Chroniques noires et partisanes

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TRILOGIE DU BAYOU / LES OMBRES DU PASSÉ de Daniel Woodrell / Rivages Noir ( 1994)

Traduction: Frank Reichert.

Après deux romans centrés sur Rene Shade et pointant juste certains éléments de la vie de la fratrie François et Tip, Woodrell nous renvoie dans le même décor glauque de Frogtown, quartier cajun ou redneck de St Bruno en Louisiane sur les bords du fleuve. Dans « battement d’aile », l’animation, le foutoir étaient venus de produits d’exportation particulièrement dangereux et abrutis à l’idéologie vaguement néo nazie et au comportement assassin et suicidaire.

Pour clore le cycle, pour lui donner une vraie patine de romans badass, en plus de la violence, de l’action, de dialogues succulents de méchanceté, Daniel Woodrell fait apparaitre l’âme du quartier, représentant l’essence de la déliquescence de cette population engluée dans le marigot, le cador, le champion de la major league de la mufflerie et de la connerie, porte-drapeau de la beaufitude, un gros con célèbre encore malgré les décennies d’absence à écumer les bars glauques, les salles de billards louches, à collectionner les femmes que peut contenir le Sud du pays : John X. Shade, la légende de Frogtown mais qui n’a pas que des amis car nul, on le sait, n’est prophète en son pays « John X.  bite sournoise ».

Son retour surprend énormément surtout que le rustrissime, à l’aube de la soixantaine n’est plus que l’ombre de ce qu’il a été, les yeux larmoyants, la tremblote, fauché, poursuivi par un psychopathe à qui, forcément, il doit de l’argent et flanqué de sa plus jeune progéniture Etta âgée de 10 ans laissée à son père par sa deuxième épouse qui s’est barrée, et donc, accessoirement, sœur des trois grandes brutes Shade.

L’intrigue est ici encore beaucoup plus fine que dans les deux autres romans. On peut presque parler d’une symbolique de l’homme rattrapé par son destin sous l’apparence d’un très dangereux malfaisant, reste à savoir et c’est l’histoire du roman si, John arrivera encore une fois à s’échapper, en a-t-il encore la volonté, la force, l’envie ? Le roman est propice à des moments de nostalgie, de souvenirs qui accompagnent les délires éthyliques de John X., se fritant avec de vieux amis, se remémorant les bons et les mauvais moments, des espaces plus contemplatifs s’inscrivant comme des moments plus graves dans la bouffonnerie ordinaire des débats.

Woodrell, pour la première fois, met en lumière de la tendresse, de la compassion pour ces hommes et femmes que la vie, dès la naissance, n’a pas épargnés et ainsi se greffent aussi des idylles naissantes entre Tip et François écorchés vifs et deux jeunes femmes cabossées de la vie qui pensent à une deuxième chance. De grands sentiments, de l’humanité, des passages émouvants, renversants de sincérité, d’authenticité, de la belle ouvrage, de la bonne came ! Et beaucoup de regrets de devoir quitter cette famille…

On peut très bien lire chacun des romans indépendamment mais la lecture des trois à la suite montre vraiment la richesse de l’œuvre et les mues de l’auteur passant de Elmore Leonard à du Ron Rash mais sévèrement burné quand même, avec un final très, très émouvant, qui renvoie à leurs études beaucoup d’auteurs ricains adulés en ce moment.

Sacrimenteries.

Wollanup.

PS1: On peut signaler une autre relation père fille très fusionnelle dans le remarquable Les douze balles dans la peau de Samuel Hawley de Hannah Tinti, rare très grand moment de 2017 avec Little America de Henry Bromell et Un seul parmi les vivants de Jon sealy.

PS2: A grand roman, une illustration musicale de grande qualité par les Mountain Goats dans une cover meilleure que l’originale.

TRILOGIE DU BAYOU / BATTEMENT D’AILE de Daniel Woodrell / Rivages Noir ( 1991).

Traduction: Frank Reichert.

« … La première chose qu’Emile Jadick cloqua dans l’entrebâillement de la porte du Hushed Hill Country Club était chargée et armée d’un canon double. Lui et les autres gars de l’aile étaient affublés, de manière incongrue, de chemises camouflées et de cagoules de ski, mais l’air bravache et déterminé avec lequel ils brandissaient leur arme de poing coupa aux hôtes assis devant la table de poker toute envie de persifler. – L’univers me doit un paquet de pognon, tas d’enfoirés. Je viens ramasser la collecte ! » La saga de la famille Shade, commencée dans « Sous la lumière cruelle », continue. Cette fois, René Shade affronte l’AILE, un groupe fasciste particulièrement musclé.

Dans Sous la lumière cruelle, Woodrell nous faisait découvrir St Bruno et ses dépotoirs la poêle à frire pour les Noirs et Frogtown le gourbi des Cajuns communauté d’ascendance plus ou moins française (pas de ma famille) et comme l’intrigue se situait entre les deux territoires, nous n’avions pas eu l’occasion de réellement entrer dans le cratère de la pustule Frogtown. C’est précisément la terrible initiation qui nous est proposée dans ce second opus qui, s’il n’offre pas la réelle belle surprise du premier revient sur les pas du précédent succès pour nous faire vivre une nouvelle enquête policière, complices de la vie à Frogtown, ses mœurs et coutumes mais aussi ses vices, sa corruption généralisée et organisée, ses trafics minables, sa criminalité de la misère. Pleins feux sur le trou du cul de la Louisiane avec pour guides Rene Shade et Shuggie un ancien pote devenu très peu fréquentable dans une affaire de meurtre de flic ripou et de sales petites combines d’élus de la ville et principalement du maire. C’est du très classique mais comme l’histoire est truffée d’abrutis, de grands malades, de salopards et de personnes très dangereuses, ça castagne, ça flingue, ça vole, ça tue, ça saigne, ça trahit… encore une fois du pur white trash revigorant écrit avec un ton parfois finement moqueur, joliment sarcastique par une très belle plume.

Parallèlement à la résolution de l’enquête, Woodrell offre un premier vrai beau personnage féminin avec Wanda Bone Bouvier enfant dans un corps de femme ou femme avec une âme d’enfant qui s’associe avec les dangereux tarés de l’Aile, groupuscule néo-nazi dont voici un beau portrait, parmi tant d’autres.

« Ce Dean Pugh avait besoin qu’on le garde à l’œil. Il était maigre et mauvais, élevé à la « junk food » et apparemment opposé, à en juger par ses dents dont la teinte tirait sur le vert, à la fréquentation des dentistes. Sa peau était d’une teinte jaunâtre sous ses yeux verts couleur mouche à merde, et sa cervelle devait fonctionner de façon assez saugrenue pour déchaîner à titre posthume une saine frénésie dans les rangs des chercheurs. Il tirait d’ordinaire une tête de cinglé pas banale,le genre à se couver des mygales dans le yucca, et sa personne ne présentait pas la moindre tache suspecte, la moindre souillure évoquant la normalité. »

Dans le premier épisode, les femmes étaient juste des plantes vertes, ici ce n’est déjà plus le cas et elles seront carrément à la fête dans « les ombres du passé ».

Dans ce second opus, Woodrell éclipse la fratrie de Rene pour se concentrer sur le flic et son partenaire se racontant leur enfance et leur jeunesse communes finalement ni pire ni meilleure qu’une autre et revoyant les choix effectués, les trajectoires différentes empruntées. Woodrell arrive à donner une certaine humanité à cette calamité de Frogtown et nous ouvre une clé sur le contenu de la troisième histoire avec quelques lignes où les trois frères interrogent un ami qui a rencontré leur père John X. Shade, absent depuis qu’ils sont enfants. Les bougres sont déçus par l’absence de signe de vie de leur géniteur partageant sa vie entre ses trois passions, l’alcool, le billard et les femmes à travers tout le Sud mais ils regretteront rapidement son retour dans « les ombres du passé » qui finira le cycle Shade de bien belle et ambitieuse manière.

White Trash jovial.

Wollanup.

TRILOGIE DU BAYOU / SOUS LA LUMIÈRE CRUELLE de Daniel Woodrell / Rivages Noir (1990)

Traduction: Frank Reichert.

Daniel Woodrell est un grand auteur de polars et romans noirs qui connaît un grand succès critique mais pas vraiment la voie royale avec le public. Pourtant, beaucoup d’auteurs de polars ricains mais aussi français le citent dans leurs références, leurs préférences dans ce même univers que Larry Brown, Harry Crews, Chris Offutt… voire Faulkner puisque dans chaque roman du Sud de qualité on doit retrouver la touche de Faulkner, forcément semblerait-il, à la limite McCarthy mais Faulkner, c’est mieux. Nul désir ici de faire une étude comparée sur les différences et les ressemblances entre les différents auteurs, signalons plutôt que Woodrell ne doit pas être uniquement connu que pour « un hiver de glace » ou son adaptation au cinéma « winter’s bone ». Avant d’arriver à cette petite merveille récompensée par le Prix Mystère 2008 du meilleur roman étranger, il avait suivi un parcours de sept romans passant du polar le plus classique à la tragédie noire la plus poignante. Débutant sa carrière dans les années 80, il a écrit trois romans sortis chez Rivages il y a très longtemps, la saga de la famille Shade, cajuns bon teint du delta du Mississipi et regroupés aux USA sous le nom de la « Trilogie du Bayou ». J’avais lu, il y a une éternité le troisième sans savoir qu’il connaissait deux précédents et c’est donc cet ensemble que je me propose de vous présenter rapidement, d’une part parce que c’est très souvent rude et bien déjanté, d’autre part parce qu’on y voit la mue de l’auteur vers des romans plus profonds et enfin aussi parce que c’est vraiment très bien écrit avec un sens du rythme qui fait qu’une fois l’histoire commencée, bien difficile de la lâcher, je vous le garantis et c’est ainsi pour les trois tomes avec une grosse bouffée d’émotion en prime pour le final de la saga.

« Dans ses rêves, Jewel Cobb s’était imaginé dans la peau d’un tueur de légende. Aujourd’hui, il est descendu dans la ville de Saint-Bruno pour réaliser son fantasme. Son cousin, Duncan, lui a procuré le « contrat ». Mais Jewel ne sait pas que Duncan le prend pour le « connard rêvé »… A l’autre bout de la ville, un conseiller municipal noir est assassiné par un « cambrioleur ». Sa mort met Saint-Bruno en ébullition. »

L’enquête est confiée à Rene Shade, flic incorruptible qui combat le mal et le vice qui accompagnent les activités de sa famille comme de tous ses amis. Il faut dire que flic dans Frogtown, quartier « français » de St Bruno ville imaginaire de 200 000 habitants sur le bord du fleuve en amont de la Nouvelle Orleans n’est pas une sinécure. Quartier cajun où se regroupe toute la chienlit blanche dégénérée qui n’a pas su quitter ces égouts au bord des marais, sort à peine plus enviable que le quartier noir de « la poêle à frire » où pareillement, végète le pire de la communauté afro-américaine. Les deux ghettos vivotent en s’ignorant, chacun ayant suffisamment avec sa clientèle propre pour ne pas empiéter sur le concurrent. Bien sûr, il y a déjà eu des guerres pour régler certains problèmes de voisinage mais le conflit qui arrive par la grosse connerie des différents protagonistes sera de très bonne facture. Le final s’avère particulièrement chaud dans le bayou de nuit au milieu des serpents mocassins et autres saloperies volantes, nageantes ou rampantes, admirablement diversifiées, dans les dégats causés à autrui.

« Sous la lumière cruelle » est donc un bon et vrai polar avec une enquête correcte au final réussi qui jouit d’une qualité d’écriture étincelante discrète parfois, enveloppée dans de belles descriptions de paysages et d’ambiance et particulièrement vacharde dans des portraits à l’acide de certains personnages qui ont auront chaud pendant plusieurs hivers avec les costards tordants que Woodrell leur a taillés. Mais déjà, on sent bien que Woodrell veut écrire autre chose car il crée un véritable univers à Frogtown, nous fait entrer dans la cour des Miracles, nous montre petit à petit que le malheur est parfois prévu dès la naissance, que certains comportements , à défaut d’être pardonnables, sont néanmoins le fruit d’un manque d’éducation.

Et au milieu du bordel ambiant, si Rene parvient, en cours de lecture, à être identifié comme le personnage principal, une certaine part belle est offerte aussi à ses deux frères, à leur mère et à leur père cavaleur absent depuis des décennies. Rien n’est superflu dans ces petits récits de vie, on y lit les regrets, les manques, les absences, les choix, les mauvais choix ; la vie dans Frogtown qu’on n’a pas su ou voulu ou pu quitter ou qu’on retrouve parce que ce sont les racines, mauvaises, mais les racines quand même, responsables d’un mauvais départ dans la vie suivi de multiples gamelles. Et ces petits moments, toujours bercés par un humour bien mordant s’adaptent très bien à une intrigue cavaleuse à la suite d’un fuyard au cerveau peu développé mais aux jambes vives…

Du White Trash de première division avec des abrutis XXL raillés par l’auteur mais souvent aussi compris par un Woodrell qui montre déjà, au milieu du bordel ambiant, la part humaniste qui est sienne et qui éclatera quelques années plus tard de façon évidente avec « la mort du petit cœur » notamment.

Epatant.

Wollanup.

UN FEU D’ORIGINE INCONNUE de Daniel Woodrell/Editions Autrement

 

Les écrits de Woodrell sont de plus en plus durs, terminée la période de ses débuts avec des romans un peu plus « légers ». Que ce soit « Un hiver de glace », « le manuel du hors la loi » comme « Un feu d’origine inconnue », il vaut mieux être habitué à ce genre de littérature décrivant avec précision et talent, désenchantement et souvent horreur la vie des rejetés du rêve américain dans les Ozarks, à différentes époques du XXème siècle. Ce nouveau roman est une sorte d’exorcisme pour lui puisque sa famille fut directement victime lors d’un fait divers réel similaire à celui raconté dans ce court mais combien puissant roman de 185 pages. Il s’agit de l’explosion du dancing de West plain dans le Missouri en 1928 qui fit 39 victimes et dont les raisons n’ont jamais été réellement trouvées.

De nombreux journalistes, historiens et écrivains se sont penchés sur cette tragédie sans jamais trouver les véritables coupables. Ce bled perdu des Ozarks continue de célébrer ces amants disparus à jamais en plein milieu d’une danse comme l’excellent groupe du Missouri Ha Ha Tonka (que j’avais déjà associé à Woodrell) qui leur rend hommage dans une chanson intitulée 1928 et directement inspirée par la tragédie :

« April 13th, 1928
It fell upon a Friday it’s always been such a very ominous date
Just off the court square
the best kids in this town are there

They heard the blast for miles around
Soon people started showing
We will always dance over this town
They’ll just have no way of knowing

now we’re really moving
I am really moving
It ain’t life we’re losing
I wish I could prove that.”

Missouri, 1929 : travailleurs, petits bourgeois, cul-terreux, prêtres et hors-la-loi se côtoient dans la petite ville ordinaire et misérable de West Table. Cet été-là, un terrible incendie ravage le Arbor Dance Hall.
Trente années plus tard, Alma raconte le drame à son petit-fils Alek : les corps carbonisés propulsés dans les airs, sa sœur Ruby et ses amours coupables, les errements de l’enquête, la vérité enfin.

C’est donc un roman dur que vous allez lire car vous verrez tout de suite que l’égalité des chances à la naissance n’a pas réellement cours dans la région. De toute façon, beaucoup de principes louables de démocraties bien pensantes n’ont pas atteint ces régions dans les années 30 voire après. Une grande partie de la population tente de survivre dans des conditions misérables décrites dans de nombreux romans sur le Sud ou le Midwest, donc ce n’est pas, loin de là, un roman original mais par contre il est très représentatif de l’œuvre de Woodrell dans le sens où c’est écrit de façon réaliste , désenchantée et authentique avec des scènes non pas seulement émouvantes mais atrocement poignantes comme Alma pleurant allongée dans la neige sur la tombe fraîche de son fils ou la lente et insupportable agonie d’un enfant atteint de leucémie implorant Dieu de le laisser partir tandis que ses frères se réfugient hors de la maison pour pouvoir dormir la nuit sans entendre sa douleur.

C’est aussi un bel hommage aux victimes par le biais de courts chapitres racontant brièvement l’histoire de ces personnes ou ces couples d’amoureux anonymes dont la vie est partie en fumée pendant des moments de liesse. Mais, c’est avant tout un super polar, au vocabulaire précis, au propos limpide(comme Richard Price qui sait aussi si bien raconter la douleur humaine) , où on va nous conter les rumeurs, nous montrer les différents suspects puisqu’il s’agit d’une explosion d’origine criminelle pour finalement nous amener vers la triste vérité qui est bien sûr encore plus terrible et navrante qu’on peut tenter de l’imaginer en suivant les pistes initiées par l’auteur (mafia, prédicateur, folie…). Woodrell montre bien que ces morts ne sont finalement pas très importantes pour les autorités, des victimes d’une colère divine représentée par ce feu et dont un simulacre d’enquête ne parviendra pas à honorer la mémoire. Et comme dans tout roman de Daniel Woodrell, aux moments les plus sinistres et lugubres, se glissent quelques pointes d’humour très réussies mais qui laissent un peu honteux ou penaud quand on sait la raison et le moment de notre sourire.

Woodrell décrit les mêmes gens que la plupart des auteurs écrivant sur ces diverses tendances de pauvres blancs du Sud mais pas sous l’angle de la folie comme Pollock, ni sous l’angle de l’addiction aux drogues de Bill. Lui s’attache à montrer toute la misère qui s’abat dès la naissance sur ces populations (on est proche de Chris Offutt) et tente de montrer l’humanité qui se cache sous des comportements souvent animaux et de montrer la dignité de ceux qui luttent « vers un aube radieuse» (clin d’œil à Burke bien légitime et de rigueur !).

On loue, à raison, Ron Rash un peu partout mais Woodrell, grand monsieur, sûr et certain, c’est la classe au-dessus. Un trop court grand roman noir qui inspire respect et admiration.

Et même si je regrette la disparition de types extraordinaires comme Harry Crews, Larry Brown, James Crumley, tant qu’il y aura des mecs de la trempe de James Lee Burke, James Sallis, Cormac McCarthy et Daniel Woodrell, mes lectures, mes musiques, mes pensées, mes rêves et mes regrets voleront inlassablement vers ces régions .

Wollanup

 

Ha Ha Tonka, 1928, Live à Saint Louis Missouri.

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