Il est des auteurs qui présentent une maturité en irradiant de leurs écrits un réalisme cru et une faculté d’écriture subjuguante. L’année dernière est apparu un ouvrage s’affirmant, comme une évidence, être de cette trempe et démontrant que la qualité n’attend pas les années.
/Votre ouvrage présente une visibilité de plus en plus prégnante dans le monde de la littérature noire avec le corollaire des prix attribués entre autres, ce contexte vous permet-il de prendre du recul sur votre écrit et d’y voir ses forces ou ses faiblesses?
Pas vraiment : si les personnes qui ont chroniqué ce livre évoquent souvent les mêmes points forts, mes échanges avec des lecteur-ices me font aussi réaliser que chacun-e projette sa propre histoire et ses propres sentiments dans un récit. On n’y lit jamais la même chose, on n’y comprend jamais la même chose non plus. J’ai parfois été stupéfaite d’entendre certaines analyses. Et c’est bien, l’écriture est vivante, en mouvement, la lecture l’est aussi. Mais à partir de là c’est compliqué de déterminer des « forces » et des « faiblesses ». Elles varient tout le temps. Après s’il y a un point qui revient systématiquement dans les critiques c’est le fait qu’on s’attache aux personnages. Ça tombe bien, pour moi c’est l’essentiel d’un bon roman.
/Ce qui m’avait touché et remué était ce réalisme cru des difficultés rencontrées par ce trio. Peut on penser qu’il y a une part de votre histoire personnelle et/ou professionnelle dans ce récit?
J’ai pu constater, par moi-même ou à travers des proches, la violence du milieu médical. Dans Rien ne se perd ça transparaît avec l’hôpital psychiatrique. J’ai vécu et été témoin d’un grand nombre de violences policières mais je n’ai jamais connu quelqu’un qui ait été tué. Après il suffit de suivre les actualités pour pouvoir prévoir, à l’avance, le déroulé de chaque enquête et le dénouement de chaque procès…
/Derrière le rideau des affres du quotidien on sent poindre une lumière qui tend à l’optimisme. Pensez vous que dans ce type de situation négative il y ait toujours du positif à conserver?
On me dit souvent ça mais je ne trouve pas qu’il y ait beaucoup d’optimisme à la fin de Rien ne se perd. Beaucoup des problèmes de Mattia sont résolus mais est-ce que ça veut dire que la suite de sa vie sera plus heureuse ? « Vous êtes sur terre, c’est sans remède », j’aime bien cette phrase de Beckett, elle veut tout dire. Pour répondre à la question je ne peux parler que pour moi, quand ce genre de chose arrive la seule solution de survie consiste à essayer de construire des solidarités autour de ce qui s’est produit pour qu’autre chose puisse en sortir. Mais je n’irai pas jusqu’à affirmer qu’il y a du bon dans chaque malheur, c’est complètement faux. Il y a autant de façons de vivre un problème que d’invividu-e-s, et même en s’étant relevé de dix coups durs on n’est pas à l’abri de s’effondrer au onzième.
/Votre ouvrage est-il une critique de nos politiques?
Ça dépend du sens qu’on donne au mot « politiques ». Souvent cette notion renvoie automatiquement aux politiques « professionnelles », aux élu-e-s etc. C’est un peu facile. Quand on questionne les gens au sujet d’une affaire médiatisée qui concerne une bavure policière beaucoup trouvent des tas d’excuses aux responsables quand ils ne retournent pas complètement le problème. Les médias jouent aussi là-dessus. Par exemple on entend toujours dire que la victime « était connue des services de police » comme si ça justifiait la mort. (Et en plus ça ne veut rien dire, si vous êtes entendu-e au poste en tant que victime ou témoin vous êtes considéré-e comme étant connu-e). Et les gens sont rarement « tués » par la police. Ils sont toujours « abattus »…
/On est justement dans une actualité brûlante concernant l’avenir de notre pays, la littérature a t-elle un rôle à jouer dans ces circonstances à vos yeux?
Tout le monde ne lit pas. Je pense qu’il faut toujours le garder à l’esprit quand on interroge le rôle de la littérature. En tant qu’auteur-e on doit savoir que, même si on veut s’adresser à tout le monde, dans les faits ce ne sera jamais le cas. Donc elle a peut-être un rôle mais il sera toujours très limité. Par rapport à son impact réel je suppose que ça dépend totalement de la sensibilité de la personne au moment où elle commence une lecture. Un livre qui m’aura laissée froide il y a trois ans peut changer ma façon de penser les choses si je retombe dessus au bon moment, mais il faut qu’il y ait déjà une sorte de terreau favorable. Je doute qu’une personne qui pense en terme d’ordre, de sécurité et de délinquance puisse être très touchée par Rien ne se perd (jusqu’à preuve du contraire).
/Diriez vous que la jeune génération, pour faire simple 18-35 ans, semble globalement désabusée, pessimiste?
Quand je discute avec des personnes plus âgées (la génération de mes parents, 50-60 ans), la principale différence qui ressort systématiquement c’est qu’à nos âges elles étaient dans l’idée que les choses ne pourraient que s’améliorer. Tandis que les gens de mon âge, s’ils sont parfois optimistes sur leurs chances personnelles de « s’en sortir », sont assez unanimes sur le fait que tout ira de pire en pire. Dans Rien ne se perd, les personnages de Mattia, Gina, Siham, et dans une moindre mesure Karim et Nadir me semblent assez représentatifs de ce fossé générationnel. Et en même temps ce découragement peut avoir valeur de force : à partir du moment où on n’attend plus rien des institution et des politiques on peut sortir d’une certaine passivité et essayer de créer autre chose sans attendre que d’autres le fassent à notre place. (Ce que ces personnages font dans le roman d’une certaine manière).
/ Est-ce que Mattia c’est vous, dans un certain sens?
Pas du tout. Je n’ai pas eu une enfance dure comme la sienne et je n’ai pas été confrontée, à son âge, à autant de questions politiques et sociales. J’évite au maximum l’autofiction dans mes romans, je pense que c’est contre-productif. Dès qu’un personnage se met à trop me ressembler j’efface tout, ça me bloque.
/Que représente pour vous l’écriture?
La possibilité de se planquer quelque part, peu importe le degré de saloperie ambiant.
/Un livre qui vous a marqué, récemment ou pas.
Le dernier qui m’ait marquée : « Les évaporés » de Thomas B. Reverdy. Avec une courte citation en prime : « la misère est une énergie renouvelable. »
/C’est un peu la marque du site, un titre musical qui pourrait symboliser Rien ne se perd, ou un titre qui pourrait résumer votre état d’esprit actuel…
Il y en a un qui marche pour les deux ! Kery James, Lettre à la république.
Entretien mail effectué entre le 25 et le 27 Avril. Je remercie vivement Cloé Mehdi pour son avenant et Jimmy Gallier pour son aide et surtout pour nous avoir permis de découvrir cette littératrice.
Chouchou.
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