C’est à l’occasion de sa venue à la Librairie 47°Nord, à Mulhouse, lors d’une longue tournée pour promouvoir son dernier roman Les deux visages du monde publié aux éditions Sonatine, que j’ai eu l’opportunité de rencontrer David Joy pour m’entretenir avec lui. C’est un David Joy très affable et passionnant, bien que fatigué par sa tournée conséquente et évidemment affecté par la catastrophe en cours en Caroline du Nord (le passage de l’ouragan Helene), qui a répondu avec simplicité, générosité et professionnalisme à mes questions. Ce fut l’occasion d’évoquer quantité de sujets relatifs à son dernier livre et pour moi de découvrir que j’ai presque tout d’un Appalachien.
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Vous êtes un observateur de la société qui vous entoure. C’est dans vos livres. Vous avez abordé des thèmes tels que la drogue, la violence, la famille, la misère sociale et maintenant le racisme. A travers ces années d’observations, avez-vous constaté des évolutions positives ou négatives dans cette société qui vous entoure ?
En ce qui concerne les questions abordées dans ce dernier roman, oui, bien sûr. C’est-à-dire qu’aussi horrible que soit l’Amérique, en ce qui concerne la suprématie blanche, je pense que ce n’est pas une vérité ignorable que nous sommes dans une meilleure situation aujourd’hui qu’il y a seize ans. Je pense à un moment comme 2020, qui a vraiment été un point de rupture pour l’Amérique sur le plan racial, parce qu’Ahmaud Arbery a été tué, abattu dans la rue comme un chien en Géorgie, puis, un mois plus tard, George Floyd a été tué par Derek Chauvin alors que ce policier s’agenouillait sur sa gorge pendant neuf minutes. Puis, un mois plus tard, c’est Breonna Taylor qui est tuée par la police dans sa chambre à coucher. Soudain, le pays s’est retrouvé à un point de fracture qu’il n’avait pas connu depuis très longtemps. Mais quand je repense à ce moment et à toutes les manifestations qui ont suivi, je me dis que c’est la première fois qu’il y a eu une très forte réaction des Blancs. C’était l’une des premières fois que l’on voyait un grand nombre d’Américains blancs se tenir aux côtés des manifestants noirs. Et je pense que c’est important. Si vous regardez les manifestations qui ont eu lieu dans le monde entier, vous verrez que c’est aussi le cas. C’est-à-dire que les jeunes générations semblent s’orienter vers la justice sociale d’une manière qui n’a pas été le cas des générations plus anciennes. Pour moi, je pense que la progression générationnelle est le progressisme. Je pense qu’il s’agit d’un mouvement vers la gauche. Et pour moi, c’est un signe d’espoir. En ce qui concerne les drogues et les choses de ce genre, à l’origine d’un phénomène comme la crise des opioïdes, l’institution en cause est le capitalisme. Une société comme Purdue Pharma a systématiquement ciblé une région marginalisée et sans voix et y a déversé des médicaments afin de gagner beaucoup d’argent. Je ne suis pas optimiste quant à la situation du capitalisme en Amérique et dans le monde. Si vous regardez les écarts de richesse, nous sommes à un moment qui reflète celui qui a conduit à la Révolution française. Je veux dire par là qu’il y a ce type de disparités. Je suis donc moins optimiste en ce qui concerne ce genre de choses.
Si l’on en croit vos histoires, le monde est plutôt dur, laid et violent. Dans la vie, où trouvez-vous la beauté et la lumière ?
Je pense qu’il y a deux endroits. En ce qui me concerne, j’ai toujours été beaucoup plus à l’aise dans la nature que dans les villes et au milieu des gens. Je passe donc la majeure partie de mon temps dans les bois. Quand je pense à ce voyage en France, il était très stratégique qu’ils m’accordent un jour de congé en plein milieu d’une période de deux semaines. Un libraire m’a emmené dans les montagnes, dans les Pyrénées, et je suis allé jusqu’au Pont d’Espagne. C’est parce que je ne peux pas rester plus de deux semaines sans être dans les bois ou sur une montagne. C’est l’un des endroits où je suis allé. L’autre chose, c’est que, là encore, ce sont les jeunes générations. C’est quand je suis entouré d’enfants. Ils continuent de m’étonner. Je pense à un événement auquel j’ai participé il y a quelques semaines à Lyon, où l’on a fait venir, je ne sais pas, probablement 150 lycéens, et nous avons passé une heure à parler des institutions du capitalisme, de la suprématie de la race blanche, du patriarcat. Nous nous demandons comment combattre ces choses qui oppriment systématiquement les gens. Et ces jeunes se lèvent pour applaudir. Ce n’est pas la réaction que j’obtiens d’un public adulte. Ce qui revient à dire que je pense que la progression générationnelle, l’évolution d’une génération à l’autre, pousse naturellement de plus en plus à gauche. Elle est plus inclusive. Ce sont des gens qui ont un esprit très social. Et ils sont intelligents. Alors, quand je suis entouré d’enfants, je pense que je ressens aussi de l’espoir.
Toutes vos histoires sont ancrées dans les paysages que vous connaissez. Pourriez-vous imaginer, un jour, écrire un livre se déroulant ailleurs ? Par exemple dans une grande ville comme New-York ou pourquoi pas Paris
Oui, non, jamais (rires). Je pourrais peut-être écrire une histoire sur quelqu’un comme moi qui vient à Paris. Parce que c’est comme un extraterrestre sur une autre planète (rires). Mais non, je ne peux pas envisager d’ancrer une histoire dans un autre paysage. Je reviens sans cesse à ce qu’a dit Ron Rash : « Le paysage est le destin ». Et je pense que c’est vrai. Je pense que les paysages influencent énormément la façon dont nous percevons le monde. Ils développent en quelque sorte notre vision du monde d’une manière que d’autres choses ne font pas. L’autre chose qu’il disait toujours, c’est qu’il devait faire gaffe aux détails s’il voulait que ses lecteurs gobent son histoire. Vous savez, la fiction est un mensonge. J’essaie de vous convaincre que quelque chose est réel alors que ce n’est pas le cas. C’est un tour de magie. Et la façon d’obtenir ces détails est de les ancrer dans un lieu que vous connaissez intimement. Vous connaissez la nourriture, la culture, le son. J’ai donc toujours choisi d’ancrer toutes mes histoires très précisément dans un lieu où je vis. Et je ne vois pas cela comme une limite. Je reviens à ce qu’a dit Eudora Welty, elle a dit « un endroit compris nous aide à mieux comprendre tous les endroits ». Elle disait la même chose que James Joyce. On a demandé à Joyce pourquoi il ne voulait écrire que sur Dublin. Il a répondu : « Si je peux atteindre le cœur de Dublin, je peux atteindre le cœur de toutes les villes du monde ». Il a dit que « le particulier contient l’universel ». Si vous racontez une histoire dans un lieu que vous connaissez, par exemple si vous êtes né à Mulhouse et que vous connaissez cet endroit, que vous en connaissez le son, la nourriture, les bâtiments, si vous racontez une histoire humaine, je ne connais peut-être pas Mulhouse, mais c’est par cette illumination de la condition humaine que vous allez m’atteindre. C’est ce qui témoigne de l’universalité de l’expérience humaine. C’est pourquoi il a toujours été important pour moi de rester enraciné dans l’endroit que je connais.
La nature a toujours une place dans vos livres. Je sais que l’on vous a déjà posé la question mais, quel est votre lien à la nature ? Est-ce que ce lien a changé au fil des années ?
L’un d’entre eux est que, là où je vis, le paysage est une présence indéniable. C’est comme si vous alliez dans les Pyrénées ou dans les Alpes et que, lorsque vous sortez de chez vous, vous ne pouvez pas vous empêcher d’être enveloppé par ce paysage. Je pense donc qu’il est important de reconnaître qu’il s’agit d’une présence indéniable de votre vie quotidienne. Je viens d’un peuple qui… Je suis un Nord-Carolinien de la douzième génération et mon premier ancêtre est arrivé en Caroline du Nord à la fin des années 1600. Au milieu des années 1700, ils vivaient tous le long d’une rivière et je suis né le long de cette rivière. Je suis issu d’un « peuple de la rivière ». Je viens d’un endroit où, lorsque je me promenais avec ma grand-mère, chaque lieu avait une histoire à raconter. Elle avait travaillé le tabac dans ce champ, elle avait cultivé le coton dans ce champ, son père avait construit cette maison ou son frère avait construit cette maison. Nous étions donc très profondément enracinés dans la terre où je suis né. Et je pense qu’il en a toujours été ainsi. Pour moi, il s’agit d’une relation très profonde avec le paysage. Mais pour ce qui est d’être dans les bois, c’est une église. Certaines personnes vont dans une cathédrale pour faire l’expérience de Dieu, d’autres vont dans une église luthérienne pour entendre un sermon, moi je vais dans les bois. Et dans ces moments-là, dans ces moments calmes, je suis aussi proche que possible de faire l’expérience de Dieu. C’est difficile à expliquer, mais c’est là que je suis le plus en paix. Les gens sont étonnés que je dise que je suis plus à l’aise avec les ours que je ne le suis entouré de voitures et de tramways à Paris. Mais c’est ce que je pense, tu sais. Je suis beaucoup plus à l’aise dans la nature que dans la cacophonie, le bruit d’une ville.
Avec votre dernier roman, vous semblez prendre plus de temps dans le développement de votre histoire et vos personnages. On pourrait dire que celui-ci est un peu plus atmosphérique, moins brut, que vos autres livres. Si ma perception est juste, quelle était ainsi votre intention ?
Ce roman, à bien des égards, me semble être l’histoire que j’étais destiné à écrire sur cette planète. En d’autres termes, j’ai écrit un roman sur la suprématie blanche dont l’intention était de forcer les personnages blancs – et par extension les lecteurs blancs – à avoir des conversations qu’ils ne voulaient pas avoir. Je pense que, à la différence de beaucoup de gens, j’ai pu avoir un bon aperçu de ces conversations et de cette mentalité. C’est-à-dire que je me suis assis à ces tables. J’ai commencé à écrire ce roman vers 2011/2012. La vérité, c’est que j’ai écrit tous les autres romans pendant que j’écrivais celui-ci. J’ai écrit Là où les lumières se perdent, j’ai écrit Le Poids du monde, j’ai écrit Ce lien entre nous, j’ai écrit Nos vies en flammes, tout cela pendant que ce roman se développait en arrière-plan. C’est parce qu’il m’a fallu tout ce temps pour comprendre les personnages assez intimement, pour les coucher sur le papier. Il s’agit des personnages de Toya et de Vess, et je pense que c’est parce qu’il y a un fossé énorme. Je n’écris pas seulement en fonction du sexe, mais aussi en fonction de la race. Et une erreur ne serait pas sans conséquence. Si je me trompais dans cette histoire, cela pourrait potentiellement faire beaucoup de tort. Il faut donc l’aborder avec une extrême prudence et prier pour obtenir la grâce. Il m’a donc fallu beaucoup de temps pour comprendre qui sont ces gens et pouvoir les coucher sur le papier. Je suis donc ravi que vous puissiez vous en rendre compte car c’est vraiment un roman qui a pris plus de temps. Et l’avantage, c’est qu’ils sont devenus des personnages incroyablement bien étoffés.
Quel a été l’élément déclencheur de ce roman ?
Je pense que grandir en tant que fils du Sud des Etats-Unis, c’est grandir avec une identité très conflictuelle. Il y a quelques instants, j’ai dit très fièrement que j’étais un Nord-Carolinien de la douzième génération, mais on ne peut pas être un Blanc de la douzième génération en Amérique sans que cela signifie également que l’on est le descendant direct d’esclavagistes. Et dans mon cas, c’est très certainement la vérité, je suis le descendant d’esclavagistes. Vous avez donc cette sorte de fierté écrasante de savoir de qui et d’où vous venez. Et en même temps, vous vivez avec le dégoût de ce que cette histoire implique. Cela m’a semblé être un espace vraiment incroyable pour un roman. Parce que le roman en tant que forme ou la fiction en tant que forme est quelque chose qui prospère et qui est conflictuel, c’est quelque chose qui a absolument besoin de tension. Et cette identité, c’est quelque chose qui est déjà étiré jusqu’au point de rupture. C’est de là qu’est né ce roman, je voulais examiner cela, je voulais examiner tous les mensonges avec lesquels nous continuons à vivre dans le Sud des Etats-Unis. L’un des plus gros mensonges est l’amalgame entre les États confédérés d’Amérique et l’identité sudiste. Ainsi, 140 ans plus tard, des gens arborent ce drapeau parce qu’ils le considèrent comme l’expression de la fierté qu’ils éprouvent à l’égard de leurs origines et de l’endroit d’où ils viennent. Et non parce qu’ils pensent qu’il représente l’esclavage des Noirs. Je voulais me pencher sur cette question. La naïveté des Blancs n’est pas une excuse. Je pense à un personnage de ce roman, Silas Crane, et c’est un peu ce que vit Silas, qui a été élevé au milieu de ces mensonges, mais qui reconnaît que ce n’est pas une excuse pour passer le reste de sa vie à y croire. Pour moi, ce roman était donc une tentative de forcer ces personnages blancs à avoir des conversations qu’ils ne voulaient pas avoir et à exposer le mensonge.
Les deux visages du monde se veut il l’écho de mouvements tels que Black Lives Matter ?
Absolument. Mais la vérité est que cela fait écho à une histoire bien plus profonde que cela. Comme je l’ai dit, j’ai commencé à écrire ce roman en 2011 et l’une des toutes premières scènes que j’avais était celle de Toya Gardner devant cette statue dans le centre-ville de Sylva. J’avais écrit toutes ces scènes, j’avais tout écrit, et puis 2020 est arrivé. Et comme je l’ai dit, il y a eu mort, après mort, après mort, et il y a eu cette période inimaginable de morts noires et de traumatismes noirs alors que l’Amérique était soudainement à ce point de fracture, et tout d’un coup les choses que j’avais écrites ont commencé à se dérouler dans la vie réelle. C’est-à-dire qu’il y a eu des manifestations autour de cette statue dans le centre-ville de Sylva. Des manifestations Black Lives Matter. C’est ce qui est ressorti de tous ces événements de 2020. Tout d’un coup, le monde fictif que j’avais créé s’est retrouvé dans la vraie ville, devant ma porte. Et c’est devenu un espace vraiment difficile où naviguer. C’était débilitant en tant qu’écrivain, comme si je ne pouvais pas travailler parce que je ne pouvais pas naviguer dans l’espace entre le monde que j’avais créé et le monde extérieur. Mais j’ai regardé en arrière et je me suis rendu compte que je n’étais pas un diseur de bonne aventure, que je n’étais pas un voyant et qu’il semblait juste que cela allait se produire. L’horrible vérité, c’est que ces choses se reproduisent encore, et encore, et encore, et encore. C’est la nature cyclique des décès et des traumatismes des Noirs. C’est la nature cyclique de la façon dont la suprématie blanche fonctionne en tant qu’institution de pouvoir. Non seulement en Amérique, mais aussi à l’étranger. De mon temps, je peux penser à un moment comme celui de Rodney King au début des années 90, qui était très similaire à celui de 2020. Si l’on remonte plus loin, on peut penser à Birmingham pendant le mouvement des droits civiques. On peut remonter plus loin et penser à une histoire comme celle d’Emmett Till. Alors, oui, ce roman fait écho à un mouvement comme Black Lives Matter, mais Black Lives Matter fait écho aux mouvements qui ont été absolument nécessaires, encore, et encore, et encore. Et ce, parce que nous semblons incapables et/ou réticents à briser le cycle du traumatisme et de la mort des Noirs dans ce pays.
Dans votre livre, il est aussi question du Ku Klux Klan. Est-ce que le Ku Klux Klan, ou d’autres mouvements ou sociétés du genre, sont toujours d’actualité où vous vivez ?
Absolument. Le KKK est toujours très actif, tout comme certains de ces groupes suprémacistes blancs d’extrême droite. Il y a quelques mois, en août je crois, des néo-nazis défilaient à Nashville, dans le Tennessee, tous les week-ends. Si vous regardez Charlottesville et ces gens qui marchent dans les rues en portant des torches, vous verrez que c’est très actif et très visuel. Je pense que si vous regardez la politique d’un côté de l’Amérique, elle fait écho à toutes ces philosophies. La droite, en ce moment, est très ancrée dans ces philosophies. Et pour être honnête, je pense que c’est parce qu’ils peuvent reconnaître que les institutions de la suprématie blanche et du patriarcat sont des institutions instables qui sont vouées à l’échec. Et je pense qu’ils se battent bec et ongles pour s’y accrocher de toutes les manières possibles, et donc la façon dont cela se projette est à travers cette altérisation très visuelle et vocale. C’est à eux qu’il faut s’en prendre pour les vœux de la classe ouvrière blanche. Alors qu’ils ne pointent jamais du doigt les personnes qui sèment la division ou celles qui en tirent profit. Alors oui, c’est incroyablement actif. Mais en même temps, je pense que la conversation la plus importante pour moi avec ce roman était de juxtaposer cette réalité très visuelle avec les façons dont la suprématie blanche fonctionne beaucoup plus subtilement. Ainsi, avec ces choses très discrètes, l’oppression des électeurs, le découpage des circonscriptions, l’inégalité salariale, le fait que si un homme blanc ou un homme noir s’arrête l’un à côté de l’autre à un feu rouge et qu’ils avancent, l’un d’entre eux a beaucoup plus de chances d’être arrêté par la police que l’autre… Et lors de ce contrôle, l’homme noir a beaucoup plus de chances de voir son véhicule fouillé que l’homme blanc. Il y a donc toutes ces façons dont cette institution fonctionne et ce sont ces choses-là qu’il est très difficile pour beaucoup de gens de reconnaître qu’ils en héritent en tant que bénéficiaires. Tu sais ce que je pense de l’institution de la suprématie blanche, mais cela ne veut pas dire que je ne continue pas à en récolter les fruits. Car c’est le cas. Pour moi, l’une des choses intéressantes a été d’essayer de reconnaître la juxtaposition entre le type de suprématie blanche très bruyante que nous associons à quelque chose comme le Ku Klux Klan, et la façon très discrète dont elle opère dans notre vie de tous les jours.
La musique ne semble jamais très loin avec vous. Dans votre dernier livre, par exemple, Nina Simone est évoquée. Est-ce que la musique nourrit votre écriture d’une façon ou d’une autre ?
C’est certain. Et avec Nina Simone, l’une des raisons – il y a beaucoup de raisons pour lesquelles elle était importante – l’une des raisons est qu’elle est Appalachienne. Elle est née à Tryon, en Caroline du Nord, je crois que c’est le comté de Rutherford. Elle est née dans un comté montagneux de Caroline du Nord. Elle est Appalachienne. Et pourtant, lorsque nous pensons à ce à quoi ressemblent les Appalaches en tant que région, c’est à moi qu’elles ressemblent. Elle ressemble à un homme blanc avec une barbe… elle te ressemble ! (Rires) Si tu laisses tomber l’accent français (rires) et que tu mets une salopette, les gens se diront que oui, c’est un Appalachien. (Rires) Mais Nina Simone ne l’est pas. Elle ne peut pas être Appalachienne parce qu’elle est noire. L’identité noire est quelque chose que l’on continue à réduire à une expérience urbaine. Alors qu’en réalité, une grande partie de l’expérience noire en Amérique est une expérience rurale. Je pense à des écrivains comme Ernest Gaines, Randall Kenan ou Crystal Wilkinson qui écrivaient les réalités de ce lieu. Il était donc important pour moi d’essayer de reconnaître cette réalité. Si je devais écrire sur cet endroit, je devais le capturer avec toute la diversité qu’il implique. Mais avec une chanson comme Ain’t got no, cette chanson commence comme une sorte de lamentation et de profond chagrin. Et la façon dont l’expérience noire est réduite à un traumatisme, à la souffrance, à la mort et à la violence. Et encore et encore, c’est la seule chose que l’on nous montre. Mais il y a un moment dans cette chanson où Nina se lâche. Et c’est une célébration de toutes les choses qu’ils ne peuvent pas lui prendre. Ils ne peuvent pas lui prendre sa joie. Ils ne peuvent pas lui prendre son rire. Ils ne peuvent rien lui prendre. Cela reflète la mentalité de Vess. Il y a une phrase dans ce livre où Vess dit « ma joie était mon acte de résistance ». Et d’autres mots comme « le fait que vous ayez fait tout ce que vous pouviez pour me rendre malheureuse et que je ne vous aie pas permis de prendre ma joie, c’est mon acte de résistance ». C’est ce que cette chanson incarne.
La violence est dans tous vos livres. Pourriez vous imaginer, un jour, écrire un livre sans violence ?
Je pense qu’une histoire qui se déroule en Amérique et qui est dépourvue de violence n’est pas sincère. Ce qui revient à dire que c’est un pays qui est intrinsèquement violent. Le capitalisme en tant que système de pouvoir est intrinsèquement violent. Les écarts de richesse dont nous parlions sont violents. Le fait que 99 % des richesses soient contrôlées par 1 % de la population et qu’il y ait des gens qui possèdent des centaines de milliards de dollars alors que d’autres meurent de faim… Alors qu’en ce moment même, dans les montagnes de Caroline du Nord, des gens ont perdu leur maison à cause d’un ouragan et n’ont pas d’eau, pas de nourriture et pas de route pour partir, c’est violent. Je ne peux donc pas m’imaginer écrire une telle histoire, car ce serait de la fantaisie. Vous savez, en France, on me pose souvent des questions sur les armes à feu, sur la culture des armes à feu. Et une chose que je dis souvent, c’est que je ne serais pas surpris d’ouvrir mon téléphone à la fin de notre conversation et de voir qu’il y a eu une nouvelle fusillade dans une école. C’est exactement ce qui s’est passé il y a quelques jours. J’étais en train de discuter avec quelqu’un à ce sujet dans le cadre d’une interview. À la fin de l’entretien, j’ai consulté mon téléphone et j’ai appris qu’une fusillade avait eu lieu dans une école du Tennessee. Je ne me souviens plus du nombre de victimes et de blessés mais le fait est que c’est quelque chose qui se produit jour après jour. C’est aussi américain que la tarte aux pommes. Vous vous dissociez de la réalité parce que c’est tellement banal et que cela se produit de manière répétée. Pour moi, il est donc impossible d’écrire un roman américain véridique sans violence. Et ce, même si l’on se place du point de vue de riches super privilégiés qui n’ont pas à faire face à toutes les choses dont nous parlons. N’est-ce pas ? La réalité sous-jacente de cette histoire est que la raison pour laquelle ils n’ont pas à en faire l’expérience est le privilège, et le privilège est violent. Parce que c’est nous qui avons cela et personne d’autre ne l’a. Pour moi, les institutions qui sont dépassées en ce qui concerne le pouvoir dans ce pays, et la réalité quotidienne de la vie dans ce pays, sont intrinsèquement violentes, et il serait malhonnête d’essayer de les présenter autrement que comme telles.
En parlant de ce qui s’est passé récemment en Caroline du Nord, avec l’ouragan, quelles risquent d’en être les conséquences à long terme sur un territoire tel que celui où vous vivez ?
Il y a beaucoup de choses, parce que des villes entières ont été emportées par les eaux. Et nous continuons à parler de ces événements comme s’il s’agissait d’événements uniques. Comme si nous allions reconstruire. Mais il ne s’agit pas d’événements ponctuels. On parle aujourd’hui d’inondation centennale ou d’événement météorologique centennal, mais ces événements se produisent chaque année. Il y a donc des endroits dans ces montagnes qui ne seront jamais… Ils ne se rétabliront jamais. Mais ce que j’ai pu observer à distance, c’est que je venais d’arriver en France quand Hélène a frappé… Je suis arrivé le dimanche, la tempête a frappé le jeudi. Vendredi, j’étais au téléphone avec des amis qui avaient tout perdu. Ils n’avaient plus rien, putain. Comme je l’ai dit à La Rotonde, à Paris, j’étais au téléphone avec un ami qui, lorsqu’il a répondu au téléphone, pleurait et m’a dit qu’il avait perdu tout ce qu’il possédait. Cet homme a plus de soixante-dix ans, il en a 75. Il ne s’en remettra jamais. Il a tout perdu. Il a perdu sa maison, ses véhicules, tous ses biens. Il ne s’en remettra jamais. Le problème, c’est qu’en tant que pays, nous continuons à ne pas vouloir parler de la crise climatique comme de quelque chose de réel… Et c’est tout simplement stupéfiant. C’est parce que c’est politisé, et c’est parce que c’est politisé, parce que… Cela menace les marges de profit. C’est à cause du capitalisme que c’est politisé. C’est parce que ces gens ne veulent pas avoir à faire le travail et ne veulent pas avoir à perdre l’argent pour s’occuper des choses qui sont entre leurs mains. Mais de loin, ce que cela m’a montré, c’est que nous sommes une région dont l’économie a été réduite au tourisme. C’est la seule source d’argent. Il n’y a pas d’industrie. D’abord le bois, puis le charbon, et maintenant le tourisme. Et nous continuons à être un endroit qui refuse de reconnaître le tourisme comme une économie extractive. Cela signifie que vous amenez tous ces gens, qu’ils tombent amoureux de la région, qu’ils veulent y vivre, qu’ils achètent des logements, que les prix augmentent et que, soudain, les personnes qui occupent tous ces emplois ne peuvent plus se permettre de vivre dans la région. Ils sont donc déplacés. Et ils sont déplacés de lieux où ils étaient enracinés depuis des générations et des générations. Je pense que ce moment a mis en lumière la fragilité du tourisme en tant qu’économie. En d’autres termes, ces endroits ne se rétabliront pas assez vite pour que le tourisme soit une industrie viable. Je ne sais donc pas ce qui va se passer. Il n’y a pas de travail. Les gens n’ont pas d’emploi, ils n’ont pas de maison où rentrer s’ils avaient un emploi. Je pense que ce que nous avons vécu est quelque chose qui va vraiment altérer cette région dans son ensemble. Peut-être pour une durée indéterminée.
Maintenant que vous êtes un écrivain confirmé, quel conseil donneriez à quelqu’un qui souhaiterait s’engager sur cette voie ?
Il y a quelques jours, j’ai rencontré un jeune écrivain à Toulouse. Il s’appelait Max et je ne me souviens plus de son nom de famille, mais il venait de publier son premier roman en France. Il était très enthousiaste à l’idée de me parler. Il avait l’air d’avoir une vingtaine, voire une trentaine d’années. Mais il m’a posé cette question. La réponse est… souvent la même, à savoir qu’il faut lire. C’est ce qu’il faut faire, lire. Consommer autant de littérature que possible. Et je pense que c’est vrai. Mais ce que l’on oublie souvent de dire, c’est qu’il ne s’agit pas seulement de lire. Quand je lis un livre, je suis presque incapable de le lire uniquement pour le plaisir, parce que j’étudie ce qu’ils font. Je pense à un romancier comme Daniel Woodrell et je n’oublierai jamais la première fois que j’ai lu La fille aux cheveux rouge tomate. J’ai lu le premier chapitre et lorsque j’ai atteint la fin du premier chapitre, je me suis rendu compte que je n’avais pas respiré. J’ai tout de suite pensé : comment a-t-il fait, bordel ? Comment a-t-il fait ? C’est ainsi que pendant les mois qui ont suivi, j’ai relu ce chapitre encore et encore. Je n’ai pas avancé dans le roman. J’ai lu ce chapitre encore et encore en essayant de comprendre comment il avait fait. En d’autres termes, je pense que les jeunes écrivains doivent consommer beaucoup de livres et de littérature. Et lorsqu’ils trouvent quelque chose qui les interpelle et qu’ils se disent que c’est ce qu’ils veulent faire, que cela les passionne, il ne suffit pas de le lire. Il faut l’étudier. Vous devez comprendre comment a pu être créé ce type de mouvement. Comment on a pu créer ce jeu avec la langue. En ce qui me concerne, je me revois quand j’étais un jeune écrivain et je me vois aujourd’hui, et la différence, c’est le contrôle. C’est comme apprendre à conduire une voiture. La première fois que vous apprenez à conduire une voiture, s’il s’agit d’un levier de vitesse et que vous jouez avec l’embrayage, la pédale de frein et l’accélérateur, et que vous essayez de la faire avancer là où vous le souhaitez, elle cale et vous changez de vitesse, et vous avez des soubresauts, mais une fois que vous avez conduit une voiture pendant trente ans, c’est tout à fait fluide. On acquiert un autre type de contrôle. Et moi, maintenant, je pense que je ressens ce type de contrôle. J’ai l’impression de pouvoir inciter un lecteur à lire, même s’il n’en a pas envie. Je pense que lorsqu’ils sont allongés dans leur lit le soir et qu’ils feuillettent les pages, qu’ils deviennent fatigués et ils se disent qu’ils doivent s’arrêter là… J’ai l’impression qu’en tant qu’écrivain, je peux les faire veiller jusqu’à 4 heures du matin. J’ai l’impression que je peux le faire par les choix que je fais sur la page. J’ai l’impression que je peux faire en sorte qu’une phrase soit rythmée et que je puisse jouer avec la musicalité de la langue d’une manière presque imperceptible, mais qu’ils le ressentent lorsqu’ils la lisent. Et tout cela passe par l’étude des écrivains, des très bons écrivains, des écrivains que vous aimez. Et peu importe qui. Je pourrais citer des auteurs que j’aime, mais ce serait différent pour vous, et ce n’est pas grave. Peu importe ce qui peut vous faire plaisir. Quelle que soit la littérature que vous aimez. Essayez simplement de comprendre pourquoi. Pourquoi est-ce que je l’aime autant ? Qu’est-ce qui qui me touche autant ? Et ensuite, essayez de l’imiter. Les musiciens font la même chose. J’ai entendu un musicien dire un jour que la première chose qu’il a faite, lorsqu’il essayait d’apprendre à écrire de la musique, ce fut d’apprendre toutes les chansons de Johnny Cash. Puis il a écrit ses propres paroles sur les chansons de Johnny Cash. C’est ainsi qu’il a appris à écrire de la musique. Je pense qu’il a simplement étudié.
C’est Miles Davis qui disait qu’il fallait maîtriser son instrument, maîtriser la musique, puis oublier toutes ces conneries et se contenter de jouer.
C’est vrai. Vous savez, les écrivains disent qu’il faut connaître toutes les règles pour pouvoir les enfreindre. C’est la même chose. Une fois que vous avez le contrôle total, il y a un niveau de jeu qui n’existe pas au début. Je reviens en arrière et je regarde mes premiers travaux, il y a un livre qui a été publié quand j’avais 25 ans, il n’a jamais été traduit, c’était un livre de non-fiction. Je reviens en arrière et je pense à ce livre, je le déteste. Je ne pense pas qu’il était bon. Mais je peux reconnaître que je commençais à bien faire certaines choses. C’est juste que je manquais de contrôle.
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Pour les plus curieux, lors de la rencontre publique organisée par la Librairie 47°Nord à Mulhouse et animée par Johann Landwerlin, David Joy évoquera ce qui devrait être son prochain roman déjà en cours d’écriture. Il confiera avoir eu le désir de revenir à quelque chose qui soit plus amusant à écrire pour lui, ces deux précédents romans (Nos vies en flammes et Les deux visages du monde) lui ayant demandé un investissement émotionnel assez intense pour un accueil relativement modeste aux Etats-Unis. Il est donc en train d’écrire une histoire d’amour mais, il l’a bien précisé, à la sauce David Joy… Wait and see, comme on dit !
Un grand merci à Arnaud Chepfer et la Librairie 47°Nord à Mulhouse pour avoir organisé la venue de David Joy et pour leur accueil, à Marie-Laure Pascaud des Editions Sonatine qui aura permis à cette interview d’avoir lieu, Elsa Grassy et Stéphane Vanderhaeghe pour leur aide sur quelques détails de traduction, ainsi qu’à, bien évidemment, David Joy.
Octobre 2024.
Brother Jo.
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