
« Vive la Révolution ! entend-on. À mort les bourgeois ! À mort le capitalisme !
Une jeune femme masquée d’un foulard échappe de peu au poitrail démesuré d’un hongre dacaraçonné. Elle rit en lançant une pierre qui rebondit sur le casque du cavalier.
Un homme propulse un pavé sur la vitrine de l’agence NordBanken. Deux ou trois autres, cagoulés, vêtus de noir, l’imitent puis s’enfuient. Un jeune type, l’air sérieux, agite un drapeau rouge sur lequel les visages de Marx, Lénine et Mao sont dessinés. Une camionnette est la proie des flammes, des détonations claquent, la fumée, le gaz, lacrymogène tourbillonnent dans les rues.
Un vieil empire chancelle t-il sur ses fondations déjà ébréchées ?
Un nouveau monde est-il en train de naître ?
Samedi 16 juin 2001, Göteborg est en feu.«
Frédéric Paulin n’attend pas. Premières phrases, premiers paragraphes de ce qui sert de prélude, il nous jette en Suède, sous la mêlée entre manifestants et forces de l’ordre.
Après les mercenaires, le Rwanda, les abattoirs, la lutte contre le terrorisme, notre auteur nous embarque direction Gênes. Pendant le sommet du G8 de juillet 2001.
Gênes 2001, on s’en souvient ou pas, on se renseigne si besoin. Paulin s’en souvient bien, il en était. Ce n’est pas pour autant qu’il écrit en ancien combattant, ou en s’attribuant quelques glorioles. Sa mémoire se trouve probablement au creux de ces pages, mais elle n’est pas son unique base de travail, tout au plus une contribution comme une autre. Car à la lecture, on sent bien le foisonnant travail de documentation, la masse ingérée des lectures de la presse de l’époque, d’essais historiques parus depuis ; il est en cela l’héritier d’un autre écrivain de romans noirs, Didier Daeninckx, il possède ce même souci du détail historique et idéologique.
Paulin est dans un travail d’investigation, le récit frôle parfois le reportage au long cours. Il ne reste que peu de place pour l’imagination du lecteur tant son écriture est précise, minutieuse, exigeante de vérité dans les moindres détails. Le livre démarre par ce court prélude de juin, rebondit à Rennes le 13 juillet, puis suit, presque heure par heure, le déroulement des événements du mardi 17 au dimanche 22 juillet.
Le travail de fiction est ailleurs. Comme dans la trilogie Benlazar, c’est grâce à ses personnages que Frédéric Paulin nous remet en mémoire des événements importants qui s’évaporent de nos souvenirs avec le temps.
Ce que j’aime dans son écriture, c’est le regard, la tendresse qu’il porte justement à ses personnages. Il n’a rien du dieu créateur malveillant, du démiurge tout puissant. Ses personnages n’ont rien de surhumain, il les pétrit à hauteur de femmes, d’hommes.
Il y a d’abord Wag et Nathalie, la confrontation entre les tenants des revendications pacifiques, et ceux pour qui la violence est le moyen d’action. La LCR d’un côté, la CNT de l’autre. Ils sont rennais comme Paulin. Ils ont en commun leur fougue et leur jeunesse. Nathalie brûle, irradie le roman, quand lui, Wag, joue, bien malgré lui, dans des zones plus sombres, glauques.
Autre duo. On change d’ambiance avec Lamar, conseiller communication de Jacques Chirac ; autre milieu, autre violence, celle d’un arriviste pour qui le G8 n’est qu’une occasion de briller. Son incompétence se double d’une exceptionnelle poltronnerie, prêt à envoyer les autres sur le ring, il est poule mouillée devant celui qui parle fort.
Seul italien du tableau, Franco de Carli, conseiller sécurité du ministre de l’Intérieur du nouvellement réélu Berlusconi, responsable de la sécurité du G8. Un fasciste qui voit dans les manifestations l’occasion de traquer et briser du rouge, en usant de toutes les roueries dont son intelligence est capable.
Martinez et Cazalon, deux flics de la DST qui ne savent pas trop pour quelles raisons ils se retrouvent mêlés à cette histoire si ce n’est qu’ils tiennent Wag depuis un certain temps. Eux-mêmes sont tenus par Lamar, qui a lui-même les mains ficelées par Carli.
Gênes est un point de convergence. Plus on progresse, plus Paulin imbrique ses personnages les uns dans les autres.
Pour compléter ce tableau, Génovéfa, journaliste au JDD, qui se débrouille pour être à Gênes et se métamorphoser en reporter dans une ville en état de siège. Suivie par un photographe rencontré sur place, un peu balourd, cynique mais expérimenté qui m’a rappelé un autre journaliste, celui de « Ça change quoi ». Ce roman de Roberto Ferrucci reprend ses propres souvenirs durant les événements génois.
Comme dans ses ouvrages précédents, le manichéisme n’a pas sa place dans ce roman.
On voit comment un événement peut chambouler des vies du tout au tout. L’un arrête le militantisme, l’autre quitte son fiancé, d’autres encore mettront fin à leur carrière, etc. Ce que ces gens ont vu et vécu les a transformés.
Les trois femmes, Nathalie et Génovéfa, et Martinez à moindre échelle, s’en tirent le mieux, Paulin les laisse sortir grandies de cette histoire. Cazalon s’en sort bien aussi.
Son écriture nous place à l’endroit exact où se trouve ses personnages, on bouge quand ils bougent, on court quand ça panique, on s’étouffe et pleure avec les fumigènes ; au coeur de la manipulation, politiciens d’extrême droite proches de Berlusconi et agitateurs complices des forces de l’ordre.
« La manifestation de l’après-midi a encore donné lieu à des saccages et à des affrontements.
« Putain ! On leur tue un des leurs et ça ne les calme même pas. Il faudrait quelques fusillés pour l’exemple. »
Franco de Carli observe les individus autour de lui. On dirait des coqs excités par des poignées de gravier lancées par le public, juste avant le combat.
Dans la soirée, des voitures de patrouille ont été prises à partie par des émeutiers devant l’école Diaz — deux ou trois canettes ont été lancées, en réalité, mais la réalité est ce qu’on décide d’en dire, songe Carli. Les habitants de la rue Battisti ont signalé que des jeunes habillés de noir, battes de baseball ou manches de pioche à la main, s’étaient réfugiés dans les locaux de l’école.«
Paulin maîtrise le pouvoir de la fiction qui lui permet de digérer un cadre historique précis pour le transformer en décor dans lequel il emmène ses lecteurs. Il place « La Nuit tombée sur nos âmes » au carrefour du récit historique et du roman réaliste.
L’histoire, je l’ai dit, suit pas à pas ce qui s’est passé au long de ces jours funestes.
Frédéric Paulin ne cesse d’augmenter la tension, très graduellement, à la David Peace.
Il tourne son récit autour d’un point précis de son histoire jusqu’à nous faire tomber dessus avec une rare violence, typiquement ce qui se passe la journée du vendredi. Il revient à la charge au même endroit, en multipliant les points de vue, en disséquant un moment très court, il braque un télescope sur un événement qui dure quelques minutes, et comme David Peace il cherche à pénétrer le cœur de la vérité. Même, surtout, si celle-ci n’est pas belle à voir, en l’occurence ce que l’on voit c’est une démocratie moderne sombrée dans une extrême violence, avec coups de toutes sortes, tortures et meurtre à la clef. Le dernier chapitre, le dimanche 22 juillet, est le plus noir du roman, c’est à une vision effroyable que nous sommes confrontés, en prison ou à l’hôpital la répression est illimitée. J’ai terminé ma lecture avec un goût de sang dans la bouche.
« La tête de Wag bascule en arrière et il chute dans un puits sans fond. Il sait qu’il n’en remontera pas, il sait que sa jeunesse qu’il voulait encore retenir un peu vient de lui échapper. Il sait qu’il ne reviendra pas de Gênes comme il y était venu. Les flics italiens ont réussi ça : le renvoyer en France en lui volant ses espoirs.«
On peut avoir plusieurs lectures de ce roman, soit purement littéraire ou de plaisir, roman noir ou vaguement historique, la lecture politique me semble la plus enrichissante. Paulin nous rappelle qu’il faut continuer à lutter pour rester libre.
« La Nuit tombée sur nos âmes”, c’est deux cents soixante-dix pages tendues, brutales, terriblement réalistes.
NicoTag
J’aurais pu choisir « Rodney King » de Ben Harper ou « London Calling » du Clash, mais j’ai préféré un morceau qui a souvent résonné dans ma tête pendant ma lecture. En plus cette version sauvage est d’une rare intensité. « Rockin’in the free world » de Neil Young à Glastonbury en 2009.
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