Traduction: François Lasquin

Si d’aucuns avaient l’intention d’explorer les Etats américains et certains de leurs comtés les plus paumés à partir de textes d’auteurs locaux, après peut-être le Kentucky du Kentucky Straight de Chris Offutt, l’Ohio du Knockemstiff de Donal Ray Pollock, l’Indiana de Chiennes de Vie de Frank Bill ou le Missouri du Manuel du hors-la-loi de Daniel Woodrell, ils pourraient envisager l’Alabama du Braconniers de Tom Franklin. Plutôt que d’ânonner le célèbre refrain Sweet Home Alabama, ils devraient se tenir prêts à adopter une habitude locale, à savoir mener sa barque ou son pick-up avec un bocal de gnôle dans une main et une carabine calibre .30 dans l’autre, ce qui contrarie la marche arrière au fond de l’impasse et prédispose de façon évidente aux sorties de route et autres accidents plus fâcheux encore.

Dispersés dans les dix nouvelles de ce recueil écrit il y a vingt ans, paru pour la première fois en France à l’aube du siècle, nous retrouvons sans grande surprise des personnages types du backcountry de l’Alabama, majoritairement des Blancs, employés ou agriculteurs, chasseurs ou pêcheurs, cabossés par la vie, un peu trop portés sur la boisson pour que cela n’ait pas de conséquence sur leur moral, leur vie sentimentale ou leurs décisions, traversés eux-mêmes par la frontière évasive qui existe entre les bois et les rivières et les usines d’insecticides et de granulats et les centrales électriques alentour. Auquel de ces deux mondes appartiennent-ils vraiment ? Dans lequel vont-ils vraiment s’en sortir ? L’un ou l’autre promet ses chausse-trappes, ses siphons, ses défaites, une agonie en fait. Comme il faut bien tenter quelque chose ou continuer, autant braconner, que ce soit dans le coffre des souvenirs, dans la cache des espoirs ou, plus littéralement, dans un coin de brousse à l’écart. Il faudra passer à la caisse, de toute façon, sans recevoir exactement la monnaie ou le bonus espérés. Perdre est aussi un verbe américain.

J’ai particulièrement apprécié la construction de ce recueil, exercice toujours délicat, souvent diminué par la perte de souffle. Ici nous commençons par la douce amertume, la mélancolie, qui nous autorise à rencontrer l’auteur et le versant le plus doux de son amer Alabama. Cela ira crescendo, pour finir dans la violence cruelle. De la grenaille au projectile à tête explosive, pour ainsi dire, avec la dense nouvelle éponyme (caser le terme fait toujours gagner des points), Braconniers.

Vingt ans c’est sans doute le temps qu’il faut pour méconnaître ou oublier un auteur qui, sans démériter aucunement, n’a pas réussi plus que ça à s’extirper du tohu-bohu littéraire. La culasse de l’enfer (son plus célèbre roman) n’est pourtant pas un titre donné à tout le monde. Braconniers, la première publication de Tom Franklin a été saluée et comparée en son temps à celles de grands disparus (Faulkner, Hemingway, Carver). Fort bien. A mes yeux, ce n’est pas lui faire insulte aujourd’hui que de le rapprocher des auteurs de recueils de nouvelles précités, histoire de rester sur un terrain de nature (ensemble de textes courts) et de qualité équivalentes. Il nous dit simplement et avec talent, que, dans son coin à lui, baigné d’une atmosphère sombre, sinistre, il y a des personnages qui se débattent dans le pot de colle ou la mare de vase. Et même si nous n’avons pas envie de leur ressembler, ou alors même s’ils nous demandent l’effort d’oublier que nous leur ressemblons trop, ils nous permettent de cultiver la tendresse littéraire et immense que nous éprouvons pour les damn losers, fussent-ils des rives de l’Alabama et de la Tombigbee, dans un coin paumé du centre de l’Etat de l’Alabama.

Paotrsaout