Discrètement, trop discrètement, de chez Autrement nous arrivent de temps en temps de petites perles inoubliables qu’on n’avait pas pu venir. Sans entrer dans les détails, citons néanmoins « aucun homme ni Dieu » de William Giraldi, qui, je pense, aura durablement marqué ses lecteurs et puis aussi le dernier Woodrell paru en France « Un feu d’origine inconnue » ainsi que les romans de Nickolas Butler que j’ai beaucoup moins goûtés, il faut l’avouer. On pourra dorénavant ajouter à cette modeste liste d’immanquables ce roman de Taylor Brown « fallen Land » que m’avait fortement conseillé David Joy, l’auteur du marquant « là où les lumières se perdent » chez Sonatine l’automne dernier. Continue reading
A l’origine, « A toute berzingue » était le scénario d’une série de quatre tvfilms que Kenneth Cook avait écrits et qui n’ont pas trouvé d’acquéreur. L’auteur, au début des années 80, l’avait ensuite remanié pour en faire un roman qu’il a ensuite remisé dans un tiroir, occupé qu’il était avec ses recueils de nouvelles animalières hilarantes « la vengeance du wombat » et « le koala tueur » où les bestioles les plus paisibles d’Australie créent beaucoup de tourments à des héros citadins peu au fait de la manière d’apprivoiser la faune de l’outback.
Le manuscrit a ainsi dormi trente-quatre ans avant d’être exhumé par la fille de Cook et il sort maintenant en Australie bien sûr et en France aussi grâce au travail des éditions Autrement qui ont déjà édité 10 œuvres de cet auteur culte dans son pays. Ce court roman bénéficie par ailleurs d’une présentation de qualité par un Douglas Kennedy dont le premier roman « cul de sac » mettait en scène un touriste américain qui, traversant l’Australie en voiture, se retrouvait marié contre son gré et prisonnier d’une communauté de cinglés vivant dans un coin pourri et ignoré de tous nommé Wollanup.
Que ce soit dans ses nouvelles ou dans ses romans qui prennent souvent pour cadre le bush voire l’outback, Cook laisse toujours une grande place à la psychologie de ses héros, très souvent des citadins à l’épreuve de la vie dans ces coins reculés et désertiques du centre du continent. Dans « A toute berzingue », peu de temps est laissé à la réflexion comme le suggère si bien un titre qui sonne un peu vieillot mais qui convient bien finalement à une histoire située au début des années 80.
« Piste d’Obiri. Danger d’ici à Obiri. La chaleur, les sables mouvants et autres dangers rendent la traversée extrêmement périlleuse. En cas de panne, n’abandonnez jamais votre voiture ». Katie et Shaw se connaissent depuis vingt-quatre heures à peine. Pourtant, entre eux, c’est déjà « à la vie, à la mort », au sens propre du terme. Coincés dans une petite Honda lancée à toute berzingue sur la piste d’Obiri – six cents kilomètres de fournaise et de poussière au coeur de l’outback australien –, ils sont poursuivis par une monstrueuse créature prête à tout pour les éliminer. Doivent-ils rebrousser chemin et affronter leur assaillant ?
Le titre est très évocateur et le texte, dès le début, vous met en selle ou plutôt au volant d’une misérable Honda Civic qui tente d’échapper à un énorme 4×4 conduit par un gros malade dont on ne sait rien du tout sauf qu’il veut à tout prix, tuer les deux jeunes qui se sont aventurés dans le désert. Attention rien à voir avec les films où des ados sont décimés lors de vacances exotiques ou au milieu des bois.
Alors, si ce n’est pas le plus remarquable des romans de Cook( lisez « cinq matins de trop »), il est néanmoins surprenant car il montre bien la maîtrise du suspens d’un auteur qui ne nous a jamais habitués à cela auparavant. En moins de deux cents pages, vous aurez compris les dangers de l’outback de jour puis de nuit et vous risquez d’être très réceptifs car l’auteur ne va pas vous laisser souffler. Pour résumer et parce qu’il n’est pas du tout représentatif de l’œuvre de Cook, on pourrait comparer ce roman au « Duel » de Spielberg, qui était aussi un tvfilm. Et petit plus ici, comme d’habitude, la grande star du roman, c’est l’Australie et l’outback.
Les écrits de Woodrell sont de plus en plus durs, terminée la période de ses débuts avec des romans un peu plus « légers ». Que ce soit « Un hiver de glace », « le manuel du hors la loi » comme « Un feu d’origine inconnue », il vaut mieux être habitué à ce genre de littérature décrivant avec précision et talent, désenchantement et souvent horreur la vie des rejetés du rêve américain dans les Ozarks, à différentes époques du XXème siècle. Ce nouveau roman est une sorte d’exorcisme pour lui puisque sa famille fut directement victime lors d’un fait divers réel similaire à celui raconté dans ce court mais combien puissant roman de 185 pages. Il s’agit de l’explosion du dancing de West plain dans le Missouri en 1928 qui fit 39 victimes et dont les raisons n’ont jamais été réellement trouvées.
De nombreux journalistes, historiens et écrivains se sont penchés sur cette tragédie sans jamais trouver les véritables coupables. Ce bled perdu des Ozarks continue de célébrer ces amants disparus à jamais en plein milieu d’une danse comme l’excellent groupe du Missouri Ha Ha Tonka (que j’avais déjà associé à Woodrell) qui leur rend hommage dans une chanson intitulée 1928 et directement inspirée par la tragédie :
« April 13th, 1928 It fell upon a Friday it’s always been such a very ominous date Just off the court square the best kids in this town are there
They heard the blast for miles around Soon people started showing We will always dance over this town They’ll just have no way of knowing
now we’re really moving I am really moving It ain’t life we’re losing I wish I could prove that.”
Missouri, 1929 : travailleurs, petits bourgeois, cul-terreux, prêtres et hors-la-loi se côtoient dans la petite ville ordinaire et misérable de West Table. Cet été-là, un terrible incendie ravage le Arbor Dance Hall. Trente années plus tard, Alma raconte le drame à son petit-fils Alek : les corps carbonisés propulsés dans les airs, sa sœur Ruby et ses amours coupables, les errements de l’enquête, la vérité enfin.
C’est donc un roman dur que vous allez lire car vous verrez tout de suite que l’égalité des chances à la naissance n’a pas réellement cours dans la région. De toute façon, beaucoup de principes louables de démocraties bien pensantes n’ont pas atteint ces régions dans les années 30 voire après. Une grande partie de la population tente de survivre dans des conditions misérables décrites dans de nombreux romans sur le Sud ou le Midwest, donc ce n’est pas, loin de là, un roman original mais par contre il est très représentatif de l’œuvre de Woodrell dans le sens où c’est écrit de façon réaliste , désenchantée et authentique avec des scènes non pas seulement émouvantes mais atrocement poignantes comme Alma pleurant allongée dans la neige sur la tombe fraîche de son fils ou la lente et insupportable agonie d’un enfant atteint de leucémie implorant Dieu de le laisser partir tandis que ses frères se réfugient hors de la maison pour pouvoir dormir la nuit sans entendre sa douleur.
C’est aussi un bel hommage aux victimes par le biais de courts chapitres racontant brièvement l’histoire de ces personnes ou ces couples d’amoureux anonymes dont la vie est partie en fumée pendant des moments de liesse. Mais, c’est avant tout un super polar, au vocabulaire précis, au propos limpide(comme Richard Price qui sait aussi si bien raconter la douleur humaine) , où on va nous conter les rumeurs, nous montrer les différents suspects puisqu’il s’agit d’une explosion d’origine criminelle pour finalement nous amener vers la triste vérité qui est bien sûr encore plus terrible et navrante qu’on peut tenter de l’imaginer en suivant les pistes initiées par l’auteur (mafia, prédicateur, folie…). Woodrell montre bien que ces morts ne sont finalement pas très importantes pour les autorités, des victimes d’une colère divine représentée par ce feu et dont un simulacre d’enquête ne parviendra pas à honorer la mémoire. Et comme dans tout roman de Daniel Woodrell, aux moments les plus sinistres et lugubres, se glissent quelques pointes d’humour très réussies mais qui laissent un peu honteux ou penaud quand on sait la raison et le moment de notre sourire.
Woodrell décrit les mêmes gens que la plupart des auteurs écrivant sur ces diverses tendances de pauvres blancs du Sud mais pas sous l’angle de la folie comme Pollock, ni sous l’angle de l’addiction aux drogues de Bill. Lui s’attache à montrer toute la misère qui s’abat dès la naissance sur ces populations (on est proche de Chris Offutt) et tente de montrer l’humanité qui se cache sous des comportements souvent animaux et de montrer la dignité de ceux qui luttent « vers un aube radieuse» (clin d’œil à Burke bien légitime et de rigueur !).
On loue, à raison, Ron Rash un peu partout mais Woodrell, grand monsieur, sûr et certain, c’est la classe au-dessus. Un trop court grand roman noir qui inspire respect et admiration.
Et même si je regrette la disparition de types extraordinaires comme Harry Crews, Larry Brown, James Crumley, tant qu’il y aura des mecs de la trempe de James Lee Burke, James Sallis, Cormac McCarthy et Daniel Woodrell, mes lectures, mes musiques, mes pensées, mes rêves et mes regrets voleront inlassablement vers ces régions .
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