Chroniques noires et partisanes

Étiquette : éditions sonatine

COMME SI NOUS ÉTIONS DES FANTÔMES de Philip GRAY / Sonatine

Two Storm Wood

Traduction: Elodie Leplat

Philip Gray a étudié l’histoire à l’université de Cambridge puis travaillé comme journaliste à Madrid, Rome, Lisbonne. Comme si nous étions des fantômes est son premier roman, inspiré de l’expérience de son grand-père, combattant britannique de la Première Guerre Mondiale.

Trois mois après la fin de la Première Guerre mondiale, une jeune Anglaise, Amy Vaneck, arrive à Amiens afin d’en apprendre davantage sur l’homme qu’elle aime, Edward Haslam, porté disparu dans les tranchées. Les champs de bataille de la Somme sont désormais silencieux. Ne restent sur place que quelques hommes qui se livrent à la tâche difficile de rassembler les dépouilles et d’essayer de les identifier. Parmi eux, le capitaine Mackenzie, qui se propose d’aider Amy. Mais lorsqu’on retrouve treize cadavres dissimulés dans un tunnel au fond d’une tranchée, celle où Edward a été vu pour la dernière fois, tout change. D’autant plus qu’il apparaît bien vite que leur mort n’a rien à voir avec les combats, ni avec l’armée allemande.

Que s’est-il réellement passé à Two Storm Wood, cette position du front de la Somme prise et reprise dans les dernières semaines de la Grande Guerre ? Au printemps 1919, la région dévastée est lugubre à souhait, elle pue littéralement la mort. Philip Gray ne manque pas d’inspiration pour évoquer ce décor, brouillardeux, propice à faire renaître l’illusion d’un fracas et d’une boucherie sans précédent. La boue, les ruines, des corbeaux, des coups de pioche et la rumeur d’hommes – militaires volontaires ou travailleurs forcés – qui besognent et déblaient ce qu’ils peuvent dans une tâche bien trop vaste pour eux, engagés dans une course contre la montre, avant que la pourriture, l’oubli, l’urgence d’explorer d’autres sections du front n’effacent la possibilité de donner une sépulture digne de ce nom à des soldats fauchés par la mitraille plusieurs mois auparavant.

Dans ce contexte, Amy Vaneck, jeune femme de bonne famille, se doit d’éclaircir la disparition de son amant. Ses sentiments, sa conscience l’y obligent. C’est aussi par sa faute qu’Edward Haslam s’est engagé, leur mariage semblait impossible à ses parents qui tenaient en faible estime le jeune homme orphelin et sans situation honorable. Mais au front, Edward s’est retrouvé sous la houlette d’un officier charismatique, aux méthodes atypiques mais efficaces dans leur finalité : faire saigner l’ennemi. Pour Edward comme pour son supérieur, les choses ne seraient pas bien terminées : une disparition, une blessure grave. A proximité immédiate, un horrible crime collectif a été commis. Les cadavres viennent d’être exhumés.

L’enquête d’Amy paraît au départ impossible. Femme, elle est perçue comme tout à fait déplacée, à cet endroit, à cette époque. Les civils français même ne reviennent que lentement. Presque plus rien ne tient debout. Et ceux qui sont là ne vivotent que dans la vente de vivres et de plaisirs aux soldats ou aux coolies chinois. Par chance, l’officier McKenzie va la prendre sous son aile et le mystérieux prévôt Westbrook, ancien inspecteur dans la police, l’accompagner dans sa quête. Des anciens compagnons d’armes d’Edward sont encore sur le terrain. Amy pourrait apprendre d’autres détails sur sa disparition. Par l’usage de flashbacks et de rebondissements contemporains, Philip Gray avance vers le point zéro de son thriller, affichant une parfaite maîtrise du suspens jusqu’aux toutes dernières pages de son roman. Son parcours est richement documenté sur les blessures de guerre, les troubles psychologiques et post-traumatiques des soldats, les questions raciales et sociales de l’époque mais menace à quelques occasions de s’égarer dans le boyau d’une intrigue secondaire ou de s’ensevelir dans une casemate.

Une reconstitution d’époque d’une grande authenticité et un thriller historique de belle facture qui aurait mérité de légères retailles.

Paotrsaout

DUCHESS de Chris Whitaker / Sonatine

We Begin at the End

Traduction: Julie Sibony

Duchess a 13 ans, pas de père, et une mère à la dérive. Dans les rues de Cape Haven, petite ville côtière de Californie, elle ne souffre ni pitié ni compromis. Face à un monde d’adultes défaillants, elle relève la tête et fait front, tout en veillant sur son petit frère, Robin. Mais Vincent King, le responsable du naufrage de sa mère, vient de sortir de prison. Et son retour à Cape Haven ravive les tumultes du passé. Quand cette menace se précise, Duchess n’a plus le choix : il va lui falloir engager la lutte pour sauver ce qui peut l’être, et protéger les siens.

En voyant arriver les 520 pages de Duchess, roman de l’Anglais et ancien trader Chris Whitaker, j’ai tout de suite eu une petite appréhension sur la taille, espérant qu’il ne serait pas inutilement épais. Heureusement, une appréhension ne tient pas longtemps face au talent. Sonatine a une nouvelle fois vu juste.

Un roman noir pour adultes avec pour héroïne une jeune fille de 13 ans, j’ai envie de dire que c’est un pari risqué, même si il y a eu des précédents. Un beau challenge qui nécessite que le personnage soit assez consistant pour nous faire traverser à nous, adultes, toute une histoire. Le pari est tout à fait réussi. Non seulement Duchess nous redonne conscience de la réalité d’être un enfant, mais nous fait également devenir adulte une nouvelle fois en se prenant dans la tronche les aléas, parfois tragiques, de la vie. 

Si l’histoire de Duchess est sombre et triste, cette tristesse semble être le lot, à des degrés divers, de l’essentiel des personnages de la petite ville de Cape Haven que nous donne à découvrir l’auteur. Le bonheur n’y réside pas à tous les coins de rue. Non pas que les faits divers violents y soient monnaie courante, mais nos personnages s’engluent dans une intense mélancolie et une routine pesante. Rien de très exotique ici. Les Cape Haven ne manquent pas dans le monde mais certaines personnes jouent de plus de malchance que d’autres. 

Chris Whitaker ne convie pas le lecteur à un voyage rose et agréable mais il fait cela avec une certaine délicatesse. Si les drames qui parsèment le livre sont brutaux, ce n’est pas sur la noirceur qu’est mis l’accent mais sur la propension de certains, tout particulièrement Duchess, à trouver la force pour lutter, se construire et se reconstruire, et avancer malgré les obstacles. Duchess est à elle seule une leçon de vie pour adultes résignés.

On se laisse, sans difficulté aucune, gagner par l’atmosphère construite par Chris Whitaker dans Duchess. On est absorbé dès les premières pages. Les personnages attachants ne manquent pas et les plus mystérieux non plus. On a envie d’aller au bout et de savoir ce qu’il adviendra de toutes et tous. Si Duchess n’est pas un récit initiatique que je qualifierais forcément d’original, il tient sa force de sa générosité et de son humanité. Il apparaît, au fil de ces pages, qu’il y a quand même de la lumière dans toute cette noirceur et que la vie peut triompher. Un roman riche en émotions, qui en séduira beaucoup, et qui trouvera sa place quelque part entre R. J. Ellory et Dickens.

Brother Jo.

THE UNSTABLE BOYS de Nick Kent / Sonatine

Traduction: Laurence Romance

“Londres, 1968. Toute la ville en parle : les Unstable Boys sont destinés à jouer dans la cour des grands. C’est imminent, ils vont cartonner à l’égal des Beatles et des Rolling Stones. Comment pourraient-ils deviner qu’une série de tragédies va bientôt mettre un terme à leurs rêves de succès planétaire ?

Londres, 2016. L’auteur de romans policiers à succès Michael Martindale est à bout. Sa femme l’a quitté en embarquant les enfants après une incartade très médiatisée. Il passe ses nuits à s’apitoyer sur son sort, seul comme un chien. C’est alors qu’il a la mauvaise idée de clamer en public son amour fervent pour les Unstable Boys. Résultat, « The Boy », le leader farouchement dépravé du groupe, vient sonner à sa porte. Et Martindale va rapidement comprendre que certains souhaits feraient mieux de ne pas être exaucés.”

Nick Kent est une légende vivante de la critique et du rock tout simplement. Ayant vécu le grand cirque du rock’n’roll pendant des décennies à la manière du journalisme gonzo lancé par Hunter S. Thompson (d’ailleurs cité dans le roman), il semble logique que son premier roman soit en orbite autour de la planète rock. Par contre, on pouvait s’interroger sur le style de l’Anglais domicilié en France depuis très longtemps. Et là, surprise, par moments, surtout au départ, le style utilisé comme l’humour gentiment moqueur rappellent un David Lodge sous amphets ou un Nick Hornby qui aurait délaissé sa passion pour Teenage Fanclub pour se niquer les oreilles avec du Cramps.

The Unstable Boys raconte la carrière météorique d’un groupe anglais des débuts dans une grange avec du matos volé en 1968 jusqu’à 2016 où The Boy le chanteur et Ral le guitariste reviennent comme des fantômes pour des raisons très différentes. La partie en 2016 souffle un peu d’une intrigue légère mais tout le reste de l’histoire est une magnifique madeleine de Proust pour tous les vieux rockers c’est certain mais aussi pour un public plus large goûtant les existences cabossées par la came, la mégalomanie, le showbiz, les épreuves de la vie.

Utilisant entretiens, articles de presse, témoignages de contemporains, Nick Kent utilise un patchwork de sources qui enchante et recrée avec talent l’époque du Swinging Sixties jusqu’au crépuscule des dieux des années 2010. Peut-être qu’on pourra reprocher à l’auteur, dans la fièvre du primo-romancier, d’avoir parfois trop approfondi la vie de certains personnages très secondaires. Néanmoins l’ensemble est un bonheur, méchamment bien écrit et armé d’un humour bien corrosif qui dégomme souvent et contribue à faire de “The Unstable boys un bijou de rock’n’roll attitude.

Rock on !

Clete.

LIRE LES MORTS de Jacob Ross / Sonatine.

The Bone Readers

Traduction: Fabrice Pointeau

“Camaho, une île des Caraïbes. Michael Digson survit tant bien que mal dans une cahute héritée de sa grand-mère. Jusqu’au jour où il croise la route de Chilman, un vieux flic anticonformiste qui lui propose d’intégrer la brigade criminelle. Un peu réticent, Digson accepte finalement de rejoindre son équipe, y voyant l’occasion de reprendre l’enquête sur le meurtre de sa mère, jamais élucidé. Alors qu’il s’avère particulièrement efficace dans la lecture des scènes de crime, Chilman lui confie une affaire qui le hante depuis longtemps, la disparition suspecte d’un jeune homme.”

Jacob Ross, poète reconnu, est originaire de l’île de la Grenade mais vit au Royaume Uni depuis 1984. C’est pourtant son île natale, rendue célèbre par un pitoyable débarquement des forces américaines en 1983, qui est le cadre de ce roman même s’il raconte ici un bout de caillou imaginaire paumé du sud de l’archipel caribéen nommé Camaho. Alors si on est loin de la furie de James Ellroy ou de Nick Stone évoquant Haïti du même arc antillais, reconnaissons que ce “Lire les morts”, premier volume d’un quartet dont le second “Black Rain Falling” est déjà sorti outre manche devrait ravir les amateurs de polars d’investigation en quête de nouveaux territoires, de mentalités différentes.

Dès les premières pages, on s’immerge dans des comportements, des mentalités, des dépendances géopolitiques communes avec les autres territoires d’une région reconnue comme une des plus dangereuses du globe de par son rôle de plaque tournante du trafic de drogue. On y repère des mentalités rencontrées sur les îles françaises de la région avec un patriarcat apparent qui masque l’importance majeure de l’oeuvre des femmes, des mères qui gèrent bien souvent les choses importantes dédaignées par des hommes se souciant souvent bien plus de leur apparence, de leurs titres… Le rôle de la religion, des communautés est mis en évidence, on est bien dans la Caraïbe.

L’histoire, bien racontée, est prenante et peu avare en rebondissements et si certains sont parfois  prévisibles, ils ne nuisent pas à une narration parfaitement maîtrisée pour un polar où l’ennui ne pointe jamais à l’horizon. L’intrigue est donc de bon niveau et l’enquête est résolue à la fin du livre. Mais Jacob Ross avait certainement dès le début le schéma général de son quartet car il pose plusieurs petites énigmes, mystères dont la résolution n’interviendra certainement qu’en fin de cycle, tout comme un règlement de comptes familial qui risque d’être particulièrement explosif tel un duel final de western.

Beaucoup de romans mettant en exergue des personnages forts masculins ont tendance à rendre transparents leurs alter egos féminins et la grande réussite de l’auteur est d’adjoindre à ces flics très recommandables dans leurs actes et leurs comportements plusieurs femmes très mystérieuses et très influentes. Ce panel de personnages très bien peints fait vraiment la force d’un roman dont on attend la suite avec une certain plaisir à défaut d’une réelle attente fiévreuse. 

Dépaysement garanti, “tristes tropiques”.

Clete.

1793 de Niklas Natt och Dag / Sonatine.

Traduction: Rémi Cassaigne.

Dans les eaux putrides d’un lac où se mêlent excréments de la ville, carcasses d’animaux des abattoirs est retrouvé le cadavre d’un homme. Il a été amputé des deux jambes, des bras, de la langue, des yeux et des dents mais à chaque fois les plaies ont été soignées pour le maintenir en vie. Son calvaire a dû durer des mois, le maintenant dans son cauchemar mais ces amputations ne sont pas la cause de sa mort, pas plus que la noyade. Nous sommes à Stockholm en 1793 et il y a quelque chose de pourri au royaume de Suède.

La guerre contre la Russie, caprice du roi, a laissé la population exsangue, le peuple est affamé, abruti, victime des épidémies, de la faim, de l’obscurantisme et de l’alcoolisme qui permet de tenir dans le chaos, de ne plus voir l’enfer quotidien et d’y échapper de façon prématurée et salvatrice. Le pouvoir est corrompu, la crainte de la contagion de la Révolution française est grande et ceux qui détiennent le pouvoir, la noblesse et le clergé: duo maléfique et leur valetaille, font tout pour le conserver, pour garder leurs privilèges et les avantages qui vont avec. Cardell, manchot, vétéran de la guerre contre la Russie, buvant sa vie brisée par son roi de droit divin, qui a sorti de l’eau le supplicié va être employé par Winge, homme de loi, incorruptible et condamné à brève échéance par la tuberculose qui le ronge, pour l’aider dans l’élucidation de cette abomination qui indiffère les autorités et le commun des mortels mais qui leur est à tous deux insupportable.

Il s’agit ici du premier roman de Niklas Natt och Dag, issu de la plus ancienne famille noble suédoise et nul doute que nous n’avons pas fini d’entendre parler de lui. Roman subtilement monté en quatre parties correspondant à quatre saisons et écrit par une plume virtuose voit sa première saison se terminer dans une impasse pour les deux enquêteurs partis fouiller dans les bas-fonds d’une ville à vomir et dans le giron d’élites perverses. Les deuxième et troisième parties surprennent au début par leur absence de lien visible avec l’affaire. On reste bien sûr dans le thriller qu’est avant tout “1793” mais l’auteur se penche sur le destin de la jeunesse du pays.”Rouge, humide” raconte le destin de Kristofer Blix jeune de la campagne venu chercher fortune dans la capitale en tentant d’arnaquer les jeunes nobles friqués tandis que la troisième partie “Papillon de nuit” (surnom donné aux prostituées) contera l’enfer terrestre vécu par Anna Spina Knapp, symbole de la condition des femmes en Suède comme sous toutes les latitudes à l’époque, victimes des hommes qu’ils aient le pantalon sur les chevilles, l’uniforme ou la soutane. Habilement, Niklas Natt och Dag (nuit et jour) relie tous les fils afin d’offrir un final époustouflant à un roman tout à fait exceptionnel.

“1793”, thriller historique, est un roman comme on en rencontre peu dans le genre. Dès la première page, on est stupéfait, hébété par l’histoire comme par le talent de l’auteur. On peut évoquer, “le parfum” de Süskind pour l’épouvantable Cour des Miracles, “l’aliéniste” aussi, bien que “1793” soit nettement plus puissant, plus profond, plus noir. Evidemment, c’est un écrit sans concession, horrible à bien des moments, révoltant souvent mais d’une puissance énorme vous entraînant vers des abîmes insondables et qui, du coup, s’avère très, très dispensable aux personnes sensibles. Niklas Natt och Dag instille l’hébétètement, la colère, la révolte, l’effroi, l’horreur avec un talent qui l’impose, pour moi, au même niveau que le Tim Willocks de “La Religion”. Choc identique.

En voguant sur le Styx, vous arrivez à Stockholm… “1793”, l’enfer suédois.

Wollanup.


LE POIDS DU MONDE de David Joy / Editions Sonatine.

Traduction: Fabrice Pointeau.

“Là où les lumières se perdent”, premier roman de david Joy avait été une très bonne surprise en 2016 et l’homme lors de ses interventions lors du festival America à Vincennes avait gagné rapidement la sympathie de tous, passionné et un peu habité, rien de tiède dans tous les cas. Parfait original, David Joy nous avait offert à cette époque un entretien de grande qualité.

“Là où les lumières se perdent” participait au grand rush de ces dernières années de romans noirs ou polars chez les bouseux ricains, surtout chez les plus tarés, qu’on nomme “rural noir” ou appalachien (qui fait plus classe) aux fins de lui donner des lettres de noblesse ou pour bien vous faire comprendre que vous aurez le cocktail habituel de flingues, de gros cons, de femmes battues, d’histoires misérables, de bastons, fusillades et outrances et une partie d’humanité, de compassion selon les livraisons, avec toujours comme reine de la fête l’inévitable meth, grande corruptrice qui rend furieux et parfaitement imprévisibles les tarés oligophrènes que l’on rencontre dans tous ces romans. Alors, au bout d’un moment le “rural noir”, ça va bien, ça tourne un peu en rond au niveau des intrigues qui sont dynamisées trop facilement par les actes des dégénérés quand ils sont sous acide.

Et puis, il y en a certains qui se distinguent, qui ont le petit truc qui émeut ainsi qu’une plume qui est capable de faire ressentir un peu de grandeur, de chaleur, d’humanité au milieu du cloaque, du carnage, de la misère. Et tout comme Benjamin Whitmer qui me vient de suite à l’esprit en illustration, David Joy sait lui écrire des très bons “country noir”  et pourtant…

Et pourtant “Le poids du monde”, je l’ai déjà lu précédemment et à de nombreuses reprises, je l’ai même déjà lu écrit il y a deux ans par David Joy. Choisissant donc de rester en terrain connu et sur une thématique déjà parfaitement évoquée , Joy écrit une nouvelle histoire de jeunes adultes en difficulté dans le comté de Jackson en Caroline du Nord avec trafic de meth et avec encore un côté œdipien bien ancré même si c’est par transfert…Du déjà vu donc mais c’est sans compter sans la puissance de la plume de l’auteur, sa propension à créer de l’empathie pour des personnages forts dans leur vie, dans leur complexité, dans leurs désirs d’une vie un peu moins moche. Le regard fraternel envers les paumés et ceux-là, au nombre de trois sont vraiment des damnés de la terre, est constamment apparent dans la narration exemplaire de David Joy.

Extrait de l’entretien de septembre 2016:

« Ce nouveau roman, The Weight of This World, m’est venu de la même manière, oui. J’avais un minuscule fragment de scène : je voyais deux amis allant acheter de la méthamphétamine, et je les voyais l’acheter à quelqu’un qu’ils avaient toujours connu. Je voyais que ce dealer avait amassé un tas d’objets volés en guise de paiement pour la drogue – quelque chose de très représentatif de là où je vis – et que dans le tas, il y avait des armes. Je le voyais se vanter d’avoir toutes ces armes volées, et pointer un flingue vers l’un des deux amis. Ils se lèvent subitement, et lui crient de ne pas faire ça. Le mec commence à rire, et leur dit de se détendre. Que le flingue n’est même pas chargé. Et il ajoute : « Regardez, vous allez voir… », tout en portant l’arme à sa tempe. Il appuie sur la gâchette, pour prouver que la chambre est vide, mais elle ne l’était pas. En une seconde, le type s’est fait exploser la cervelle. Alors tout d’un coup, les deux camés se retrouvent assis sur un canapé, avec une pile d’armes, de drogue et d’argent devant eux, et un dealer mort à leurs pieds. C’est la première image que j’ai eue, et c’est comme ça que commence l’histoire. On ne passe pas les vitesses une à une, on démarre sur les chapeaux de roue dès que le top départ est lancé. »

Aiden, à douze ans, a vu son père abattre sa mère avant de retourner son arme contre lui. Thad Boom a caché et hébergé son pote dans la caravane isolée dans laquelle il vit au fond de la propriété de son beau-père, triste sire passant sa vie à picoler et à battre sa femme. April, la quarantaine, est la mère de Thad, fruit d’une grossesse non désirée. Elle n’a jamais aimé son fils, s’en veut mais chaque jour, il lui rappelle sa jeunesse volée,  l’abandon par sa famille, l’humiliation, ses années de souffrance. Pendant l’absence de Thad, au combat en Afghanistan dont il reviendra bien déglingué, son alcoolo de mari enfin mort, April est devenue l’amante d’ Aiden. Du pur « white trash » et ce n’est que le début.

En l’absence de boulot pour eux, Aiden et Thad vivotent de petits vols minables et se défoncent.Et puis, cadeau des dieux, à la mort accidentelle et particulièrement nulle de leur dealer sous leurs yeux, les deux compères se retrouvent avec une quantité de came à revendre, une quantité modeste mais difficile à fourguer dans leur coin de miséreux. Commence alors une lente et longue descente aux enfers pour les trois, hélas bien désunis et démunis au moment d’affronter un cauchemar qu’ils ont eux-même convoqué.

Et dès les premières lignes, on cogne, on flingue, on gueule , on baise, ça pue le mauvais alcool, la came pourrie, les nanas barges, la sueur, le tableau accablant de la misère ordinaire … Roman violent, “ Le poids du monde” est mû par un tempo impeccable, pas de temps mots. Violence des actes dictés par la came, plongée sidérante dans la Cour des Miracles des tweakers  mais aussi dureté du propos, de l’histoire…des montagnes de Caroline de tristesse, d’injustice dégueulasse et la certitude que Dieu invoqué à un moment ne fera rien pour vous. Le seul cadeau céleste ici , c’est cette nature omniprésente que décrit souvent de bien belle manière David Joy, amoureux de sa région.

Roman particulièrement dur, désespéré, triste,  “Le poids du monde” est une belle tragédie américaine, une illustration de l’âpreté de l’existence, un peu à la “ Sinaloa cowboys” de Bruce Springsteen”.

Malheureux comme les pierres.

Wollanup.

PS: Côté zik, c’est également du bonheur avec du Jason Isbell et du Drive-by-Truckers, références musicales très logiques.

 

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