The Darkening Land
Traduction : Laura Derajinski
Il ne vous sera pas fait l’injure ici de poser une petite présentation de David Vann, auteur qui a fait une entrée fracassante dans le monde du livre en publiant son premier roman Sukkwan Island, traduit en 2010 chez Gallmeister. Le suicide de son père marque un pivot dans la vie de l’auteur. Il affleure également dans l’œuvre de celui-ci. David Vann, dans une postface à son présent roman, raconte que son grand-père a cessé de lui parler après le décès de son père, enfermant dans un cercueil de silence ce qui a trait aux origines cherokee de sa lignée. Car c’est avéré, David Vann a des ancêtres parmi le peuple Aniyvwiyaʔi ou Anigiduwagi, tel qu’il se nomme lui-même. Installés dans une zone au sud des Appalaches à l’arrivée des premiers Européens sur le continent américain, les Cherokees seront spoliés et déportés dans la première moitié du XIXe siècle sur décision du président Andrew Jackson. L’épisode tristement célèbre de la Piste des Larmes les verra rejetés sur la rive ouest du Mississippi, en Territoire indien (futur Etat de l’Oklahoma). Des milliers d’entre eux mourront sur le chemin, de privations et d’épuisement. Mais revenons au XVIe siècle.
Le 3 juin 1539, le conquistador espagnol Hernando de Soto enfonce son épée dans le sol de La Florida et se proclame gouverneur officiel, adoubé par le roi Charles Quint. Au terme d’un périlleux voyage, après avoir bravé la fougue de la mer et la rage de ses ennemis, le voilà enfin face à son destin. À lui les richesses, à lui la gloire, il bâtira là une nouvelle cité qui portera son nom. Aveuglé par l’ambition, obsédé par l’or, de Soto déferle sur les terres avec ses conquistadors. Mais ces nouvelles contrées se révèlent hostiles, peuplées de Cherokees qui se battent farouchement. Face à l’avidité des espagnols, leur résistance se nourrit des mystères de la création et de mythes. Comme celui de l’Enfant Sauvage qui renaît chaque jour, et avec lui, la soif salvatrice de sang.
S’inspirant librement de l’expédition de de Soto (la première incursion longue et profonde d’Européens sur le territoire des actuels Etats-Unis), David Vann nous livre un récit qui évoquera facilement aux amateurs de cinéma des instantanés d’Aguirre ou la colère de Dieu. Il règne en effet chez les conquistadores de La Contrée obscure une mégalomanie, un orgueil, une obtusité propices hélas à vêler des actes de folie sanguinaire. Prisonniers de leur clichés dominateurs (les peuples qu’ils rencontrent seraient à peine humains), dévorés par la cupidité, les Artaban hallucinent des richesses aurifères fabuleuses, là quelque part, toujours un peu plus loin, au cœur d’un pays moite, spongieux, troué de marais et hérissé de bois. Sans l’aide inespérée d’un Espagnol recueilli par un peuple local, l’expédition tournerait vite court. Imaginez plusieurs centaines d’hommes en armures, des chevaux, des chiens de guerre, dressés pour dévorer les génitaux ou les tripes de leurs victimes vives, des porteurs raflés sur place, du bétail sur pied pour s’alimenter qui s’ébranlent pour un périple dont personne ne se doute qu’il durera dans la réalité quatre ans. Des entreprises identiques ont fait tomber peu auparavant l’empire inca et l’empire aztèque, certes avec l’aide d’alliés locaux. Cette fois, c’est une toute autre histoire. La contrée, désespérément plate pendant de nombreux jours, ne compte pas de voies de communication stables, les bayous prospèrent, les peuples voisins se côtoient, se reconnaissent à portée de voix, en paix ou en guerre, ceux plus loin habitent le registre des brumes ou du mythe…
Il n’y a jamais eu de mission civilisatrice, ce n’est que le vernis mensonger du conquérant. La contrée obscure ouvre un chemin d’horreurs et de cruautés, vu à hauteur d’homme, parfois d’une stupéfiante trivialité. Les Espagnols sont des goinfres, des violeurs, des bouchers, querelleurs, larmoyants, terrorisés aussi devant l’inconnu et l’adversité. Ce ne sont que des humains. Malgré la puissance de leur armement, souvent entravée dans un paysage hostile, eux aussi succombent sous les coups d’ennemis, avertis de leur arrivée, qui cherchent à survivre au choc d’une rencontre effroyable. Seul Ortiz, le guide qui a compris en partie le monde où il a été recueilli essaie de sauver un tant soit peu la morale. Mais ses efforts pour faire comprendre l’incompréhensible (pour des Espagnols) resteront vains et lui-même capitulera devant la sauvagerie de ses compagnons. En parallèle à ce récit historique, David Vann découpe les épisodes d’une mythologie appartenant aux Cherokees, comparable au Paradis perdu. Ils avaient tout et leur goût du sang et de la transgression les a fait tout perdre. La perte sera donc la destinée des générations successives. Une leçon pour les dieux et les hommes.
Un roman sur le mode de la bipédie, historique et mythologique. Parfaitement ingambe ? La question se pose. En tout cas, un texte puissant sur la part obscure de la colonisation des Amériques.
Paotrsaout
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