Traduction : Karine Lalechère.

Doug Marlette en tant que dessinateur a reçu le prix Pulitzer pour ses dessins de presse. Il a également écrit deux romans. Ce livre, paru en 2006 aux Etats-Unis est son deuxième et le premier publié en France. Mort dans un accident de voiture en 2007, Doug Marlette  est né en 1949. Il est un peu plus jeune que les protagonistes de son roman et s’il n’a pas pris part à cette lutte pour les droits civils, il a vécu ces événements de près, habitant dans le Sud à cette époque. Son père a participé à la recherche des corps de militants disparus.

« 1965. Alors que le mouvement des droits civiques porté par Martin Luther King s’étend dans tous les États-Unis, le pays a les yeux fixés sur Troy, une petite localité du Mississippi. Quatre jeunes activistes y ont péri dans l’incendie d’une église. Deux membres du Ku Klux Klan sont arrêtés et condamnés à perpétuité

1990. L’un des condamnés libère sa conscience en désignant le vrai responsable du crime. Un nouveau procès se prépare donc à Troy. De retour dans sa ville natale, Carter Ransom, ancien sympathisant dans la lutte pour les droits civiques et journaliste au New York Examiner, est aux avant-postes. Son premier amour, Sarah Solomon, faisait partie des victimes et son père, le tout-puissant juge Mitchell Ransom, avait conduit le premier procès. Carter veut faire toute la lumière sur cette période qui l’a marqué à jamais. Et c’est dans le passé qu’il va devoir fouiller pour mettre au jour une vérité aussi terrible qu’inattendue. »

Carter Ransom est issu d’une bonne famille, il n’approuve pas la ségrégation et même s’il voit son meilleur ami Elijah Knight en subir les injustices, elle ne l’atteint pas assez pour qu’il remette en cause le système, trop bien élevé dans le respect des convenances par son juge de père. Puis vient « l’été de la liberté », l’été 64. Carter retrouve  Elijah devenu militant pour les droits civiques, son statut d’apprenti journaliste lui permet d’assister aux événements. Il tombe également amoureux d’une militante, étudiante new yorkaise…

On va assister à son évolution, à sa prise de conscience, car s’il n’est pas révolutionnaire, Carter est honnête et épris de justice (il n’est  pas fils de juge pour rien)…  En 1990, il parle de sa ville ainsi : […]Troy avait vu naître aux moins deux champions de renommée internationale – un coureur olympique et un joueur de football américain -, ainsi qu’une mezzo-soprano qui chantait au Metropolitan Opera. Mais ces enfants du pays couronnés de succès présentaient l’inconvénient d’être afro-américains. La ville avait attendu plusieurs décennies avant de se résoudre à donner leur nom à des rues, et encore, dans le quartier historique noir. Et quand elle avait décidé d’ériger une statue à l’un de ses habitants, elle leur avait préféré un idiot patenté qui se trouvait être blanc.

Bienvenue à Troy, Mississipi. […]

Le ton de Doug Marlette n’est pas dénué d’un certain humour, surtout dû aux décalages : dans le temps (le regard qui change avec le recul) et dans le choc des cultures  (les rencontres entre des New Yorkais férus de psychanalyse et de pauvres bouseux illettrés ). Mais l’ensemble est tout de même noir et sombre : Doug Marlette décrit un univers violent et dur, où n’importe quel abruti raciste peut, sous couvert d’une cagoule, assouvir impunément sa rage et ses pulsions violentes. Bien pire, car même des gens par ailleurs cultivés et sympathiques peuvent être impliqués dans le ku klux klan : les Noirs étant les seules victimes, les autres Blancs ne peuvent être témoins de ces exactions. Bien sûr, toutes les couches de la société sont gangrenées et la police ne donne pas sa part aux chiens ! C’est tout l’ancrage profond de la ségrégation dans la société du Sud qu’on peut observer et de quelle manière tous sont complices à force de fermer les yeux.

Doug Marlette construit brillamment son histoire, par des allers-retours entre les deux périodes, celle des faits et celle du procès, il dévoile habilement, par petits touches les ressorts de cette affaire qui éclaboussera bien des gens à Troy. Il s’inspire très librement de faits réels : le procès en 2005 d’un responsable du kkk  jugé 41 ans après les faits pour l’assassinat de trois jeunes militants des droits civiques, l’affaire qui a inspiré le film « Mississipi burning ».

La position de Carter journaliste, observateur plutôt qu’acteur dans le début de l’histoire permet à Doug Marlette de présenter le mouvement pour les droits civiques avec une certaine objectivité. Pas d’angélisme : même s’il lutte pour la bonne cause, le mouvement n’est pas exempt de luttes de pouvoir,  de tensions : entre les partisans de la non-violence et  ceux de la violence (pour eux Gandhi n’aurait pas vécu plus de trois jours dans le Mississipi !), ceux qui veulent que les Noirs et les Blancs luttent ensemble ou séparément… là aussi, l’auteur est bien documenté sans jamais être ennuyeux.

Les personnages sont très humains, avec des sentiments, des émotions, des failles, des ambitions… On les voit, on les comprend… Doug Marlette a un énorme talent pour croquer ses personnages et du coup le roman prend une autre dimension, beaucoup plus profonde: l’Histoire et les histoires de chacun avec les conséquences de cette violence dans la vie de Carter et des autres survivants : c’est une lutte politique, ce sont des camps qui s’affrontent, mais bien des vies entières et des êtres en chair et en os qui sont atteints, souffrent et n’en finissent pas de se remettre de leurs traumatismes. Il y a cette idée, finalement assez optimiste, que le jugement et la condamnation des coupables aideront les victimes à se reconstruire…

Une bataille gagnée, et à quel prix! mais pas la guerre… Les monstres à l’œuvre à l’époque ne sont pas forcément complètement détruits, et d’autres aussi haineux et violents peuvent émerger ailleurs…

Un formidable roman !

Raccoon