Traduction: Jean-Paul Gratias


Malgré la disparition de William Gay en 2012, certains de ses textes, inédits, continuent d’être publiés. Il y a deux ans, je chroniquais “Petite sœur la mort”, édité dans les mêmes conditions posthumes, sur ce blog, un peu désappointé par quelques faiblesses. Stoneburner est un texte bien différent dans sa forme et son intention. Mais disons tout de suite que la comédie sudiste et crépusculaire, qui revisite le schème typique du roman noir, articulant la femme fatale et ses pantins masculins, ne souffre absolument pas des mêmes maux que son prédécesseur et m’a particulièrement séduite.

1974, dans le Tennessee. Sandy Thibodeaux traîne sa dipsomanie, sa laideur, ses lunettes à verres en cul de bouteille et son obsession pour les femmes. Sa mire se cale sur Cathy Beeacham, bombe locale manipulatrice, à la pogne apparemment de Cap Holder, ex-shérif et hommes d’affaires, vieux débauché cynique. Quand par un hasard mal embouché, Thibodeaux met la main sur une mallette remplie de dollars destinée à une transaction interlope, il ferre et embarque la belle garce pour un road-trip qu’il voudrait amoureux dans une Cadillac noire. C’est en réalité une cavale, foireuse dès le départ. Ils ne veulent pas aller fondamentalement dans la même direction et ils égrènent sur leur chemin des poignées de biftons et des frasques qui signent leur passage. 

Cap Holder fait appel à Stoneburner, ex-flic, ex-détective privé, qui cherche à s’oublier, après le décès criminel de sa femme, dans un bicoque sur les rives du Mississippi, pour remonter leur piste et récupérer ses avoirs, femme et thune réunis par un même élastique bien serré. Stoneburner connaît bien Thibodeaux, ils ont été frères d’armes au Vietnam, puis poteaux après la démobilisation. Une relation qui s’est enlisée dans des emmerdes aussi gluantes que la vase des mangroves du delta du Mékong.

Stoneburner se met au boulot et va vite comprendre que, de part et d’autre, des ficelles sont tirées, qui feraient de Thibodeaux, de lui, des jouets. Sans spoiler le dénouement, on se permet de dire que cela se terminera mal. La Noire de Gallimard n’est pas la Bibliothèque rose.

Des miles de route dans les Etats du Sud, des bagnoles, des accidents de bagnoles, les mouvements et les cahots de ce roman sont en soi une expérience physique.  Si on y ajoute le talent de William Gay pour la noirceur et la drôlerie, le « voyage » devient à nulle autre pareil. Écrit avec singularité (l’auteur tenait à n’y faire figurer aucun guillemet, aucun tiret introductif d’un dialogue – l’objet d’une note explicative en ouverture du bouquin), le texte distille subtilement (sans balourdise, pléonasme) les références littéraires,  artistiques et musicales d’un auteur qui n’a pas donné, lui, de cours de creative writing. Ce qui m’autorise peut-être à dire que, plus que No Country for Old Men auquel il a été comparé, Stoneburner m’a fait pensé plusieurs fois à un texte que je chéris, Un pour marquer pour la cadence de James Crumley, texte qui agrippe le thème de l’amitié virile, amitié née sous l’uniforme, dans un cadre guerrier, et qui, là aussi, doit aller jusqu’au bout. Mais ne sortons pas de la route de façon anticipée et écrivons aussi que la profondeur et l’intensité psychologiques des personnages, du récit, signent en tout cas le talent d’un auteur, assez ironique pour se nommer William Gay, tandis qu’il nous entraîne avec bonheur vers des comtés et des gnons moins jolis que son patronyme.

« Je me suis demandé si Thibodeaux pouvait être le Thibodeaux avec qui j’étais parti à la guerre, sans être sûr d’avoir vraiment envie de le savoir. J’avais fait tout mon possible pour effacer Thibodeaux de ma vie et de ma mémoire. Il était lié à beaucoup trop d’éléments désagréables, et à un moment, je m’étais dit que lorsque les bagages s’accumulaient en trop grand nombre, il fallait les jeter dans le fossé, pour réduire la charge. Un poids excessif vous ralentit, et celui qui voyage vite est toujours seul. Quand les gens commence à vous bombarder à l’excès de mauvaises vibrations, vous coupez la corde qui vous lie à eux comme une ancre qui vous retient, et vous ne pensez plus à eux. C’est pourquoi je me trouvais loin de la civilisation, en train de construire une cabane sur un terrain que j’avais acquis de façon étrange.

Mais pourtant, quand je pensais à Thibodeaux, je revoyais ce qu’avait exprimé le visage d’une femme que je n’avais pas pu avoir, j’entendais le rythme de ses paroles et je pensais au phosphore en combustion qui traçait des traînées d’un vert vif sur un ciel pareil à un velours noir froissé, et à l’hélico des urgences bardé de feux de signalisation décollant comme une fusée. 

Au fond, Thibodeaux était un malade mental, fou à lier, dont la perversité forçait l’admiration tant elle était tenace. C’était l’un de ces parfaits imbéciles auxquels on accorde une sorte de considération paradoxale. 

Je l’ai chassé de mes pensées – du moins, j’ai essayé. »

Paotrsaout