Elle est le commencement et la fin. Elle précède les regards, elle leur succédera. Elle est l’épicentre, le nœud, le refuge et la geôle. Elle fascine autant qu’elle effraie. Sous sa chape, les rencontres sont rares et décisives. Le temps est sa force vive. Son désordre ensorcelle, ses ombres se confondent, ses murmures fusent de toutes parts. Elle est l’envers de ce qui pense. Elle est l’instinct, le geste, le frisson. Toutes les âmes rêvent de s’y perdre. Mais aucun être ne sort indemne de son étreinte. Elle est la solution la plus simple, la plus totale, la plus opaque aux calculs des cœurs inquiets.

Un homme seul avance dans une épaisse forêt. On découvre avec lui une nature dense, mais aussi des carcasses de voitures, des engins de bûcheronnage hors d’usage, d’autres vestiges et rebuts de plastique ou de ferraille.
Une panne électrique, aussi brutale qu’irréparable, met sur les chemins tous les personnages des Ombres filantes. Cet homme seul cherche à rejoindre le camp de chasse où s’est réfugié sa famille. Au beau milieu des arbres, l’homme rencontre Olio, gamin insouciant et débrouillard. Sans être sous l’influence de La Route de Cormac McCarthy, on y retrouve un duo similaire, et même un clin d’œil assez franc au détour d’une page.
L’esprit en permanence occupé par leurs survies, tout comme les quelques personnes qu’ils rencontrent en cheminant, ils abordent les embûches différemment. L’un est craintif, l’autre est virevoltant. 

Si l’homme est bien le personnage principal du roman, c’est Olio, qui fait vivre les pages, qui soulève des émotions. Cet enfant est un vrai rescapé. On ne sait pas d’où il vient, il raconte, ment et invente sa vie au fur et à mesure du livre. Contrairement à l’homme, il a déjà acquis tous les codes du survivant en milieu hostile, s’il triture la vérité, vole des bricoles, disparaît puis revient à son gré, c’est pour se protéger, pour encaisser. 

Depuis la panne, le sol ne tremble plus sous les chargements de bois des semi-remorques, mais il y a encore beaucoup de circulation en forêt. Il y a ceux et celles qui se sont réfugiés dans leurs chalets ou leurs camps de chasse. Aussi ceux et celles qui tentent de s’établir quelque part, loin des agglomérations et des routes nationales. Partout, les gens se méfient, les gens calculent, les gens sont armés. Le reste ne tient qu’à un fil. C’est pour cela que je préfère les abîmes de la forêt aux rencontres hasardeuses qu’on peut faire sur les chemins forestiers. 

Dans ce monde à l’arrêt, il y a plus à craindre des rares humains croisés que de la forêt, cadre sombre de ce roman du canadien Christian Guay-Poliquin. Se perdre dans les bois ou rencontrer des lynx est finalement moins dangereux que tomber sur deux types en rade avec leur jeep.
C’est du post apocalyptique, oui encore un, mais celui-ci n’a pas recours au grand spectacle pour conter un monde finissant, il décale un tout petit peu l’existant. Cette légère modification se révèle dévastatrice et suffit à engendrer assez de désordre pour servir de prétexte à ce roman.

Voici un livre dans l’air du temps, qui ne s’éloigne guère de ce thème plus ou moins catastrophiste en vogue actuellement, mais qui est porté par une écriture agile, lumineuse, magnétique : le roman file d’un seul trait.

NicoTag


Avec un peu de chance, le jour où la panne arrivera, on sera proche d’Adrianne Lenker.