Traduction: Clément Baude.

Viet Thant Nguyen est né au Vietnam qu’il a fui avec sa famille à la chute de Saïgon pour vivre aux USA et c’est donc un peu son histoire qu’il raconte même s’il était un enfant de 4 ans quand les évènements se sont produits. Belfond parle de roman choc et je ne vois pas quel qualificatif s’appliquerait mieux à ce « Sympathisant » premier roman, récompensé par un Pulitzer en 2016, prix prestigieux jamais usurpé.

Je suis un espion, une taupe, un agent secret, un homme au visage double.

Sous couvert d’espionnage et d’aventures, « le sympathisant », roman éminemment intelligent, brasse en profondeur de multiples thèmes particulièrement politiques et idéologiques envoyant au tapis à de multiples reprises l’occidental et sa vision de l’Histoire tout en montrant le fossé entre Occident et Orient, deux hémisphères qui se craignent souvent pour de mauvaises raisons. Ecrit avec un incroyable talent, le roman file, impossible de lâcher les belles digressions, les envolées lyriques, la réflexion dérangeante, le sens de l’intrigue, la profondeur de la réflexion et l’humour très fin permettant d’évacuer parfois la crainte voire l’épouvante sur la fin.

« Avril 1975, Saïgon est en plein chaos. À l’abri d’une villa, entre deux whiskies, un général de l’armée du Sud Vietnam et son capitaine dressent la liste de ceux à qui ils vont délivrer le plus précieux des sésames : une place dans les derniers avions qui décollent encore de la ville.

Mais ce que le général ignore, c’est que son capitaine est un agent double au service des communistes. Arrivé en Californie, tandis que le général et ses compatriotes exilés tentent de recréer un petit bout de Vietnam sous le soleil de L.A., notre homme observe et rend des comptes dans des lettres codées à son meilleur ami resté au pays. Dans ce microcosme où chacun soupçonne l’autre, notre homme lutte pour ne pas dévoiler sa véritable identité, parfois au prix de décisions aux conséquences dramatiques. »

L’œuvre et ce héros dont on ne connaîtra jamais le nom, issu de la liaison d’une jeune vietnamienne de 13 ans et d’un prêtre français, sont complexes et il est particulièrement difficile de relater sans trop déflorer et d’en parler sans oublier certains moments et réflexions essentiels. Le roman est, en gros, articulé en deux parties. La première démarre avec la narration des dernières heures de Saïgon quand l’élite militaire, politique et économique sud-vietnamienne quitte l’enfer de la défaite en suivant l’exemple du président à l’abri depuis longtemps. Le chaos des combats, les marchandages pour pouvoir être du dernier voyage en payant, en tuant, en vendant son corps, l’apocalypse de l’aéroport bombardé par l’infanterie vietcong et la terreur de celles et ceux qui ne pourront pas monter, des pages très fortes où on lit le cynisme, la lâcheté, l’asservissement à l’oncle Sam pour fuir une mort certaine promise à ces élites ayant vécu grand train jusqu’à la chute inenvisageable pour eux tant une défaite militaire de l’Amérique était impensable.

Le roman se poursuit ensuite par la démonstration, une fois la communauté des bannis en Californie, que le rêve américain n’est pas pour eux. La reconquête de la patrie perdue se fera sans l’aide d’un pays qui considère maintenant qu’il en fait assez en accueillant ces populations qui leur rappellent trop la grosse branlée qu’ils ont prise face à une armée de paysans mal équipés et sous-alimentés. Mais la paix californienne, une période où l’auteur se fait plus léger se moquant de ses compatriotes perdus dans le Nouveau Monde tout en raillant le comportement ricain moyen et ça envoie du lourd qui éclabousse pas mal aussi les Français, n’est que de courte durée pour notre homme qui, tout en continuant à informer le Nord Vietnam, doit répondre aux attentes de plus en plus bellicistes du  Général sous peine d’être découvert. En s’appuyant sur la situation du Vietnam, Viet Thant Nguyen extrapole brillamment sur le colonialisme, les conséquences dramatiques des découpages géographiques orchestrés par les occidentaux lors du XIXème siècle et raisons de tant de conflits du XXème siècle sur des territoires dont ils avaient éduqués les populations avec l’aide de missionnaires et prêtres dont certains devenaient des démons sans âme comme le père du narrateur. Il met aussi l’accent sur l’incompréhension entre l’Occident et l’Orient nés de deux philosophies de la vie différentes, c’est puissant et c’est toujours sujet à réflexion pour le lecteur. Vaut-il mieux être valet au paradis ou seigneur en enfer ?

Ce regard extérieur sur le comportement de la troisième république et de son grand partisan de la colonisation Jules Ferry surnommé le Tonkinois par les oppposants et par une opinion publique peu encline à une extension de l’empire (comment peut-on encore baptiser de ce nom des écoles aujourd’hui ?) est certainement douloureux mais permet aussi de rafraîchir la mémoire ou s’ouvrir sur une époque où la région était française, nommée Indochine, où l’Etat français était le dealer d’opium officiel.

La seconde partie, elle, montrera les conséquences de l’arrivée au pouvoir des Vietcongs ainsi que les pratiques de lavage de cerveau créées par la CIA et adoptées par l’Internationale des salopards tortionnaires. Cette partie est particulièrement difficile, l’anéantissement psychologique d’une personne exercée comme un art, une science est éprouvant à lire au fur et à mesure que l’on constate la fin des résistances d’un individu. Parallèlement s’ouvre encore une grande réflexion sur la Révolution et surtout ses conséquences quand les victimes deviennent les bourreaux.

« Maintenant que nous sommes les puissants, les Français et les Américains n’ont même plus besoin de nous baiser. On peut très bien s’en charger nous-mêmes. »

On peut légitimement s’interroger pour savoir si ce sujet et ce pays lointains peuvent nous intéresser vraiment. Je me suis posé la question en début de lecture mais les doutes s’évanouissement rapidement tant le roman est particulièrement bien écrit et monté d’une part mais aussi surtout parce qu’il permet d’universaliser une réflexion et de quitter le cadre américano-vietnamien. Quarante après, les guerres impérialistes continuent leurs effets dévastateurs enrichissant les industriels et laissant exsangues les populations locales, Guantanamo, entre autres, prouve qu’à la CIA on ne change pas une thérapie qui fonctionne, les « boat people » en mer de Chine des années 70 font écho aux embarcations de migrants en Méditerranée, les Sud-Vietnamiens abandonnés par les autorités américaines en rappel de l’histoire des Pieds Noirs et des Harkis au moment de l’indépendance de l’Algérie … et tous ces échos, ces rappels à l’Histoire mondiale, à notre Histoire nationale font du « Sympathisant » un roman important, un bouquin très intelligent.

« Que font ceux qui luttent contre le pouvoir une fois qu’ils ont pris le pouvoir ? Que fait le révolutionnaire une fois que la révolution a triomphé ? Pourquoi ceux qui réclament l’indépendance et la liberté prennent-ils l’indépendance et la liberté des autres ? »

Héros ou salaud, idéaliste ou opportuniste, cynique, pragmatique… à vous de vous faire votre idée.

Grand roman explosif à ne pas rater.

Wollanup.