Alors Francis Geffard, je ne saurai jamais assez le remercier pour m ‘avoir fait découvrir tant de grands écrivains américains par le biais de ses collections « Terre Indienne », »Terres d’ Amérique » et les « Grandes traductions » chez Albin Michel et de permettre de les rencontrer lors du festival America qu’il organise tous les deux ans à Vincennes. Ayant déjà rencontré l’homme à plusieurs reprises, il m’est très difficile d’en parler sans que cela sente la subjectivité mais c’est un seigneur et un vrai gentleman. Il est capable de vous écrire pour vous remercier d’une chronique, vous inviter à déjeuner avec Jamie Poissant, vous amener à une table pour vous présenter Pollock, Boyden et Davidson comme vous téléphoner pour vous expliquer une couverture de roman. Un pro, un passionné de littérature et un amoureux de l’Amérique.
Première prise de conscience d’une attirance pour l’Amérique
Je n’ai pas de souvenir bien précis ni particulier, mais pour quelqu’un qui a grandi dans les années 60, c’est certainement dû assez banalement aux livres dans un premier temps, puis à la musique, au cinéma et à la télévision par la suite. L’Amérique était cet ailleurs, de l’autre côté de l’océan, qui m’attirait avec la force de ses images, de ses espaces, de son énergie comme de ses paradoxes. Sa part de lumière comme sa part d’ombre. Et c’est toujours le cas aujourd’hui.
Une image
Ansel Adams, ‘Grand Teton and Snake River, Wyoming’, 1942
Cet endroit, Grand Teton National Park et la vallée de la Snake River, est l’un de mes lieux préférés aux Etats-Unis, juste sous le parc de Yellowstone dans le Wyoming. Quand on arrive de l’est en passant par une petite ville au nom français, Dubois, le paysage qui s’offre tout à coup au voyageur est littéralement à couper le souffle. Cela nous rappelle pourquoi l’Amérique a dès le début fait une forte impression sur les Européens. La beauté et la grandeur des paysages à travers tout le pays, quels que soient le climat ou la végétation, font que l’on ne se lasse jamais de les parcourir. Les Etats-Unis ont mené une incroyable action de préservation à travers le National Park Service qui vient de célébrer son centenaire. C’est ainsi que le parc de Yellowstone a vu le jour dès 1872 et Grand Teton en 1929. Ce sont 58 parcs nationaux qui ont ainsi été établis de même que 126 monuments nationaux, parmi lesquels un bon nombre de sites naturels comme Devils Tower ou le Canyon de Chelly.
Un évènement marquant
Difficile de faire plus marquant que les attentats du 11-Septembre que j’ai pour ainsi dire suivi en direct comme des centaines de millions de personnes à travers le monde. Rien n’a plus jamais été pareil depuis 2001, à New York et aux Etats-Unis comme ailleurs, et il me semble que notre vie a été affectée au-delà de ce que nous pouvons imaginer. Cela fait quinze que l’Amérique est en guerre, Obama aura dirigé l’engagement de ses forces armées pendant la durée de ses deux mandats, un record pour un président. La guerre en Afghanistan et en Irak ont eu les conséquences désastreuses que nous connaissons tous et dont les répercussions ont déjà endeuillé à plusieurs reprises la France et la Belgique, ainsi que bien d’autres pays comme l’Allemagne et la Turquie ces derniers jours. Si le monde a beaucoup changé depuis, et qu’il est devenu plus complexe, c’est vrai aussi de l’Amérique qui est devenue encore un peu plus paradoxale. L’élection de Donald Trump n’en est qu’un des signes les plus flagrants.
Un roman
L’un des livres américains qui m’ait durablement marqué c’est l’unique roman de Ralph Ellison, « Homme invisible, pour qui chantes-tu », publié en 1952 aux Etats-Unis. Impensable de s’intéresser à l’Amérique sans prendre en compte la douloureuse question de la relation à l’autre, à celui qui est différent de par la couleur de sa peau, ou de par sa culture. La question raciale est malheureusement indissociable de l’expérience américaine et la littérature américaine en témoigne de façon magistrale. Le livre de Ralph Ellison s’articule autour de l’idée que le Noir est invisible aux yeux des Blancs et le narrateur (lequel n’a pas de nom ajoutant ainsi à son invisibilité) de son roman est un jeune homme confronté à une société qui lui refuse une place à part entière. Ellison remportera le National Book Award avec ce roman en 1953. Lui fera écho trente ans plus tard, le magnifique livre de John Edgar Wideman, « Suis-je le gardien de mon frère ».
Et je ne peux pas ne pas mentionner le premier roman de James Welch, « L’hiver dans le sang », qui est le pendant indien, d’une certaine façon, du livre de Ralph Ellison. J’ai découvert ce livre et plus tard cet auteur dans les années 80, au cours de mes voyages. C’est lui qui, d’une certaine façon, a fait de moi un éditeur, et c’est d’ailleurs le premier livre que j’ai publié. James Welch (1940-2003) était originaire du Montana et appartenait à la tribu des Blackfeet. Elève du poète Richard Hugo à l’université du Montana, ami de Jim Harrison et Richard Ford, il a fait entrer les Indiens dans la littérature américaine contemporaine. Ce roman paru en 1974 aux Etats-Unis, dont le narrateur est aussi anonyme, a pour personnage principal un jeune Indien hanté par le souvenir de son père mort de froid dans un fossé et de son frère disparu tragiquement à l’âge de quatorze ans. De bar en bar, de femme en femme, il erre dans un monde de désillusions. Au cœur de sa détresse, il trouvera cependant, dans le vide fascinant des grands espaces et le lien puissant avec le monde animal, les derniers repères de l’héritage de son peuple.
Un auteur
Sans hésitation, William Faulkner dont la découverte a été un choc, notamment avec « Sanctuaire » et « Le bruit et la fureur ». Un écrivain résolument moderne qui explore les recoins de la psyché américaine dans le Vieux Sud, mais c’est surtout un maître de la narration qui part du très particulier et atteint l’universel. Il aborde la condition humaine comme peu d’écrivains y parviennent. Il libère les personnages de leurs pulsions, de leurs fantasmes, de leurs secrets enfouis, et ce faisant il confronte l’Amérique à ses démons. C’est l’un des rares écrivains dont je possède une photo encadrée. Avant Bob Dylan, il a lui aussi reçu le Prix Nobel de littérature, c’était en 1949. Mais Faulkner n’est que la tête de pont de cette formidable littérature du Sud dont il convient de citer deux noms, deux grandes dames et deux immenses écrivains, qui me tiennent particulièrement à cœur : Flannery O’Connor et sa conception sans concession de la littérature, affirmant haut et fort que « Les braves gens ne courent pas les rues », et Carson McCullers faisant le constat non sans amertume que « Le cœur est un chasseur solitaire ».
Un film
« La vie est belle » de Frank Capra (1946), parce qu’il faut bien être optimiste et que ce film est un chef-d’œuvre humaniste et joyeux. Oui, en Amérique comme ailleurs, les faibles et les humbles peuvent triompher des riches et des puissants…
Un réalisateur
Arthur Penn, sans hésitation. Il est le réalisateur de deux films que je tiens pour des chefs-d’œuvre, « La poursuite impitoyable » (1966) et « Little Big Man » (1970). Faulkner aurait pu écrire le scénario du premier, une histoire poisseuse à souhait qui se déroule dans une petite ville du Sud et réunit à l’écran Jane Fonda, Marlon Brando et Robert Redford. James Welch aurait pu écrire celui du second, un film qu’il tenait en haute estime. Pour la première fois, les Indiens sont présentés à l’écran comme des êtres humains à part entière. C’est à mes yeux le « film américain » par excellence et ce n’est pas le moindre de ses mérites, une certaine idéologie en prend pour son grade. Impossible après de voir la Conquête de l’Ouest de la même manière.
Un disque
Difficile de n’en retenir qu’un seul. Alors ce sera le premier disque américain que j’ai acheté à onze ou douze ans avec mon argent de poche : « Bridge over Troubled Water » de Simon & Garfunkel. Je pouvais écouter « The Boxer » en boucle.
Par la suite, « The River » de Bruce Springsteen, «Heartbreaker » de Ryan Adams ou bien encore « American Dreamer » de Frankie Lee sont des albums qui m’ont accompagné. Mais il y en a tant d’autres car j’écoute beaucoup de musique américaine et je pourrais également citer ceux de Jason Isbell, Sufjan Stevens, Rayland Baxter, Chris Stapleton, Okkervil River ou encore Vance Joy.
Un musicien ou un groupe
Deux icônes absolues à mes yeux, Billie Holiday et Johnny Cash. Deux voix inoubliables et deux destins finalement assez proches malgré les apparences, l’un comme l’autre ils auront vécu leur vie à fond, connu les excès et la rédemption. Deux artistes immenses, l’un comme l’autre très littéraires, et dont la vie vaut à elle seule bien des romans.
Un personnage de fiction
Dalva, l’héroïne du roman éponyme de Jim Harrison. Un magnifique personnage dont Jim disait qu’il lui avait permis de se réconcilier avec les féministes américaines, lui qui passait jusque-là pour un macho impénitent. C’est un livre immense où Harrison, comme Faulkner avant lui, sort les cadavres de l’Histoire du placard et interroge la violence de la conquête des Grandes Plaines et les injustices dont les Indiens ont été et sont toujours les victimes.
Un personnage historique
Sitting Bull, quelqu’un qui a eu une vie exemplaire au service des siens et qui incarne toujours des valeurs fondamentales aux yeux des Indiens aujourd’hui. Un patriote au sens noble du terme qui n’a jamais sacrifié ou renié la liberté qu’il a connu dans sa jeunesse, quand les Sioux régnaient sans partage sur les Grandes Plaines. Face à l’invasion des colons blancs et à la pression de l’armée américaine, il fait partie avec Crazy Horse des rares leaders sioux qui refuseront de signer un traité, de céder leurs terres sous la contrainte. Tous deux seront assassinés, Crazy Horse en septembre 1877 et Sitting Bull en décembre 1890, quelques jours seulement avant le massacre de Wounded Knee qui clôture la conquête de l’Ouest et la fin de la « Frontière ». Je suis me suis rendu avec des amis sioux sur les lieux de sa mort, le long de la Grand River, sur la réserve de Standing Rock (Dakota du Nord). Ils ont chanté en son honneur, fait brûler de l’herbe douce, répandu du tabac et de la sauge sacrée sur le sol. C’est un moment que je n’oublierai jamais. J’ai eu la chance de publier en 1997 la formidable biographie que lui a consacré l’historien américain Robert M. Utley , « Sitting Bull, sa vie, son temps » et de parcourir le pays sioux sur ses traces. Sa photo encadrée se trouve sur l’un des murs de mon bureau. J’ai un profond respect pour cet homme.
J’ai beaucoup pensé à lui ces derniers mois en suivant le combat des militants indiens (pour le moment victorieux) qui se sont opposés au projet d’oléoduc dans le Dakota du Nord, sur cette même réserve de Standing Rock. Le camp Oceti Sakowin a accueilli des milliers d’Indiens venus de tout le pays et du Canada, comme Sitting Bull l’avait fait à Little Big Horn avant d’infliger à l’armée américaine sa plus cuisante défaite et de faire entrer du même coup le général Custer dans la légende hollywoodienne. Pour moi, l’Amérique est toujours une terre indienne.
http://www.ocetisakowincamp.org/
Une personnalité actuelle
Celui qui m’a épaté récemment, c’est sans conteste Bernie Sanders. A 75 ans, parvenir à mobiliser les foules et la jeunesse comme il l’a fait pendant la campagne des primaires a constitué une formidable surprise. Certes, Donald Trump a été élu en fin de compte face à Hilary Clinton, mais le programme et les idées de Bernie Sanders ont marqué des points dans le camp démocrate. C’est important pour l’avenir. L’Amérique est en politique comme ailleurs souvent capable du meilleur comme du pire. Le parcours de Bernie Sanders nous donne des raisons d’espérer que les valeurs d’égalité et de justice qui ont animé les Pères fondateurs continueront à être portées par un grand nombre de citoyens américains.
Une ville, une région
La plus attachante que je connaisse, c’est Santa Fe, la capitale du Nouveau-Mexique. C’est l’une des villes les plus anciennes du pays fondée en 1607 par les Espagnols. Véritable creuset où se mélangent les cultures amérindienne, hispanique et anglo-saxonne, Santa Fe possède une identité forte et un style architectural qui en font vraiment un endroit à part aux Etats-Unis. La ville a attiré nombre d’écrivains et d’artistes parmi lesquels Georgia O’Keefe et D.H. Lawrence. Cette région du nord du Nouveau-Mexique est magnifique, la lumière et les paysages y sont incomparables. Les pueblos indiens comme Taos, Tesuque ou Picuris, la chaîne des Sangre de Cristo Mountains, les vieux villages hispaniques comme Chimayo, Madrid ou Los Cerrillos, tout concourt à donner à ces lieux une atmosphère unique.
Mais si je devais vivre dans une grande ville américaine, je choisirais San Francisco, elle aussi fondée par les Espagnols en 1776. Plantée au bord de l’océan Pacifique, dans une baie d’une beauté à couper le souffle, San Francisco a tout d’une ville à l’esprit indépendant et rebelle. Elle est en tout cas à part aux Etats-Unis, ne serait-ce que par ses allures européennes. Jack London y a vu le jour et elle est bien sûr associée à la Californie et à ses promesses mais cette ville a surtout été un lieu incroyable de contestation et de contre-culture, souvent en avance sur son temps. De nombreux mouvements importants y ont vu le jour : la Beat Generation et le mouvement beatnik, mais aussi le Flower Power et le mouvement hippie, l’American Indian Movement qui occupe l’île d’Alcatraz en 1969 pour protester contre le non-respect des traités, les Black Panthers et enfin le mouvement pour la défense des droits des homosexuels, incarné par Harvey Milk. C’est toujours aujourd’hui une ville ouverte et dynamique, en perpétuel mouvement.
Très heureuse de mieux connaître ce monsieur qui fait tant pour les lecteurs qui rêvent d’Amérique, comme moi et qui ne sont pas sûres d’en fouler le sol un jour . Merci, Mr Geffard, du fond du cœur, et merci Clete pour ce bel entretien
Merci à toi mais je n’y suis pas pour grand chose.
Ça faisait très longtemps que je le voulais cet entretien, je savais qu’il allait plaire aux amoureux de l’ Amérique.
Mais si tu iras en Amérique, Simone!