territoire puis s’y installèrent, sont un peuple autochtone du Canada oriental. Pendant des millénaires, dispersés en clans, ils menèrent une vie nomade de chasseurs-cueilleurs entre leurs habitats d’estive et la profondeur des bois et des zones humides boréales où ils s’enfonçaient pour traquer le gros gibier lorsque l’hiver et le froid rendaient les conditions presque salubres. L’été, le bois est en effet un enfer d’insectes piqueurs et de sols spongieux. De la rive nord du Saint-Laurent, leur territoire s’étendait jusqu’aux côtes du Labrador. Il est probable que des Innus furent le premier contact de Vikings puis de pêcheurs de morue venus d’Europe à ces latitudes avant que la France ne décidât de s’implanter sur la façade nord-est de l’Amérique au XVIe siècle.
Et c’est là que commence l’égrenage historique et narratif de Julien Gravelle. Au travers de neuf destins, neuf histoires bornées entre 1563 et 2012 (histoires que ne renierait pas, pour certaines, Jack London ou, d’autres, Rick Bass), il évoque l’univers des Ilnus, ce qu’il en perdure et ce qui s’en effrite et disparaît. En effet, la présence d’Européens est le point de départ d’une suite de bouleversements, tantôts subtils ou indirects (modifications de l’équilibre économique et politique des peuples autochtones de toute la zone géographique du Saint-Laurent et des Grands Lacs), tantôt directs parce que le nombre et l’emprise des Blancs s’accroît et écrase le mode de vie ancestral. Tant bien que mal, l’attachement au territoire, au bois, parvint à résister, certes transformé, transmis parfois à ceux des Blancs qui, fascinés par la liberté de ‘l’ensauvagement’, ne résistent pas à son appel. Il se pourrait même que Julien Gravelle y ait cédé lui aussi et qu’il ait le cœur kawish (sauvage). Principalement, le livre est la chronique, travaillée avec un grand souci documentaire, de la destruction d’un peuple, d’une culture, d’un environnement. Il s’en dégage une mélancolie globale, nuancée par la précision des descriptions du territoire et de ses habitants (animaux et humains confondus), la vivacité des aventures des personnages choisis et les bouffées d’amour mystique pour une nature puissante.
Du nature writing habité, qui inscrit sa particularité francophone dans un espace littéraire habituellement dominé par les Anglo-Saxons.
Paotrsaout
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