Traduction: Olivier Deparis
Publié en 1952 aux Etats-Unis, Shiloh n’avait jamais été traduit en France avant aujourd’hui. Son auteur, Shelby Foote (1916-2005) était un romancier et historien, originaire de l’Etat du Mississippi. Un personnage atypique qui n’a jamais caché son admiration pour un idéal du vieux Sud, éloigné toutefois du racisme qui s’y rattache (l’homme a été militant des droits civiques). Ses romans (Tourbillon, L’amour en saison sèche, Septembre en noir et blanc) et nouvelles brossent une fresque de la société des abords du fleuve Mississippi à diverses époques de son histoire, selon des thématiques qui rappellent parfois l’univers de William Faulkner. L’intérêt de Shelby Foote pour l’histoire et son omniprésence dans ses romans et nouvelles le conduisirent à développer un projet résolument historique qui se traduit par The Civil War : A Narrative (1958-1974), un ambitieux ouvrage en 3 tomes et plus de 3000 pages consacré à la Guerre de Sécession. Lorsque Ken Burns tourna une série de 9 documentaires pour PBS en 1990, The Civil War, Shelby Foote fût sollicité pour y participer activement et se fit ainsi connaître du grand public.
Basé sur des recherches historiques et des mémoires de cadres militaires historiques (les généraux Grant et Sherman pour l’Union, par exemple), Shiloh est avant tout un récit à six voix, celles d’hommes du rang ou d’officiers des deux armées qui s’opposent pendant les journées des 6, 7 et 8 avril 1862, sur la rive ouest de la rivière Tennessee. La bataille doit son nom à l’existence d’une chapelle, Shilo (« lieu de paix » en hébreu) sur la ligne de front, prise et reprise, puis détruite au fil des combats. Avec une prose élégante et lente, une précision technique aussi, les différentes phases de la bataille nous sont données à hauteur d’homme, une vision parcellaire, du moment, au milieu d’affrontements qui vont voir les Confédérés prendre le dessus la première journée, se faire refouler la deuxième, évacuer la troisième tout en stoppant des velléités de curée par un dernier coup d’éclat.
Ce qui domine c’est la confusion. Le terrain est difficile, des collines, des ravines, des bois, des marécages et des cours d’eau. La saison fait alterner pluies, orages et éclaircies printanières, et c’est une épreuve ou une parenthèse éberluée pour des hommes sans campement ou défense en dur. La durée même de la bataille, plusieurs jours, plusieurs nuits, et l’épuisement qu’elle provoque, obscurcissent le discernement. Les plans d’action compliqués sont balayés dans la mitraille et noyés dans les fumées. Hasards, coïncidences, actes irréfléchis, bravoure et panique, prennent le dessus.
Les voix des six personnages choisis par Shelby Foote nous en apprennent beaucoup sur le peuple américain d’alors et ses mentalités. Les combattants viennent des quatre coins du pays et sont d’origine modeste ou alors des aristocrates. Quelques mois auparavant, les officiers supérieurs des deux camps fréquentaient les mêmes académies militaires et les mêmes cercles. La politique, la fidélité à un milieu et ses idées, voire l’opportunisme, les ont séparés. A contrario, beaucoup d’hommes de troupe, pourtant socialement très proches, ne connaissent de leur pays que leur village ou leur région d’origine. Les armes ne sont pas leur métier, pour la plupart. Ils se sont enrôlés par goût de l’aventure, par patriotisme simpliste ou tout simplement pour la solde. Il est aisé dans ces conditions de fantasmer ceux d’en face comme des sauvages et des brutes, de mépriser leur valeur guerrière au moins. Il n’existe quasiment pas de vétérans, les hommes sur le terrain vont découvrir pour la plupart la réalité du champ de bataille. Mais nul ne sera épargné par la peur, la détresse et la sidération, un tourbillon d’émotions primitives, sur le champ de bataille de Shiloh. Ainsi une bataille chaotique, mal préparée des deux côtés, souffrant du manque de communications et de renseignements efficaces, dégénère en orgie de violence que chacun vit, raconte, selon sa personnalité, son ancrage social, le moment de la bataille qu’il traverse. Ceci donne une mosaïque d’impressions, très proche de la réalité par essence fuyante de la bataille. Ces dernières années de remarquables pages littéraires sur les combats de la Guerre civile américaine, fortes, épiques, pleines de vacarme et sang, ont été publiées, sans qu’elles fussent l’essentiel de romans comme Wilderness de Lance Weller, Neverhome de Laird Hunt, Des jours sans fin de Sebastian Barry. Siloh montre l’intéressant alliage du travail de l’historien et de l’écrivain, sans fioritures, en pointant justement un affrontement que l’Histoire ou la littérature ont, semble-t-il, négligé.
En avril 1862, la guerre civile dure depuis un an mais il n’y a pas eu encore d’affrontements aussi terribles qu’à Shiloh sur le théâtre terrestre. Quelques batailles, des escarmouches, beaucoup de dérobades. Shiloh va changer tout cela. Plus de 100.000 hommes engagés. Près de 25.000 victimes (morts, blessés, disparus). Les ravages du projectile Minié et ses dérivés, de l’artillerie sur les troupes, sont alors attestés, de visu ou dans leur chair par les témoins rassemblés par Shelby Foote. A Shiloh, la guerre vient d’entrer dans son ère dite moderne. Après ça, huit autres grandes boucheries jalonneront le cours de ce conflit fratricide. Mais c’est déjà une autre histoire, matériau à disposition de l’historien ou de l’écrivain.
« La fumée était encore épaisse quand la deuxième salve arriva. Un instant, je crus que j’étais le dernier survivant. Puis j’aperçus les autres à travers la fumée, ils se repliaient ; aussi, les imitant, repartis-je en courant vers les tentes et le vallon par lesquels nous étions venus. Ils tirèrent une troisième salve tandis que nous détalions mais trop haute : j’entendis les balles siffler au dessus de ma tête. En franchissant l’arête, je vis les autres qui s’arrêtaient. Je freinai et, une vingtaine de mètres plus loin, me couchai, haletant, au sol.
Bien qu’ici à l’abri des balles, nous restions couchés car nous les entendions claquer dans l’air au ras de l’arête, d’où nos hommes continuaient d’arriver. Ils bondissaient, prêts à courir encore un kilomètre, puis, nous voyant couchés là, ils s’arrêtaient, trébuchaient, glissaient.
J’en vis un arriver, il courait les jambes un peu écartées, et juste au moment où il franchissait l’arête, l’avant de son manteau sursauta là où les balles ressortaient. Il dévala la pente, déjà mort, comme un chevreuil touché en pleine course. Cet homme continua de courir sur presque cinquante mètres avant que ses jambes ne cessent leurs mouvements et qu’il ne s’étale sur le ventre. Je vis bien son visage pendant qu’il courait, et aucun doute : il était déjà mort à ce moment-là.
Cela me terrifia plus que tout que ce dont j’avais été témoin jusqu’ici. Ce n’était pas si terrible, en y repensant : il courait au moment où il avait été touché, et, emporté par son élan, il avait continuer à dévaler la pente. Mais cela semblait si anormal, si scandaleux, si irréligieux qu’un mort doive continuer à se battre – ou du moins, continuer à courir – que j’en eus la nausée. Si c’était ça, la guerre, je ne voulais plus y être mêlé. »
Quand l’Histoire et la fiction littéraire marchent, épaule contre épaule, au devant de la mitraille…
Paotrsaout
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