Traduction: Nicolas Richard.

Cherry (la cerise) désigne dans l’argot des militaires américains d’aujourd’hui, la nouvelle recrue, le bleu-bite. L’expression est aussi à connotation sexuelle car, en américain, quand on perd sa virginité ou son pucelage on perd sa « cerise » (to lose one’s cherry). Bleu-bite, le personnage principal du premier roman de Nico Walker (inspiré par sa trajectoire personnelle) l’a été, pendant les premiers mois de son engagement sous l’uniforme, balancé en Irak. Branleur, jean-foutre, désespérant propre-à-rien sous opioïdes, il l’a été également, avant, pendant et après ce passage dans l’armée. Nico Walker purge une peine de prison depuis 2012 et devrait être libéré en 2020. On obtient un aperçu de l’état de l’Amérique quand les maisons d’édition en viennent à « tirer » du système carcéral des types avec autant de talent pour la plume (que pour autre chose de bien pire) : il y a quelques semaines à peine, Nyctalopes chroniquait L’Hôtel des barreaux gris de Curtis Dawkins, lui-même emprisonné à perpétuité.

Cleveland, Ohio, 2003. Le narrateur, issu de la middle-class, entame sa première année à la fac. Bien vite, sa vie se met à ressembler à une dérive : glander, se défoncer, baiser, tomber amoureux occupent la plupart de son temps. Quand il rencontre Emily, c’est le coup de foudre. Quand il croit l’avoir perdue, il s’engage dans l’armée par ennui et bravade. Assistant médical de terrain, il est envoyé en Irak et découvre pendant une année l’horreur et l’absurdité de la guerre : la routine, l’abrutissement, le sang, les flammes, les antidouleurs, les compresses, la trouille, la violence à l’état brut, de part et d’autre. A son retour, c’est un homme malade, il souffre de troubles post-traumatiques. Il retrouve Emily qui a elle aussi commencé à tâter de la seringue. Le jeune couple se laisse aspirer dans le siphon d’opiomanie qui tire vers le bas tout un pan de la société américaine. L’addiction s’aggrave, les finances s’évaporent. Pour continuer à dépenser les sommes faramineuses nécessaires aux toxicomanes, le dos au mur, il se met à braquer des banques.

Cherry réussit en premier lieu la gageure de rendre un véritable trou du cul attachant. Le narrateur, celui de la vie civile en tout cas, nous englue dans sa naïveté morose, son indolence, son sentimentalisme, son inclination à baigner dans la vacuité. Si on était un vieux con, on lui collerait les épaules contre les épaules, hurlerait quelque chose comme « non mais tu vas arrêter tes conneries ! » et peut-être le ferait-on saigner du nez. Si on était un vieux con avec du cœur, on le prendrait dans ses bras et se mettrait à chialer aussi « quand est-ce que tu vas arrêter tes conneries ? » Mais il y a quelque chose qui force le respect, c’est l’honnêteté brute, la vérité, du propos. Ce cœur brisé, cette âme pleine d’espoir malgré tout, nous parle et nous touche.

Son expérience sous les drapeaux et sur le théâtre d’opérations irakien constitue un indéniable temps fort du roman. On est là au plus proche de ce qu’a lui-même vécu Nico Walker. Il n’est pas le premier à relater ce genre d’histoires. En fiction ou non-fiction, d’autres anciens soldats ont publié des textes superbes, forts. Mais la lucidité de  Nico Walker sur l’armée et la guerre embroche l’amas de propagande qui les entoure. Ses anecdotes chaotiques (porno et drogues, actes de cruauté et de bienveillance, heures d’ennui transpercées de pics de terreur) ont une résonnance toute particulière et véhiculent le désordre de la mission américaine et ses effets délétères sur les jeunes gens chargés de la mener.

Le retour au pays est une spirale descendante. Les prises de drogue, les deals, l’infernale et stérile bavasserie des toxicos dominent et donnent l’impression d’une course sur place. Les anecdotes similaires s’accumulent, comme une leçon répétée encore et encore à quelqu’un qui la comprend mais ne peut rien changer. L’enfer personnel du narrateur est aussi celui de toute une société. Les opioïdes sont aujourd’hui un fléau national aux Etat-Unis. Démarrée avec la surprescription de médicaments anti-douleurs (comme l’Oxycontin), la crise s’est intensifiée avec l’afflux d’héroïne à bas prix et d’opioïdes synthétiques fournis par des cartels. Le roman de Nico Walker est un des premiers à éveiller la conscience sur cette catastrophe humaine et sociale.

Salué par la presse et des grands noms de la littérature américaine contemporaine (Donald Ray Pollock, Thomas McGuane, Dan Chaon…) Cherry est une fiction portée, transportée même, par une vérité brutale, sans une once d’apitoiement. Elle nous parle d’un carnage américain, celui d’une jeunesse amochée par la guerre, la morosité et l’anéantissement dans la drogue, avec une authenticité terrifiante.

« Après avoir reçu un e-mail qui me brisait le cœur,  ce que je faisais typiquement, c’était boire un café et fumer des cigarettes. S’il y avait une partie de cartes en cours, je jouais et perdais un peu d’argent. Dans l’ensemble, je n’avais pas de veine aux cartes. Mais tôt le matin, la plupart du temps, il n’y avait pas de partie de cartes. Souvent il n’y avait rien d’intéressant à lire. Tout le monde dormait.  Alors ce que je faisais, c’est que je regardais le catalogue Ikea. J’avais copié-collé plein de trucs sur le mobilier Ikea dans un document Word, et je regardais ça en pensant aux meubles qu’Emily et moi achèterions quand nous habiterions ensemble. Je me disais que si je revenais vivant de ce truc en Irak et que je mettais de l’argent de côté, ça nous suffirait pour que nous nous lancions ensemble dans la vie. Nous aurions des économies, elle serait diplômée,  je pourrais entreprendre des études et ça irait parce que ce ne serait pas juste un truc qui me serait tombé dans le bec. Il faudrait que je sois futé comme Emily. Et elle deviendrait quelqu’un et je deviendrais quelqu’un, bibliothécaire peut-être, et nous aurions assez d’argent, nous serions classe moyenne, nous ne manquerions de rien, nous ne dépendrions de personne., aucun vieux salopard ayant voté pour les guerres ne pourrait rien me dire parce que j’aurais fait ce qu’ils avaient voulu. Donc je fumais des Miami, je buvais du café, j’étais sur les nerfs après avoir été en mission toute la nuit, à me vautrer dans les champs autour de la base. En vrai, je ne regardais pas beaucoup de porno, vous savez. Bon d’accord, j’en regardais un peu, j’avais vu quelques épisodes de La camionnette de la baise et tout ça, mais dans l’ensemble je n’en matais pas tant que ça. Ça me donnait l’impression de tromper Emily. Et quand je me branlais dans les chiottes portables, je ne pensais pas à d’autres nanas. Je n’en ai pas honte. J’essayais d’être un mec bien. »

Paotrsaout