« La mort viendra et elle aura tes yeux –
cette mort qui est notre compagne
du matin jusqu’au soir, sans sommeil,
sourde, comme un vieux remords
ou un vice absurde. Tes yeux
seront une vaine parole,
un cri réprimé, un silence. »
Cesare Pavese
Traduction : Elisabeth Guinsbourg.
Comme Woodrell et Burke, Sallis fait partie des auteurs dont j’adore tout ce qu’ils font et donc on peut très bien relativiser mes emportements à chaque chronique que je consacre à ces quatre grands auteurs de polars américains contemporains. Et celui-ci ne fera pas exception car c’ est un putain de chef d’œuvre. Egal de « le condor » de Stig Holmås chroniqué il y a peu, il regorge des mêmes qualités tant dans la forme poétique que sur le fond. Alors, comme « le condor », ce roman s’adresse à un certain lectorat, sans faire d’élitisme. On peut être obtus à ce genre de romans où l’introspection est privilégiée à une action qui existe néanmoins, une tension bien réelle à qui veut rentrer dans la prose. Si vous n’avez pas aimé « le condor », vous ne serez pas plus convaincu. Si vous n’avez pas vu l’intrigue dans « le condor » comme certains neuneus qui feraient bien de lire autre chose plutôt que de vouloir faire comme les autres et ensuite faire beaucoup de mal à des joyaux en écrivant des propos bien tristes, vous pouvez laisser tomber. Mais si William Malcolm Openshaw le héros de Stig Holmås vous a surpris, secoué, l’histoire de David va vous envoûter, vous ébranler au moins autant.
« Aujourd’hui, il se fait appeler David et commence à connaître un certain succès comme sculpteur. Autrefois, au temps de la guerre froide, sous un autre nom, il était l’un des meilleurs espions américains… Une nuit, il reçoit un coup de téléphone : l’un de ses anciens collègues aurait perdu les pédales, il doit le neutraliser. David quitte tout, sa petite amie, son identité, son atelier, et se met en chasse à travers les États-Unis… »
Tout de suite avant que certains ne s’égarent, ce n’est pas un roman d’espionnage, enfin pas un classique, le sujet est bien l’espionnage et les agents secrets mais on est très loin d’une chasse à l’homme classique comme semble le suggérer bien à tort la quatrième de couverture. Ceux qui ont déjà lu Sallis savent très bien qu’il peut prendre un genre et le remodeler à sa manière de façon à ce que l’on soit à des années-lumière de ce à quoi l’on s’attendait. Sans refaire toute sa carrière, je ne suis pas expert, Sallis s’attache à des histoires de genre policier ou noir mais en y mettant énormément les pensées intimes, puissantes ou dérisoires du personnage principal, invitant à la réflexion voire à la philosophie de la vie d’une manière si belle, triste, désabusée, originale à tel point qu’elles finissent par dominer l’intrigue principale. J’ai l’énorme chance d’échanger par mails avec l’auteur et je sens que l’homme n’est pas très loin des personnages qu’il dépeint si admirablement dans leurs craintes, leurs incertitudes, leurs regrets et désillusions marqués par le poids des absences et l’usure provoquée par la vie.
Point de roman d’espionnage donc ici mais néanmoins un polar génial avec une atmosphère bien étrange dans ce bouquin qui est aussi un hommage aux gens rencontrés par David lors de son voyage de Boston à la Nouvelle Orleans. Les motels déserts avec la pluie contre les carreaux, la bouffe américaine, les paumés dans les bars, les filles qui attendent leur prince dans un « diner » aux lumières blafardes, les voyous locaux, la solitude de tous ces gens ordinaires…Tous ces égarés de la vie, tous ces petits tableaux créés par Sallis montrent une Amérique moins flashy, une Amérique loin du rêve, plus intime, moins belle certes mais plus vraie et plus attachante aussi parfois.
Intimiste, c’est le terme qui pourrait résumer l’œuvre de James Sallis mais c’est un polar quand même et il y a des poursuites en voiture, des bagarres, de la violence fulgurante (prélude à ce que seront « Drive » puis « Driven » ), des moments touchants voire poignants, de la bonne zik, un héros très attachant dans sa dure quête d’humanité.
Pléthore de thèmes évoqués invitant à la réflexion, un mélange de genre noir et blanc éblouissant, un talent de conteur inégalable, un roman qui se lit d’une traite et qui laisse une trace indélébile. Et puis avec un titre magnifique de la sorte, extrait d’un poème de Pavese écrit peu de temps avant son suicide, on ne peut attendre qu’excellence et intelligence et de fait, on a les deux.
Unique!
Wollanup.
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