Dócil
Traduction: Serge Mestre
—Tant que nous n’aurons pas interrogé ce garçon…
—Lucas Torres, bordel, il s’appelle Lucas Torres.
—Oui, eh bien tant qu’on n’aura pas interrogé Lucas Torres…
—C’est correct, coupa-t-il, tant qu’on ne l’aura pas interrogé. Et qu’est-ce que ça signifie ? Je te donne la réponse. Qu’il existe deux sortes d’inspecteurs : ceux qui, comme toi, veulent vite trouver un coupable, à n’importe quel prix, pourvu qu’ils obtiennent une médaille, et ceux qui, comme moi, tentent de trouver la vérité pas à pas, sans autre considération.
Milo se tourna. Il marcha vers l’inspecteur Boada.
—Ce que j’aimerais savoir, moi, c’est pourquoi tu es toujours si bien peigné, dit-il. Un jour il faudra que tu m’expliques.
On apprend qu’un crime particulièrement odieux, aussi sanguinaire que barbare, a été commis : la famille Corona est assassinée, presqu’entièrement, chez elle en plein Barcelone, au moment du repas et de la retransmission d’un match du Barça.
Un jeune homme s’évanouit en pleine rue non loin d’un commissariat, il est couvert de sang, de sangs différents du sien. L’image passive qu’il donne contrecarre complètement avec ce dont il est accusé.
Voilà comment débute « Docile », troisième enquête de l’inspecteur Milo Malart.
Milo Malart est un commissaire plus organique que scientifique ou rationnel, il fait confiance à ses impressions, à ses perceptions. Il est au centre du roman, pas comme un pivot, ce n’est pas lui qui distribue, non, c’est lui qui encaisse les coups, les douleurs. C’est un esprit torturé par de vieilles histoires d’amour, un frère interné, un neveu suicidé, des affaires classée à ses dépens. Les motifs ne manquent, d’autant qu’il est plus ou moins schizophrène. À cela il faut ajouter une réputation de serpent calculateur, méchant, alors qu’il est finalement d’une humanité sans bornes. Impitoyable avec les autres comme avec lui-même. Ce que l’on sait de sa vie et de ses démons familiaux vient éclairer son comportement professionnel. Ses méthodes pourraient paraître farfelues, elles sont redoutablement logiques
On retrouve ces troubles psychiques avec les adolescents du livre, chacun victime de troubles de ce genre. Bien au-delà du mal-être de cet âge là. Vivant comme mort, leurs personnalités sont disséquées avec le plus grand souci du détail par l’auteur.
Pour corser son roman déjà bien noir, Aro Sáinz de la Maza, en plus de nous détailler au microscope l’épouvantable crime de la famille Corona, brouille son récit avec d’autres affaires, ce qui demande une certaine acuité mais augmente carrément le plaisir de lecture.
“ L’inscription en latin sculptée sur un cadran solaire. « Toutes blessent, la dernière tue. » À partir d’un certain moment, Noe avait dû se sentir blessée par les heures. Depuis cet instant, vivre signifiait pour elle souffrir. Comme pour Isma. Voilà d’où venait leur harmonie commune. Des esprits jumeaux. Vivre était aussi lourd qu’une pierre tombale. Tous les deux éprouvaient en permanence un nœud pesant au creux de l’estomac. Et tous deux s’identifiaient à Sisyphe, punis pour l’éternité sans trop savoir pourquoi. La dernière tue. La dernière heure mettait fin à la douleur. La dernière blessure. Du point de vue d’une jeune fille, ce n’était pas s’approcher de la mort, mais en avoir par-dessus la tête de la vie. Marre des blessures qu’on lui infligeait. Qui ça ? Les autres. À commencer par sa famille.
— Bordel, Noe. C’est donc ça qui s’est passé ?”
Avec des personnages comme Milo Malart ou Isma, on ne fait pas de tourisme sur les ramblas, on ne visite pas le musée Miró ni les constructions modernistes d’Antoni Gaudí. L’enquête n’a rien d’une partie de plaisir. D’autant que dans la ville des gens manifestent pour ou contre l’indépendance de la Catalogne, et que les alertes terroristes sont dans le rouge.
« Docile » est mené tambour battant, avec de longues séquences de dialogue, mais attention ça n’a rien d’une lecture facile, non c’est plutôt comme dévaler une pente caillouteuse sans pouvoir s’arrêter. Le roman demande des efforts tant les détails affleurent à chaque page, tant les intrigues s’entremêlent. Il y a de brusques accélérations, très fluides, lorsque l’on se retrouve seul avec Milo Malart, lorsqu’il raisonne à la vitesse de la lumière. Ces passages sont jubilatoires.
Les concepts psychologiques sont utilisés avec une finesse rarement atteinte en littérature, la manipulation mentale y est élevée à un niveau extrême.
Parmi les dialogues, j’insiste sur un interrogatoire dantesque de quarante-cinq pages, oui quarante-cinq pages proprement hallucinantes ! Une fois terminé, je l’ai aussi sec repris du début, tellement ce morceau du livre est fascinant. Rien que pour ce passage, « Docile » mérite, non, doit être lu. C’est magistralement écrit ! Une véritable leçon. Tout le talent d’Aro Sáinz de la Maza est ici, dans cet interrogatoire.
Je ne peux pas comparer avec les précédentes aventures de Milo Malart, je ne les ai pas lues (mais ça va venir vite !). Ce qui ne m’a pas empêché de savourer ce « Docile ».
C’est un livre d’une immense noirceur. L’exploration des ténèbres humaines fait mal au ventre, mais une fois achevé c’est comme une victoire.
NicoTag
Milo Malart fredonne souvent « La Chaconne » de Bach. Lors de ma lecture, très vite, ce personnage m’a fait penser à « Solitary Man », pas la version originale de Neil Diamond, non, celle de l’Homme en noir.
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