« Voilà bien pourquoi notre lutte est tragique. Elle est dirigée non seulement contre les mauvais, mais contre l’esprit, contre le sophisme, contre le compromis. Nous sommes des tueurs et des martyrs. Nous sommes le sel de la terre. Notre position est intenable et n’a aucun avenir. »
Lorsque Laurent sort de la prison de Rocheguindeau après avoir purgé deux ans d’enfermement pour avoir tué un homme dans une bagarre, sa première pensée va vers Paris et le jeune homme se prépare à attendre le premier train en partance pour la capitale. Pensées simples et naturelles en sortant : le soleil, un canon de vin, où sont les femmes ? On voit bien qu’il ne sait pas trop que faire de cette liberté de mouvement soudain revenue : Laurent Lavalette est le témoin parfait de ce qui va se jouer par la suite. Nous sommes dans les années qui suivirent la Libération et Meckert y porte un regard d’une lucidité impitoyable – « Nous nous mettons en entier dans une œuvre d’épuration dont ton parti qui se dit révolutionnaire aurait dû prendre la tête ! » fera-t-il dire à l’un des personnages plus tard dans le roman.
Pendant qu’il sirote son vin en réfléchissant aux options qui se présentent à lui, Laurent se voit faire une proposition somme toute assez étrange : un type assez âgé, plutôt bien mis, droit dans ses bottes – Jules-Antoine-Auguste d’Essartaut – lui propose de venir travailler dans sa scierie et accompagner Armand, son autre employé. Qu’a-t-il à perdre ? Au pire des cas pourra-t-il se remplumer un peu avant de retourner à la vie et à la ville.
C’est ainsi que l’on bascule dans une ambiance complètement différente : durant la guerre Laurent était resté dans le « ventre mou » vivotant et se débrouillant de manière plus ou moins honnête. Mais en se tenant éloigné d’un camp comme de l’autre. Débarquer chez d’Essartaut le fait plonger dans une guerre qui n’était pas finie : la guerre d’anciens résistants qui entendaient continuer le combat jusqu’à la « purification totale » de la société. Meckert, observateur attentif de ses contemporains, n’épargne personne dans Nous avons les mains rouges. Si vous tenez aux schémas classiques – les bons contre les mauvais – vous serez déçus. L’unique personnage « pur » l’est probablement parce que sourd et muet : il s’agit de Christine, la fille cadette de d’Essartaut. Elle ne parle ni n’entend, son monde est ainsi un pas de côté de la colère et la haine de sa grande sœur, Hélène, un pas de côté de la métaphysique vengeresse de son père.
Il faut lire Nous avons les mains rouges pour comprendre l’ambiguïté de cette époque que Jean Meckert arrive à saisir dans toute sa complexité. Il agit en témoin et quitte à parfois trop insister sur certains aspects – tel le comportement fascisant de la famille d’Essartaut ou la quête de « pureté » qui revient souvent dans le discours de ces derniers, choix sémantique lourd de sens, on ne peut, 70 ans plus tard qu’être admiratifs devant une telle justesse des propos.
En parlant de sémantique, il est très intéressant de souligner l’importance de l’esprit cultivé, tel que les d’Essartaut l’entendent, un je ne sais quoi de terriblement élitiste – Laurent se fait rabrouer à plusieurs reprises « Pouvez-vous oublier votre collection de calembours confectionnés. C’est pour moi la marque d’un esprit commun, c’est la plaie d’un monde, un sang cuit, une anémie pernicieuse. Imitation grossière, paresse du pouvoir créateur, retour à l’animalité, ainsi surviennent les décadences » dit Hélène lors de l’un échange un peu mouvementé. Seul point en commun que Laurent a avec cette famille de justiciers est leur haine commune pour les paysans – les ploucs, « cette race inférieure ». Mais si Laurent représente le point de vue du citadin, en ce qui concerne les d’Essartaut la situation est plus nébuleuse : tout en combattant les parvenus, ils sont malgré tout entourés par les notables – le pasteur, le maire etc.
Il y a clairement de quoi faire une thèse sur ce texte – qu’il s’agisse du sujet, de la sémantique employée, de la sociologie des personnages et de leur dogmatique. Qu’il s’agisse de la fin, terriblement violente, d’un réalisme qui hérisse les poils : l’étranger est encore et toujours celui qui trinque : et peut-être que l’étranger représente en l’occurrence toutes celles et tous ceux qui ont « trinqué » dans ces années désespérées et aveugles qui ont suivi la fin de la guerre.
Chapeau bas, Monsieur Meckert !
Merci infiniment aux éditions Joëlle Losfeld d’avoir remis ce texte incroyable en haut des piles !
Monica.
superbe article très convaincant…encore un sur la liste
Il est énorme, ce texte! Assez éprouvant mais vraiment immanquable!
Je vous lis depuis longtemps, mais mon premier commentaire pour un livre , certes éprouvant mais incontournable comme une bonne partie de l’oeuve de Jean Meckert. Bravo aux éditions Losefeld pour ces rééditions
Bonjour Trane et merci pour votre fidélité au site, on apprécie. Vous avez bien raison de féliciter les éditions Losfeld pour la réédition de l’oeuvre d’un grand auteur.