Traduction: Diniz Galhos

L’Ohio séduit particulièrement Francis Geffard et sa collection Terres d’Amérique. Après l’exceptionnel Donald Ray Pollock découvert il y a quelques années et ”Ohio” de Stephen Markley en 2020, voici le premier roman de John Woods “Lady Chevy” qui offre lui aussi une terrible histoire, à sa manière, mais avec néanmoins un écho certain des œuvres et des auteurs cités.

Autrefois, l’Ohio faisait partie de la “Manufacturing Belt”, fleuron et orgueil de l’industrie américaine jusque dans les années 70. On parle maintenant de la “Dust bellt’, à l’ image de ces usines qui rouillent, depuis leur arrêt…. mondialisation, crise économique, délocalisation, triste refrain connu. La démographie est en chute libre, les plus malins, les plus spécialisés sont partis chercher une vie et un emploi ailleurs. Mais d’autres sont restés par absence de motivation, par attachement à des racines… Cette histoire est située sous le mandat de Barack Obama et on voit éclore l’électorat qui fera la fortune de Trump et les marioles suprémacistes, platistes qui envahiront le Capitole un triste matin de janvier 2021.

“Le monde n’a pas toujours ressemblé à ça. A une époque, nous apportions notre pierre à l’édifice. Nous étions importants. De nos jours, toute référence à notre valeur est à l’imparfait, pour bien nous rappeler que les jours de notre grandeur sont derrière nous.”

Le chômage, le surendettement ont été cruels et comme beaucoup Amy et sa famille tentent de survivre. On entend parfois que tous les hommes naissent libres et égaux et si déjà en France, cela fait doucement sourire, dans le reste du monde, on n’imagine même pas le concept. Alors si la misère n’a ni couleur ni drapeau et s‘il vaut certainement mieux être un damné dans l’Ohio qu’en Haïti ou en Afghanistan, restons néanmoins très indulgents avec Amy vraiment pas la mieux lotie mais déterminée à quitter cette zone sinistrée par l’extraction de gaz de schiste créant malaises respiratoires, morts prématurées et l’empoisonnement des nappes phréatiques.

“On m’appelle Chevy parce que j’ai le derrière très large, comme une Chevrolet. Ce surnom remonte au début du collège. Les garçons de la campagne sont très intelligents et délicats.” 

Amy vit dans un mobil home sur un terrain familial dont le sous-sol a été vendu à une entreprise extractant le schiste par son père, une loque, aussi sympathique qu’ alcoolique. Sa mère fuit toutes les nuits dans des bouges pour se perdre dans les bras d’hommes qui apprécient ses 140 kilos. Son petit frère Waterfall est un petit monstre mal fini, aux crises de douleur aussi insupportables qu’incompréhensibles, un pauvre petite chose innocente torturée par la vie dès la naissance. Darwin!!! Si on ajoute un oncle survivaliste, complotiste, craignant autant les Noirs que les “rouges” et qui lui a offert un fusil à pompe pour son anniversaire, un grand-père assassin, grand encapuchonné du Klan et un environnement très hostile au lycée, le bilan général est assez affligeant. Mais Amy veut s’en sortir, aller en fac et devenir vétérinaire, s’investit pour obtenir une bourse d’études, travaille très dur au lycée, fait abstraction de la fange qu’est sa vie, coûte que coûte.

Et arrive une connerie d’ados boutonneux. En aidant son ami Paul à accomplir un pauvre ersatz d’attentat éco-terroriste, elle bascule dans la criminalité et va y sombrer bien plus durablement que le temps d’un simple cauchemar. Un homme est mort. Amy est forte, endurcie par un destin malheureux, elle fera tout pour arriver à ses fins, ne finira pas en prison…Jusqu’où la fin peut-elle justifier les moyens? Elle en éprouvera certaines limites.

“Une fois ma mère m’a dit que le fait d’être née, élevée et endoctrinée dans la haine et l’orgueil avait développé sa résistance face à ce monde pourri.”

Dans ce concert incessant des romans racontant les heurs et malheurs des petits blancs paumés du midwest ou du sud dont Nyctalopes vous abreuve fréquemment, qu’est ce qui fait la différence entre une énième histoire bien triste dans la cambrousse  et un perle noire comme “Lady Chevy” ? 

Tout d’abord, comme Stephen Markley dans “Ohio”, Woods dresse un tableau impitoyable d’une jeunesse désœuvrée, sans idéal, se noyant dans les opioïdes, complétant une génération américaine qu’on dit totalement niquée par le Fentanyl et l’OxyContin. Il y ajoute le racisme, la corruption, la misère sociale et intellectuelle, le chômage, les armes à feu, la dégradation de l’environnement, la junk food, la connerie… C’est dur, impitoyable, on frôle souvent l’ hébétement dans ce décor glauque rappelant “Making A Murderer”. Ne jouant pas sur la compassion, Woods assène, montre à qui veut bien ouvrir les yeux. Certaines phrases vous cognent, d’autres vous achèvent pendant qu’il avance dans le drame.

Si cette jeunesse inanimée est bien au centre d’une intrigue policière parfaitement menée, la grande force de Lady Chevy” réside dans ses personnages. Amy, bien sûr, va éveiller en vous une multitude de sentiments follement contradictoires qui au fur et à mesure muteront  pour vous laisser bien  perturbés dans votre désarroi, votre incompréhension de la nature humaine. 

“Son père a l’air de venir d’une autre planète avec sa chemise cintrée et ses bottes sales sous son pantalon à revers. Il s’appuie sur sa bonbonne d’oxygène. Sa mère semble pendouiller en l’air comme une marionnette à qui on aurait coupé plusieurs fil. leurs visages reflètent l’ anéantissement et l’insomnie, la perte totale de raison. Dans ce cercueil se retrouve tout ce que leur fils a été, tout ce qu’il est, et tout ce qu’il aurait pu être.”

Mais, Amy, parfois réplique de “Fay” de Larry Brown, laisse souvent la lumière à Brett Hastings qu’on pourrait croire tout droit sorti du cerveau de Donald Ray Pollock un jour de grosse déprime. Hastings est flic, mari aimant et père protecteur, passionné de philosophie et de musique allemandes, nihiliste et surtout, surtout, sociopathe accompli. Sans le vouloir certainement, Woods, surtout préoccupé par Amy, a créé une terrible figure du mal. Il y a très longtemps que le personnage mythique de beaucoup de romans policiers n’avait revêtu l’apparence d’un homme aussi effrayant que troublant, glaçant l’histoire à chacune de ses apparitions. Une belle ordure.

 Roman se distinguant facilement de la masse, « Lady Chevy » se révèlera puissant et impitoyable à tous ceux qui oseront la lecture. Il faut toujours se méfier des désespérés comme “Lady Chevy”, ils n’ont rien à perdre.

Clete.