Seuil Policiers, la collection polar du Seuil fait peau neuve. Rebaptisée « Cadre Noir », elle a été brillamment repensée sur la forme mais aussi et c’est plus intéressant pour le lecteur sur le fond. Pour l’inaugurer, on n’a pas lésiné sur la qualité et arrivent donc un inédit posthume du regretté William Gay dont on vous a déjà parlé et le deuxième roman de Clayton Lindemuth dont je vous causerai prochainement mais dont je peux dire d’ores et déjà que, dans un genre un peu différent de « une contrée paisible et froide », il ravira à nouveau tous ceux qui ont aimé le premier roman. Pour ma part, je me régale avec un personnage de Baer complexe, marginal, borné et inconscient mais particulièrement attachant. Mais Lindemuth comme Gay étaient déjà dans le catalogue du Seuil et la cerise sur le gâteau et véritable innovation c’est incontestablement l’arrivée d’auteurs français de Noir dans une collection dont le manque se faisait cruellement ressentir si on excepte Romain Slocombe. Et c’est Antoine Brea qui ouvre la voie. Tout de suite, la chronique et ensuite un petit entretien avec l’auteur.

Drôle de destin pour ce roman, cette novella. D’abord édité fin 2016 par les éditions le Quartanier de Montréal, il arrive chez nous six mois plus tard pour débuter une nouvelle vie en France où des chroniqueurs malins l’ont déjà traité dans sa version canadienne. Cette entrée dans le catalogue du Seuil montre  le talent des auteurs de polars de l’hexagone et prouve ainsi qu’ils ont bien leur place aux côtés des romanciers ricains. Depuis 2000, l’auteur a déjà produit romans, novellas, poésie et ne peut donc pas être considéré comme un débutant. Avocat de formation, Antoine Brea a choisi de parler d’un univers qu’il connait bien, ce qui peut, évidemment, persuader les indécis.

« En 1996, la cour d’assises du Jura condamne deux réfugiés kurdes, Ahmet A. et Unwer K., à trente ans de prison pour l’un, à la réclusion à perpétuité pour l’autre, pour faits de viol aggravé, assassinat en concomitance, tortures et actes de barbarie sur la personne d’Annie B., une jeune aide-soignante. Seize ans plus tard, le narrateur, jeune avocat souffreteux, se voit chargé par une vieille amie de porter assistance à « ce pauvre Ahmet » qui purge toujours sa peine à la prison de Clairvaux. Celui-ci craint d’être expulsé vers la Turquie après sa libération, ce qui selon lui le condamnerait à une mort certaine. Pas tout à fait sûr de ce qu’on exige de lui, notre narrateur prend connaissance du dossier, sans savoir qu’il met ainsi le pied dans une affaire qui va très vite le dépasser. »

Après avoir taillé un costard rapide à l’auteur Richard Millet et son roman « Lauve le pur » « roman sociologique encombré d’idéologie, de simplifications » qui parle, lui aussi de cette affaire, Brea s’engage dans la narration en commençant, forcément, par les péripéties du fait divers, les personnages en cause, la victime, les circonstances, la tragédie, évidemment, mais sans entrer dans la barbarie de l’acte par le biais du témoignage du narrateur. Le sujet n’est pas de revenir sur l’événement mais de se centrer sur le travail de cet avocat dans son objectif de rendre service pour que ce détenu modèle, seize ans plus tard, retrouve la liberté mais ne soit pas expulsé vers la Turquie où il risque la mort lui expliquent les amis d’Ahmet.

Peu à l’aise dans la vie et pas réellement convaincu par son métier, le narrateur est un être malade, sujet à des angoisses en société et dans son désir de servir, d’être utile, il va être entraîné dans un engrenage qui le dépasse et il s’apercevra bien trop tard qu’on s’est joué de lui. Entamé comme un récit désenchanté mais aimable, le roman glisse rapidement vers des univers beaucoup plus graves où l’influence d’un discours ou d’une séduction feinte entraîneront le narrateur et le lecteur vers des abîmes vertigineux.

Décrivant aussi l’ordinaire d’un avocat ordinaire, ce court polar a la classe d’un roman noir glacial tant le talent de l’auteur nous pousse à accompagner le héros au bout de son chemin de croix tout en ouvrant également sur les mentalités et les conflits du Moyen Orient, Turcs et Kurdes notamment et jusqu’à Daesh. Assurément un roman à lire.

Glaçant.

Wollanup.

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Antoine Brea, d’une extrême disponibilité, avec célérité, a répondu hier à quelques questions sur le roman et je l’en remercie. Ses propos sont bien plus éclairants que mes pauvres mots.

 

Quelle est l’origine de ce roman ? Ce fait divers vous a-t-il marqué au point d’écrire sur le sujet ou alors a-t-il servi de cadre idéal pour évoquer les déboires d’un avocat ?

L’origine du livre est évoquée dès les premières lignes. Richard Millet, dans son roman Lauve le Pur, se saisit en passant d’une série de cas criminels glanés dans les journaux afin d’étayer un propos dont il est clair qu’il est d’ordre extra-littéraire. En lisant le roman, j’ai été frappé de reconnaître l’un de ces cas sur quoi j’avais été amené à me pencher comme avocat. Cela m’a fait vraiment un drôle d’effet, comme si le réel, comme si une situation et des êtres existant, comme si moi-même au fond, nous étions soudain avalés par la fiction, puis recrachés dans le dessein d’impacter sous une apparence neuve la réalité. J’ai été gêné par l’instrumentalisation que fait Millet de ces différents cas, et par leur relation forcément vague (il n’en connaît que les grandes lignes publiées dans la presse, mais peu importe puisque le but est de servir une idéologie). En tant qu’écrivain, mais même en tant qu’avocat, la tentation était forte de me saisir à mon tour du roman de Millet pour, en quelque sorte, montrer l’envers des choses et puis les préciser. Mais ce n’était là bien sûr qu’un point de départ. D’abord parce que Richard Millet ni son livre n’ont tellement d’importance. Ensuite parce que mon projet n’était pas de produire un pur témoignage sur un fait-divers, mais de concevoir une œuvre de fiction, c’est-à-dire une création esthétique qui n’exclut ni l’éthique, ni la recherche de vérités plus larges que son sujet.

On peut peut-être dire aussi, plus simplement, que cette expérience de lecture de Lauve le Pur croisant ma vie d’homme, ma vie professionnelle, ont contribué à faire naître un récit où, sous couleur de raconter effectivement « les déboires d’un avocat », sont soulevées des questions qui personnellement m’interrogent et où est représenté un état particulier du monde.

 

Vous exercez ou avez exercé en tant qu’avocat, le parcours du narrateur vous a-t-il été inspiré par les histoires de collègues ?

Pas tellement. Il y a plutôt des expérimentations personnelles, et puis mon imagination. Une volonté aussi, très certainement, de renverser le miroir habituel qu’on tend aux avocats, ou qu’ils se tendent à eux-mêmes. Mais il me semble que le narrateur pourrait très bien être médecin, policier, employé de bureau, et l’on arriverait à une trajectoire sensiblement identique.

 

« Récit d’un avocat » est-il un roman judiciaire ou le journal noir d’un homme qui tombe ou tout autre chose ?

C’est un peu tout cela à la fois. Un « roman judiciaire » puisqu’il y est question de justice, partant d’un cas concret. Justice des hommes, justice privée ou archaïque, justice contemporaine plus institutionnelle : c’est l’idée de justice qui est problématisée en tout cas. Le journal angoissé d’un homme qui tombe : bien entendu aussi. Encore qu’il ne soit pas interdit de penser que dans le livre, c’est tout autant le narrateur qui chute, que le monde qui sous ses pieds se décompose.

 

Pourquoi un format si court ?

Le récit, dès les premiers temps de sa conception, a été pensé comme une « novella », à la manière anglo-saxonne, plutôt que comme un roman : une forme assez concise donc, moins expérimentale et beaucoup plus rythmée (le texte doit pouvoir se lire d’une traite), avec un point de vue unique, où le développement des émotions du narrateur est préféré à la complexité de l’intrigue et aux interactions entre une multiplicité de personnages, avec aussi une unité de ton et d’action commandant une chute qui, bien que logique, demeure frappante.

 

Vous inaugurez la présence d’auteurs français dans le catalogue noir du Seuil, quels auteurs de la collection appréciez-vous et plus généralement, si vous en avez, quels sont vos maîtres ?

En-dehors de mon livre, deux autres titres sont déjà parus dans la nouvelle collection « Cadre noir » du Seuil : il s’agit de Petite sœur la mort, de William Gay, et d’En mémoire de Fred, de Clayton Lindemuth. Je n’ai lu pour l’instant que Petite sœur la mort : un « Southern Gothic » qui m’a assez impressionné. Je ne suis pas du tout connaisseur du genre, mais j’ai trouvé l’écriture très soignée, ce qui à mes yeux reste le critère prépondérant en fait de littérature, quel que soit le genre dont on parle. Au-delà, il y a cette efficacité proprement américaine dans la conduite du récit, cet ancrage dans le réel en même temps que ce côté risque-tout qui sont vraiment réjouissants. Et le premier chapitre est terrifiant.

En avril prochain, sortiront encore Au scalpel, de Sam Millar, et La Vérité du petit juge, de Mimmo Gangemi. Il me tarde de les avoir tous deux entre les mains.

Du côté hexagonal, il faudra attendre le mois de mai pour voir paraître Hôtel du Grand Cerf, de Franz Bartelt (quel titre ! on se croirait dans David Lynch…). Je me suis laissé murmurer encore le nom d’un autre auteur français, mais je ne sais pas si j’ai le droit d’en parler.

Concernant mes influences, elles ne sont pas à rechercher dans le roman noir ou policier, que je lis peu – encore que, comme chacun, je suis un inconditionnel de Simenon, de Manchette ou, chez les Américains, de Chandler (en tout cas lorsqu’il est traduit par Boris Vian). Mes maîtres sont nombreux mais sont seulement des écrivains, et je crois qu’il ne leur viendrait pas de définir leur travail en l’enfermant dans un genre. D’un autre côté, a-t-on jamais écrit plus génial roman noir que Thérèse Raquin ? que Crime et Châtiment ? que L’Etranger ? que Le Procès ? que De Sang-froid ? que Les Détectives sauvages ou que 2666 ?

Vous n’êtes pas un débutant et vous avez déjà plusieurs fois écrit sous diverses formes depuis vos débuts en 2000, allez-vous persévérer dans une veine noire ?
Résolument oui. La situation générale n’étant pas brillante, il me paraît pour le moment difficile d’écrire sous d’autres couleurs, quelle que soit la forme exacte adoptée.