Chroniques noires et partisanes

ET IlS REVÊTIRENT LEURS FOURRURES D’AIGUILLES de Zuzana Říhová / Seuil / Cadre vert.

Cestou špendlíků nebo jehel

Traduction: Benoît Meunier

La République tchèque, reconnaissons que la patrie de Kafka n’est pas notre destination favorite. Nos lectures nous mènent souvent plus à l’ouest voire au sud. Ainsi donc c’est un peu à un voyage en terre inconnue que nous vous convions. L’émerveillement connu l’an dernier avec le Hongrois László Krasznahorkai et son époustouflant Le baron Weinckeim est de retour est certainement pour beaucoup dans ce choix « aventureux ». Néanmoins, ne mettons pas tous les romans venus d’Europe de l’Est dans le même panier, d’ailleurs les éditions Agullo depuis quelques années nous montrent la qualité et la diversité de cette littérature un peu sous-estimée et sûrement pas assez valorisée. Ce premier roman virtuose, je pèse vraiment mes mots, de Zuzana Říhová a déjà acquis une reconnaissance internationale puisque outre la France, la Pologne et les USA en ont acheté les droits. 

Et ils revêtirent leurs fourrures d’aiguilles se situe dans un coin reculé de la République tchèque mais on peut facilement le transposer dans n’importe quelle campagne européenne. Pour les “happy few” qui m’accordent quelque crédit, en fin de chronique, je citerai deux romans situés l’un en France et l’autre en Belgique, à qui il fait penser tant dans la forme que sur le fond. En aparté, dès les premières pages, on imagine ce qu’un génie de l’image comme Andreï Tarkovsky  aurait fait de ce conte noir. 

“Bohumil, Bohumila et leur fils ont quitté Prague pour sauver leur couple. Mais les habitants du village reculé où ils ont choisi de s’installer ne leur font pas bon accueil. Les regards en biais, les mensonges et les coutumes obscures trahissent une hostilité persistante.

Chaque nuit, dans les bois épais qui entourent la maison où vit la famille praguoise, une présence rôde. Est-ce un loup ? Un des villageois ? Un jeu macabre se met en place dans la moiteur étouffante de l’été…”

Bohumil et Bohumila arrivent à la campagne bien cabossés. Chacun a une plaie ouverte, rédhibitoire à une vie de couple harmonieuse. Il y a longtemps qu’ils ne sont plus vraiment un couple portant tous deux, en plus, un lourd fardeau, “le gamin” dont on ne connaîtra jamais le nom, leur fils de 12 ans au cerveau d’un enfant de trois ans. 

“Lorsque, à un an et demi, le gamin rampait toujours à l’envers, ils se doutaient tous les deux que quelque chose allait à l’envers”.

Cette installation est la dernière chance qu’ils espèrent secrètement mais dès l’incipit, une scène de vêlage dans une ferme, on perçoit la haine du fermier pour ce mec de la ville qui le regarde faire sans l’aider tout comme le mépris affiché dans ses pensées par Bohumil, anthropologue à deux balles. L’animalité mais aussi la bestialité se sentent déjà. Bohumil et Bohumila tentent de s’intégrer mais se heurtent au mépris, à la moquerie des autochtones dont les sous-entendus, les messes basses, les colloques entre eux se montrent de plus en plus inquiétants, lourds de sens. Plusieurs petits incidents, quelques phrases chuchotées, des gestes déplacés, font monter très insidieusement l’angoisse, ouvrant vers un malaise persistant. Pourtant, si une explosion de violence est prévisible et inévitable, on ne sait si elle viendra des villageois ou d’une ultime guerre dans le couple. On plonge progressivement et irrémédiablement dans un cauchemar, fictif ou réel, c’est très, très dérangeant.

L’angoisse, les légendes inquiétantes, la folie, la bestialité, la haine, le malaise et une narration magistrale font penser de suite à Bois aux renards d’Antoine Chainas.  C’est le même Olympe littéraire, le même charme maléfique, le même théâtre horrifique. Et si de plus si vous avez encaissé voire apprécié la dureté, la violence et la crudité sans fard des propos de la Flamande Lise Spit dans Débâcle, sans nul doute, ce roman est pour vous. 

“Il faisait face, seul, aux bouches affamées de cette masse toussoteuse et graillonneuse. Aux tabourets bancals, au parquet grinçant. Et toutes ces bouches bées, face à lui, étaient apathiques, ouvertes non par désir de mordre et de dévorer mais de bailler. L’ennui leur a gercé les lèvres, à tous. En regardant leur indifférence abrutie, il ne pouvait pas s’empêcher de penser à quel point il était seul.”

On pourrait parler longuement de l’écriture mais je ne saurais pas vraiment vous l’expliquer et vous le découvrirez très vite par vous même. Certains passages sont  réellement magiques, s’animant par des variations pronominales judicieuses, variant les points de vue d’une scène par de subtils changements de temps surprenants, étonnants mais impeccables… de l’orfèvrerie qu’on relit inlassablement tant elle est horriblement et dangereusement séduisante. La beauté vénéneuse de cette plume, un enchantement, rendra plus supportable la laideur et la noirceur divine de cette histoire.

Époustouflant et bien au-delà d’un coup de cœur.

Clete.

2 Comments

  1. Gilles

    La couverture superbe, le titre mystérieux et la promesse de la chronique sont une conspiration pour sa lecture. Merci pour l’aiguillage 🙂

    • clete

      C’est vrai que tout est réuni pour en faire un roman exceptionnel.

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