Lorsque Nealon rentre chez lui après plusieurs mois d’absence, sa maison est vide et son téléphone se met à sonner. L’homme au bout du fil prétend le connaître, il aimerait le rencontrer en personne. Au moment où Nealon s’apprête à mettre fin à cette discussion, le mystérieux interlocuteur lui fait comprendre qu’il est en train de l’observer. Qu’il devrait éviter de rester ainsi dans le noir. Qu’il sait tout de lui.
Nealon replonge dans les souvenirs d’une vie déjà lointaine : sa femme Olwyn, leur fils Cuan, la routine d’un foyer qui a volé en éclats le jour de son arrestation. L’homme continue d’appeler et affirme être au courant des motifs de son incarcération et surtout du lieu où se trouve actuellement sa famille. Nealon cède et accepte de le voir mais, alors qu’il part en voiture vers leur rendez-vous, un flash à la radio annonce une attaque terroriste imminente sur le sol irlandais. Une coïncidence ?
Remarqué avec D’os et de lumière publié en 2019 chez Grasset, l’écrivain irlandais Mike McCormack revient avec un nouveau roman, La nuée des âmes, chez Grasset toujours. Si le résumé vous paraît un poil mystérieux, sachez qu’il n’est pas trompeur, puisque le mystère est ici de toutes les pages.
C’est d’une écriture limpide et poétique que Mike McCormack déploie cette bien curieuse histoire. Très rapidement gagné par le doute, on se pose toutes sortes de questions au sujet de Nealon, le principal protagoniste de ce roman. On se met forcément à spéculer sur son passé, ses intentions, et ce d’autant plus lorsque surgissent ces coups de téléphones qui entretiennent une atmosphère brumeuse. Petit à petit, on perçoit une sorte de menace qui s’installe. Une menace qui ne dit pas son nom. Rien n’est clair et on présume que les zones d’ombre finiront par s’éclaircir. Mais il n’en est rien, ou pas vraiment.
Autant Nealon, que le lecteur, se retrouvent ici dans une quête de sens. La narration non linéaire, couplée à un propos souvent métaphysique et quelque peu cryptique, font que le propos en lui-même n’est pas évident à saisir. Mais le suspens qui découle de ce puzzle, dont on espère rassembler toutes les pièces, suffit à nous intriguer et nous garder en haleine.
La nuée des âmes est un roman noir atypique. L’expérience littéraire proposée par Mike McCormack peut autant déboussoler, que surprendre positivement. Une lecture qui se veut aussi originale, que déroutante.
Tout commence, dans un paisible hameau norvégien, par le meurtre d’un homme et la disparition d’une fille de ferme. Un an après cette tragédie, les recherches menées pour retrouver Kirsten restent infructueuses. Pourtant, la rumeur se propage : là-haut, dans la montagne, elle réclame le pasteur.
Le jeune Sebastian Ribe, récemment arrivé au village, accepte d’aller à la rencontre de la disparue. Pour s’aventurer sur ces versants abrupts, enveloppés de brume et balayés par des vents contraires, il a besoin de l’aide de Reidar Skåren, le Montagnard. Dans cet entre-deux mondes où le moindre faux pas peut vous coûter la vie, les cairns sont-ils la meilleure façon de rester sur le droit chemin ?
Martin Baldysz, écrivain auteur d’une belle quantité de livres publiés chez lui, en Norvège, arrive pour la première fois en France avec Cairns, un court roman qui tient plus de la nouvelle. C’est sorti chez Paulsen, dans leur belle collection La Grande Ourse.
Les ouvrages publiés par Paulsen, via leur collection La Grande Ourse, ont cette particularité d’avoir des couvertures très soignées et dont le charme invite toujours à la lecture. Si c’est pour cette raison que vous vous saisissez de Cairns chez votre libraire, vous pourriez bien être surpris.
Le bref récit de Martin Baldysz (112 pages) nous envoute rapidement, notamment par ses paysages fascinants et son atmosphère énigmatique. La quête de nos deux protagonistes ne tardant pas à démarrer, sans plus de contexte que cela, sans savoir où nous nous situons précisément ni à quelle époque, nous voilà embarqués dans une ascension aux contours troubles. Petit à petit, à mesure qu’ils avancent, notre montagnard et notre pasteur se révèlent. Pour autant, un constant mystère demeure. Alors que le montagnard découvre une bouteille dont il s’abreuve goulument, en multipliant les stratagèmes pour que le pasteur ne s’en rende pas compte – bouteille qui jamais ne se vide – il est en proie à des visions durant lesquelles lui apparaît Kirsten, l’objet de leur quête. Il mentionne même avoir aperçu, plus jeune, ce qu’il pense être une huldra, un être surnaturel que l’on retrouve dans le folklore norvégien. Ainsi, nos deux êtres solitaires avancent, s’enfonçant plus avant dans un épais brouillard où les repères s’effacent. Perdus, ils tentent de se diriger à l’aide de cairns apparus dans les visions du montagnard. Une tension croissante s’installe et une ambiance presque mystique nous laisse imaginer que, peut-être, nous arrivons aux portes d’un autre monde.
C’est d’une écriture sobre et précise que Martin Baldysz nous conte cette étrange histoire. Il ne privilégie aucun genre littéraire mais touche un peu à l’un ou à l’autre. Il nous amène à nous poser des questions mais sans jamais vraiment y répondre. Il nous laisse supposer que son texte va aboutir à un dénouement qui apportera la lumière sur toutes ces zones d’ombre. Mais non, le floue demeure et le mystère avec.
D’une beauté noire, Cairns séduira les uns et frustrera les autres. Un roman singulier et pour le moins intriguant, qui donne envie d’en découvrir d’autres de son auteur. Et n’oubliez pas, comme le préconisent les Grecs, qu’il vaut mieux éviter de manger lorsque vous êtes dans les Enfers…
Taggard, Arkansas. Chômage et récession frappent durement cette petite ville des monts Ozarks. C’est là que vit Jeremiah Fitzjurls, un vétéran du Vietnam, en compagnie de sa petite-fille, Joanna, qu’il élève seul au milieu de sa casse automobile. Pour protéger celle-ci d’un monde extérieur de plus en plus hostile, Jeremiah lui a transmis tout son savoir, en particulier sur le maniement des armes et l’autodéfense. Mais aucune ressource n’est suffisante quand les Ledford, une famille de suprémacistes blancs de la région, dealers de meth, décident de s’en prendre à la jeune fille. Jeremiah comprend alors que plus rien n’arrêtera la violence, sinon peut-être la violence.
Plébiscité par David Joy et S. A. Cosby, Eli Cranor arrive dans le paysage littéraire français avec d’ores et déjà une belle reconnaissance de ses pairs. Chiens des Ozarks, son premier roman publié en France mais le deuxième aux Etats-Unis (et un troisième vient de sortir), est annoncé comme la nouvelle grande voix du country noir ou rural noir. Tout comme pour David Joy et S. A. Cosby, c’est du côté chez Sonatine que ça se passe.
Ah, les Ozarks. Souvenez-vous la série Netflix, Ozark, qui nous plongeait dans ce coin des Etats-Unis, mais n’était pas exactement une invitation à s’y installer. Ce livre d’Eli Cranor n’est pas des plus engageants non plus. On a vite fait de se dire que l’herbe est certainement plus verte ailleurs et qu’y vivre n’est peut-être pas pour tout le monde. Les citadins s’en trouveront peut-être confortés dans leurs choix de vie.
Le résumé annonce bien la couleur. Chiens des Ozarks est une brutale plongée dans l’Amérique rurale et Eli Cranor ne prend pas de pincettes pour narrer son histoire. Il mélange tous les ingrédients qui forcément détonnent : Ku Klux Klan, misère sociale, violence, méthamphétamine, stress post-traumatique, trafique d’êtres humains, romance, prostitution et inceste. Autant dire, si vous ne l’aviez pas encore compris, qu’il n’est pas question ici du feel good book de l’année. Tous ces ingrédients mélangés donnent un mélodrame familiale qui fait couler autant de larmes que de sang.
Eli Cranor ne bouscule pas les codes du roman noir rural à l’américaine mais s’en arroge avec une certaine efficacité. Il n’esquive pas non plus quelques poncifs. Point de dépaysement ni de révolution du genre, néanmoins la recette est tout à fait maîtrisée. Inspiré par un double homicide qui a véritablement eu lieu dans sa ville natale, il fait tout de même le choix de la fiction pour tenter de nous raconter, à sa manière, une certaine réalité et ses conséquences au travers d’une galerie de personnages bien abimés. C’est peu de dire que ça n’est pas exactement l’espoir qui habite ces pages et les êtres qui les peuplent.
Chiens des Ozarks est un roman noir bien rude, à l’écriture fluide et efficace. Il coche toutes les cases pour satisfaire les amateurs du genre. Son auteur, Eli Cranor, va probablement devenir un nom qui vous sera rapidement familier s’il continue sur cette voie.
Un penthouse tout en haut d’un gratte-ciel de Manhattan. S’y tiennent d’étranges festivités mais à quoi, ou à qui, tous ces convives piochés au hasard d’une Amérique aussi arrogante que ridicule, livrée à ses caprices et désirs les plus débridés, à ses lubies de grandeur et de pouvoir, de luxe et de stupre, doivent-ils l’honneur d’avoir été invités ?
Si j’ai bien eu vent de la sortie de Huck Finn et Tom Sawyer à la conquête de l’Ouest en 2024, je ne connaissais pas pour autant son auteur, l’américain Robert Coover. Avec la publication posthume de Mascarade par Quidam, celui-ci étant décédé en octobre 2024 à l’âge de 92 ans, j’ai désormais pallié à cette lacune et la découverte est pour le moins surprenante.
Mascarade n’est pas un long roman, seulement 168 pages, mais pour autant, il ne fut pas complètement aisé à lire. Et pour écrire quelques mots dessus, il m’aura fallu un certain temps pour m’y mettre, ne sachant exactement comment l’aborder. A l’heure où j’écris ces mots, je ne suis pas plus avancé.
Je vais commencer par vous résumer un peu l’histoire, ce qui va être rapide. Il n’y en a pas. Enfin, pas vraiment. Mais il y a bien un cadre, ou plus précisément un décor, ce fameux penthouse de Manhattan. Une fête s’y déroule et une belle quantité de personnages s’y croisent. Nul ne semble savoir ce qu’ils font à cette fête. Un peu comme moi dans ce livre. Et personne ne sait comment quitter ce penthouse. Une fois encore, un peu comme moi avec ce livre. Piégé. Je suis dedans et je ne sais pas comment m’en extraire. Mais c’est qu’il s’en passe des choses complètement folles dans ce penthouse dans lequel on se sent spectateur dans un théâtre.
Déjà, à qui appartient ce luxueux penthouse ? On ne sait pas. Ce qui n’empêche pas quelqu’un d’essayer de le vendre aux convives présents. Qui est le narrateur ? On ne sait pas. Ils sont plusieurs et on en change régulièrement, parfois au milieu d’un paragraphe ou d’une phrase. Parfois un homme, parfois une femme. Forcément, pour le lecteur, c’est quelque peu déstabilisant. On s’y perd. Mais qui n’est pas perdu dans cette soirée ? On y trouve des malfrats aux forfaits divers, qui jettent même des convives par le balcon. Des musiciens également, pour animer la soirée, mais qui ne se connaissent apparemment pas et avec chacun ses vices et ses travers. Et qui est l’instigateur de cette soirée ? On ne sait pas plus. On trouve aussi des serveurs qui font tout et n’importe quoi, des écrivains, une bonne sœur portée sur le sexe, une femme qui accouche, et même un mariage s’y déroule. Une sorte de spirale infernale. Une fête grand-guignolesque et extravagante qui baigne dans le chaos. Peut-être bien un miroir de l’Amérique de Trump ? Ça aussi, on ne sait pas vraiment, mais ça y ressemble. Quoi qu’il en soit, on s’y laisse prendre, et l’excellente traduction de Stéphane Vanderhaeghe n’y est pas pour rien.
Mascarade est un roman un peu fou, avec une bonne dose d’humour corrosif, et écrit d’une plume tout à fait atypique. Si vous acceptez la perte de vos repères, si vous embrassez l’absurdité du moment, vous prendrez alors la pleine mesure de ce qui s’avère être le talent de Robert Coover.
Littérairement parlant, les années se suivent mais ne se ressemblent pas. En 2024, on a pu retrouver avec grand plaisir des auteurs déjà chroniqués sur Nyctalopes, tels que Eugene Marten (En aveugle), Mercedes Rosende (Des larmes de crocodile) ou Iain Levison (Les stripteaseuses ont toujours besoin de conseils juridiques) ou découvrir des voix émergentes particulièrement prometteuses avec Phoebe Hadjimarkos Clarke (Aliène) ou Sébastien Dulude (Amiante). On notera aussi d’obscures pépites (Viande, Martin Harníček), de futurs livres cultes (La maison du diable, John Darnielle), de grandes aventures (A la lisière du monde, Ronald Lavallée) ou des monuments toutes catégories confondues (Chacun pour soi et Dieu contre tous, Werner Herzog). Une fois de plus, il faut saluer le travail des petits éditeurs qui font des choix de publications aventureux et passionnants.
Ces mémoires, foisonnants de réflexions et d’anecdotes, sont d’une rare sagacité. Une lecture passionnante, de bout en bout, et peut-être même la lecture la plus exaltante de cette année 2024. Frustrante tant on en veut plus ! Purement et simplement brillant.
Un premier roman d’apprentissage magnétique et émouvant à l’écriture flamboyante. Sébastien Dulude à l’âme d’un poète et le savoir-faire d’un orfèvre. Préparez-vous à vivre un fascinant moment de grâce.
Ce roman de John Darnielle n’est rien de moins qu’une ambitieuse et passionnante métafiction. Une œuvre d’art minutieuse et une expérience littéraire unique en son genre qui ne peut que devenir culte. Puissant !
En aveugle est un roman d’un noir sans emphase, mais véritable et profond. De prime abord impénétrable mais définitivement pénétrant. Un livre passionnant d’un auteur qui mérite toute votre attention.
Le roman de Martin Harníček est un roman trouble et dérangeant sur les rouages du mal. Une lecture percutante pour laquelle il faut avoir l’estomac bien accroché. A consommer de préférence à distance des repas.
Aliène, de Phoebe Hadjimarkos Clarke, c’est un peu la rencontre de X-Files, David Lynch et David Cronenberg, sous hallucinogènes, nourri d’un souffle poétique et d’un propos engagé, pour un résultat tout à fait atypique. Certainement difficile à vendre tant ce roman est particulier mais, pour ma part, je n’en pense que du bien et vous invite à vous laisser surprendre.
Avec Les stripteaseuses ont toujours besoin de conseils juridiques, Iain Levison livre un roman jubilatoire. Une critique caustique du système judiciaire américain écrit d’une main honnête, sincère et intelligente. C’est très bon et on ne peut plus pertinent.
Des larmes de crocodile est un roman noir au ton et à l’humour décapants. Tout aussi bon que L’Autre femme, son prédécesseur, on ne peut que se réjouir de ce qui nous attend ensuite, compte tenu de la fin de ce nouveau livre. C’est jubilatoire. Foncez découvrir l’oeuvre de Mercedes Rosende, vous ne le regretterez pas !
Avec A la lisière du monde, Ronald Lavallée signe ce qui sera peut-être le grand récit d’aventure de cette année 2024. On pense forcément à Jack London et on ne peut qu’apprécier retrouver un tel souffle romanesque qui nous tient en haleine de bout en bout. Maitrisé sur toute la ligne et le plus frustrant est de tourner la dernière page. Contrairement aux personnages qui peuplent ce livre, nul besoin, pour les lecteurs, de lutter pour en voir la fin.
Ce qui malheureusement est redondant d’année en année, ce sont les disparitions de grands artistes. La liste est longue en 2024, mais une pensée toute particulière pour Steve Albini qui aura forgé le son de tant de groupes dont je suis personnellement fan, mais aussi Brother Dege, alias Dege Legg, qui fut chroniqué et interviewé par mes soins chez Nyctalopes, pour son livre Cabdriverpublié l’année dernière, que j’ai également eu la chance et le plaisir de rencontrer et de voir en concert, et qui nous a brutalement quittés deux jours avant la sortie de son superbe disque Aurora.
Gage Chandler est un descendant des rois. C’est ce que sa mère lui a toujours raconté, durant une enfance tranquille dans une petite ville californienne. Devenu auteur à succès de récits de true crimes, il reçoit une nouvelle proposition de son éditeur, un sujet taillé pour lui. En 1986, dans la petite ville de Milpitas, des adolescents désœuvrés ont massacré deux personnes dans une ancienne boutique porno transformée en refuge par leurs soins. Si ce crime d’apparence rituelle est intervenu en pleine fièvre satanique, il est pourtant passé sous le radar médiatique et, étrangement, resté impuni. Les personnalités de ces jeunes en rupture, amateurs de comics, de cinéma d’horreur et de rock’n roll touchent l’écrivain qui achète la maison où a eu lieu le meurtre, désormais transformée en habitation banale. Alors qu’il commence son enquête et son immersion dans cette énigme policière, l’histoire qu’il espérait écrire se complexifie et il se heurte peu à peu à sa responsabilité d’auteur exploitant la violence du monde réel et à ses obsessions de créateur.
En tant qu’écrivain, le nom de John Darnielle ne vous dit probablement rien. Mais peut-être le connaissez-vous sous son autre casquette, celle de chanteur, multi-instrumentiste et leader du groupe américain The Mountain Goats. A ce jour, on lui doit trois romans qui ont eu une belle reconnaissance aux Etats-Unis. Le premier, Le loup dans le camion blanc, est sorti en 2015 chez Calmann-Levy, son deuxième n’est toujours pas arrivé jusqu’à chez nous, et son troisième, La Maison du diable, vient de paraître chez Le Gospel. Une superbe couverture et un titre un brin racoleur lui confèrent d’emblée une aura qui ne passe pas inaperçue. Mais soyez prévenus, ce roman n’est pas ce que l’on vous vend, et peut-être pas ce que vous lirez non plus. Comprendra qui s’y plongera…
Emballé, je le fus dès les premières pages. J’avais l’impression de tenir un page-turner qui allait me porter d’une traite jusqu’à sa fin. Je me disais encore naïvement que j’allais plonger dans les affres d’un crime sous couvert d’une simple enquête menée par un écrivain. Mais chez Le Gospel, une fois de plus, il faut être prêt à se laisser surprendre. John Darnielle nous embarque là où il veut, pas du tout là où vous espériez ou imaginiez aller, et ce d’une main de maître.
La Maison du diable ne nous effraie pas, comme on pouvait le supposer, mais il nous envoûte. Découpé en plusieurs parties, ce sont autant de points de vue et de narrateurs qui nous conduisent dans une labyrinthique exploration fictionnelle du true crime, ici façon West Memphis Three, et de son lectorat. Le true crime, je le rappelle, ce sont ces livres documentaires qui reviennent sur des crimes et leurs perpétrateurs et qui connaissent un certain succès. John Darnielle, au travers de Gage Chandler, questionne un genre littéraire, son sensationnalisme, ses conséquences, le poids de la vérité, l’éthique des auteurs concernés, notre relation à ces faits divers souvent sordides, et cela tout en proposant une réflexion sur le récit et sa construction. Mais ce n’est pas tout ! D’autres questions posées ici sont: pourquoi faisons-nous ce que nous faisons et quelle est l’importance de l’adolescence dans notre construction et nos trajectoires de vie ? Vous cherchiez une lecture stimulante pour votre cerveau ? Vous l’avez trouvé !
Pour arriver à ses fins, John Darnielle prend des chemins sinueux avec plusieurs histoires en une et plusieurs strates de lecture. Il mélange passages du travail en cours de Gage Chandler, extraits d’un précédent livre de Chandler (La sorcière blanche), lettre d’une mère dont le fils est au coeur de La sorcière blanche, références régulières à un film sur un autre crime qui a eu lieu à Milpitas quelques années avant celui dont il est initialement question ici, ainsi qu’une partie plus étonnante encore mais que je vais vous laisser découvrir. Alors oui, on s’y perd un peu, jusqu’au très adroit final qui rassemble toutes les pièces de ce puzzle narratif.
Ce roman de John Darnielle n’est rien de moins qu’une ambitieuse et passionnante métafiction. Une œuvre d’art minutieuse et une expérience littéraire unique en son genre qui ne peut que devenir culte. Puissant !
Sorti chez La Peuplade, Amiante, le premier roman du Québécois Sébastien Dulude, est d’une puissante beauté. Contacté suite à la publication de son livre qui rencontre un succès amplement mérité, nous avons échangé par mails. Nous avons bien entendu conversé au sujet d’Amiante, en évoquant son décor, ses personnages, son écriture et même Winnie l’ourson. Si vous n’avez pas encore lu son roman, nul doute qu’il saura vous donner envie de vous y plonger.
Vous avez aujourd’hui un assez long passif avec l’écriture et la littérature en général, que ce soit sur un plan personnel ou professionnel. Qu’est-ce qui vous a amené à l’écriture et qui trouvez-vous ou cherchez-vous ?
Je crois qu’à la base, il y a ce réflexe qui m’habite de continuellement jouer avec les mots, presque un tic nerveux, un genre d’anxiété créative. Depuis l’enfance, j’ai toujours été un bon lecteur, mais c’est la découverte de la poésie, vers mes 17 ans, qui m’a fait voir comment le langage pouvait être examiné, retourné, détourné. Je suis depuis fasciné par la capacité du langage de porter plusieurs directions de sens à la fois, de pouvoir accueillir de multiples dimensions, qui permettent d’écrire en proposant au lecteur diverses avenues possibles et simultanées. Comme les reflets d’une pierre taillée, ou des harmoniques musicales. Ce qui, ultimement, me repose du langage utilitaire, instrumentalisant, autoritaire. Je vois dans l’écriture et la littérature une occasion de riposte contre l’autorité du monde, et d’investir le ressenti, le rêve, le contemplatif, l’improductif.
Vous êtes poète, auteur de plusieurs recueils. Amiante est votre premier roman. Ecrivez-vous un roman de la même façon que vous écrivez de la poésie ?
Sensiblement, oui. J’approche les deux genres par la forme, en particulier la structure, qui repose généralement sur une tension première, une opposition, un contraste. Les notions d’équilibre et de rythme sont présentes dans les deux écritures. Je pense aussi avoir trouvé une correspondance formelle entre le blanc du poème, son surgissement sur la page suivi de sa disparition pour le suivant, avec les possibilités d’ellipses temporelles du roman. Dans les deux genres, le territoire « entre » m’intéresse : les sauts, le choc des rapprochements et le silence de leur éloignement. Et il y a enfin mon parti pris pour une langue riche, ambivalente ou polysémique, et pour une écriture qui ne se laisse jamais oublier du lecteur, qui unit les deux pratiques. Dans tous les cas, il faut que l’écriture soit partie prenante de l’expérience du texte proposée au lecteur.
Cela dit, le roman permet au moins deux choses que la poésie telle que je la pratique ne m’autorise pas : le développement, de même que la présence d’une altérité concrète. J’ai par moments trouvé le poème solitaire, convoquant une altérité absente, sans instance énonciative pour la faire agir. Tout dépend de l’intention d’écriture. Ma vision du poème en est une de fulgurance, de contraste entre densité et extrême légèreté, de tranchant, en somme; le roman, quant à lui, permet d’exploiter davantage l’emphase, la touffeur, l’égarement, l’étouffement. Tant que les deux transportent.
Comment est né Amiante ? Est-ce un projet de longue date ?
Amiante est né de l’envie d’explorer un contraste de départ : celui de la douceur et de l’innocence d’une amitié d’enfance contre un territoire rude, violent. Tout le roman se structure autour d’oppositions ou de dualités : deux paires d’ami·es, enfance et adolescence, abondance et perte, présence et absence, vie et mort ; tout en étant campé dans un lieu que j’ai moi-même bien connu, le quartier Mitchell à Thetford Mines, où j’ai vécu de mes 6 à 16 ans. C’est une époque marquante de ma vie, et j’ai toujours eu l’impression que cette expérience s’insérerait dans un projet littéraire, une fiction.
J’en ai eu les premières intuitions dès 2018, puis un schéma plus précis s’est développé en novembre 2020, moment à partir duquel j’allais travailler de plus en plus régulièrement, puis intensément jusqu’en janvier 2024. Le véritable déclencheur à l’écriture a été lorsque m’est apparu que le thème même de l’amiante pouvait s’examiner selon une perspective positive (l’amiante comme isolant et pare-feu) et négative (toxique), un système métaphorique qui soutient la question ultime de la possibilité de libérer un feu intérieur dans une ville ininflammable.
Il y a clairement une part de vous dans Amiante. Vous avez vécu à Thetford Mines. Mais à quel point Amiante est Sébastien Dulude ?
Ce territoire que j’ai bien connu est ancré de manière indélébile dans ma mémoire ; il me hante, j’y rêve encore très régulièrement. Sur ce territoire, j’ai campé une fiction, qui émerge d’un fantasme qui a été réel dans mon enfance, mais demeuré inassouvi : avoir un meilleur ami, un inséparable, un double parfait. L’amitié adolescente, avec Cindy, est aussi une invention.
Steve Dubois me ressemble, et je le revendique. Il serait un condensé d’aspects plus sombres de ma personnalité. Mais si Amiante me ressemble, c’est surtout dans le regard qu’il pose sur le monde, toujours duel, en oscillation perpétuelle entre des émotions contraires : les grandes joies sont aussi de grandes paniques, les élans les plus impulsifs sont doublés de regrets et de craintes, les expansions sont suivies de replis, l’amour et la colère se contaminent, l’appétit pour la vie et la pulsion de disparaître se manifestent en alternance continuelle.
On perçoit dans votre livre une certaine nostalgie. On ressent même cette nostalgie. Mais la nostalgie est quelque chose de très personnel. Comment définiriez-vous cettenostalgie ? Est-ce une nostalgie d’une époque ? Ou bien de l’enfance ?
Je ne me considère pas nostalgique. Je n’ai pas le réflexe de me tourner vers certains éléments du passé pour me sécuriser ou ressentir du plaisir. Je suis même assez cynique à l’endroit du passé, si une telle chose est possible. Je serais nettement plus mélancolique, en ce que je peux identifier que le passé, assez globalement, puisse être une source de mal-être. Or, je vous le concède, Amiante explore notamment les détails culturels de l’époque ; je pense entre autres à la musique, qui me semble indissociable de la construction identitaire adolescente. Je me souviens avoir eu la réflexion constante de ne pas trop appuyer sur ces références, qui m’apparaissent pouvoir créer un court-circuit trop facile vers l’émotion, en convoquant, justement, la nostalgie des lecteurs.
Ce que je regarde, en revanche, avec beaucoup de tendresse, sans pour autant souhaiter y revenir, c’est l’innocence de l’enfance. J’ai voulu explorer ça avec le plus de délicatesse possible, comme pour ne pas l’influencer. Je trouve précieuse cette période de la vie, et je ressens une certaine tristesse de la savoir inévitablement se terminer, plus ou moins brutalement.
A quel point étiez vous conscient à l’époque des dangers de ces paysages liés à l’exploitation de l’amiante tout autour de vous ?
Somme toute, enfant, j’étais plutôt conscient des enjeux de santé liés à l’amiante. Le hic est que le discours ambiant autour de la situation des mines se limitaient à la question des emplois qui seraient perdus. Mais bien sûr, si la production diminuait, c’est parce que la demande avait chuté, et celle-ci était conséquente au refus de plusieurs pays de continuer à s’approvisionner en amiante, pour des motifs liés à la santé des gens exposés à l’amiante. Je me souviens que le discours officiel qualifiait de « psychose » le volte-face anti-amiante aux États-Unis et en Europe. Chez nous, et chez mes ami·es, nos parents nous disaient de ne pas trop toucher aux roches d’amiante que nous trouvions. Le mot « cancer » était prononcé, du bout des lèvres. Comme si on n’y croyait pas trop. De fait, j’ai été exposé à la fibre d’amiante, j’en ai très certainement respiré, et jusqu’ici tout va bien. (Ce n’est là aucune preuve de quoi que ce soit.) Cela dit, on nous interdisait formellement d’aller escalader les terrils, dont la concentration de résidu d’amiante était plus forte qu’au sol immédiat — interdiction que nous défiions continuellement. Santé ou pas, ces dompes étaient magnétisantes pour les jeunes du quartier.
Entre cette constante présence de l’amiante, un contexte économique défavorable à la mine et ceux qui y travaillent, un père qui n’est clairement pas tendre avec son enfant, ou encore la collection d’articles de presse sur des drames à travers le monde réalisée par nos jeunes protagonistes, les dangers et difficultés de la vie sont biens palpables. Cette amitié insouciante est-elle, en quelque sorte, le dernier rempart face à la, parfois, dure réalité de la vie et du monde ?
Tout à fait. Ce rempart est le premier aspect métaphorique à propos de l’amiante qui m’est apparu. L’amiante est d’abord un isolant, un matériau qui protège, et notamment du feu. J’ai rapidement lu « ami » dans « amiante ». En explorant cette amitié comme un refuge contre la violence du monde qui entoure Steve — d’abord la violence du père, puis celle de la ville minière (violence économique, environnementale et sur la santé de la population) et enfin celle, globale, du monde (d’où les grandes catastrophes) —, j’expose aussi sa précarité, puisque ce refuge est avant tout symbolique, affectif.
La psychologie de vos personnages est, je trouve, assez finement élaborée. Vous leur avez donné beaucoup de substance. Comment les avez-vous construits ?
C’est à partir de Steve que j’ai bâti le réseau de personnages. Je cherchais à créer un personnage envahi d’émotions contradictoires, hyper sensible et anxieux ; à la fois très curieux et peu courageux; brillant mais plombé de doutes. Un enfant assez troublé, sombre, mais toujours au seuil de la lumière — ce pourquoi je voulais lui offrir un ami qui serait son complément parfait, le petit Poulin. Léger, voire volatile, créatif, aventureux (trop, même), le petit Poulin donne les ailes manquantes à Steve, lui donne aussi quelqu’un à admirer, à aimer, et qui l’aime en retour. Leurs contrastes respectifs permettent leur fusion parfaite, et leur impression d’éternité.
Cette dialectique a ensuite influencé tous les autres groupes de personnages : les paires de parents, eux aussi fortement contrastés ; les bons amis et les mauvais amis, et bien sûr Cindy, la nouvelle amie de l’adolescence, qui jouera un rôle différent du petit Poulin mais qui comptera presque autant pour Steve. Elle lui donne un autre genre d’ailes, celles de la révolte, de la colère. Partant de ces constructions psychologiques qui structurent en partie le texte, j’ai laissé monter les détails qui leur donnent de la chair, leurs traits, leurs manières.
Il y a une forte musicalité dans votre manière d’écrire. Vous l’évoquez précédemment, il y a aussi la musique en soi qui a sa place dans l’histoire d’Amiante. J’ai aussi pu constater, notamment par vos t-shirts de metal, que la musique semble occuper une place importante dans votre vie. A quel point la musique influe sur votre écriture ?
Je suis obsédé par le rythme, en général. Dans la musique que j’écoute, je suis généralement tourné vers les motifs rythmiques, et j’ai tendance à tout regrouper par ensemble de chiffres, à classer, organiser. En poésie, mes vers doivent générer des phrases rythmiques, pas trop rigides, mais marquées par une pulsation, des motifs distribués pour créer des récurrences ou des points de repère. Je n’ai pas fait différemment pour Amiante. Je relis toutes mes phrases à voix haute, pour vérifier leur petite musique. La rythmique du texte offre des possibilités à la fois formelles et esthétiques incroyables : accélérer ou ralentir, densifier ou diluer, marquer des répétitions ou créer des ruptures, distribuer les sonorités, créer des effets d’agencements, de la symétrie ou de l’asymétrie, etc. Pour moi la rythmique travaille au niveau de l’architecture du texte, tandis que la mélodie, plus singulière, s’apparenterait au style, à la voix du texte. Entre ces notions, un travail d’harmonie (ou de disharmonie) relie tout cela. Et bien sûr, j’écris en écoutant de la musique, toujours. Ou alors en silence, ce qui est aussi une musique.
Quelles furent vos influences, si vous en avez eu, pour Amiante ? Je lui trouve une dimension très cinématographique. J’ai cru lire que Winnie l’ourson fut une source d’inspiration pour votre livre. Dans quelle mesure exactement ?
Tintin et Tchang pour l’amitié pure, Stephen King pour les enfances qui se mesurent à la violence du monde, Ada ou l’Ardeur de Nabokov pour l’opulence du style, Vendredi ou les limbes du Pacifique pour le système formel, la poésie japonaise pour le tranchant, et quelques milliers d’autres.
Pour ce qui est de Winnie l’ourson, je suis tombé par hasard sur des articles de psychologie dans lequel les personnages de la Forêt des cent âcres sont présentés selon leurs symptômes psychopathologiques, et ça m’avait fasciné. Jean-Christophe, qui en quelque sorte écrit les histoires de ses peluches, aurait des tendances schizoïdes, dissociatives, de même qu’une ambiguïté identitaire liée à l’absence de supervision parentale. Winnie, distrait mais toujours prompt à laisser tomber ce qui l’occupe parce qu’il a flairé du miel, aurait un TDA. Tigrou, je ne me souviens plus ! Porcinet est maladivement anxieux. Ça m’a fait réaliser que les personnages peuvent être abordés par les symptômes de leur psyché, ce qui leur donne par la suite des rôles, des fonctions dans le récit. Steve raconte l’histoire, Charlélie la provoque, etc. La littérature jeunesse a cela de fascinant qu’elle crée des systèmes simples, qui sont en réalité extrêmement riches et efficaces.
Vous dédicacez ce livre à votre fils. A travers ce roman, que lui dites vous ?
À travers le roman, je sais qu’il pourra lire entre certaines lignes. Mais ma dédicace se voulait plus large : « Fais ce que tu aimes. » Il sait le prix que j’ai payé pour m’obstiner à écrire.
Vous êtes directeur littéraire aux éditions La mèche. Quel est votre projet à travers cette maison d’édition ?
C’est une petite maison d’édition qui fait partie du Groupe d’édition La Courte Echelle, basé à Montréal. Nous publions entre 6 et 8 livres par année, dont j’assure toutes les directions littéraires. Quelques-uns de nos titres ont été publiés en France, chez des éditeurs comme Le nouvel Attila, JC Lattès, La ville brûle ou Arthaud.
Je m’intéresse au contemporain, à l’émotion, à l’intelligence, à l’intensité. Je publie des fictions et de la non-fiction. Je choisis les projets qui seront publiés par affinités avec les miennes, puisque je serai appelé à y collaborer, créativement. J’apprécie aussi énormément les liens de confiance qui se créent entre les auteur·rices et moi, des canaux de communication très particuliers, confidentiels, tous précieux. Je sens que je m’y accomplis tant comme artiste que comme humain.
Travaillez-vous déjà à un deuxième roman ?
Oui ! Et ça me rassure de constater que mon réflexe, à travers les derniers mois qui ont été marqués par l’effervescence autour d’Amiante, est de me trouver un territoire pour créer. Mon plan de travail est assez avancé ; comme pour Amiante, j’envisage le roman par sa forme : deux vies parallèles, cette fois, que je veux faire converger. L’histoire d’un homme empoisonné par un secret indicible et d’une femme dont la quête serait de se dématérialiser. J’ignore encore pourquoi ce projet m’attire, et j’ai hâte de la découvrir. J’espère pouvoir l’entamer sérieusement dès cet hiver.
Avez-vous quelques recommandations littéraires, lues dernièrement, à nous partager ?
Je suggère vivement le premier roman de Virginia Tangvald, Les enfants du large, une entreprise de reconstruction du lien familial avec son père, l’explorateur Peter Tangvald, mort en mer, ainsi que deux de ses enfants et deux de ses épouses. Plus grand que nature, sensible, sombre et touchant.
Est-ce encore nécessaire de présenter Werner Herzog ? Réalisateur allemand aux milles vies, aujourd’hui âgé de 82 ans, on lui doit nombre de films cultes, incontournables même pour les plus méconnus d’entre eux. Il y a bien évidemment Aguirre, la colère de Dieu et Fitzcarraldo, deux films incroyables et mythiques pour leurs tournages complètement fous. Le genre de films que l’on ne pourrait plus tourner aujourd’hui, tout du moins pas dans les conditions de l’époque. Et la liste est longue, très longue. Des fictions et beaucoup de documentaires. Mais il est aussi écrivain (Sur le chemin des glaces, Le Crépuscule du monde…) ou metteur en scène d’opéras (Lohengrin, Tannhäuser…). Il est un artiste entier et un travailleur acharné.
Si, comme moi, vous êtes un inconditionnel de Werner Herzog, vous avez probablement déjà lu ou écouté quantité d’interviews de lui. Dans ce cas là, et dans ce cas là seulement, ses mémoires intitulés Mémoires – Chacun pour soi et Dieu contre tous, publiées chez Séguier, seront un rappel de pas mal de choses que vous pourriez déjà connaître. Mais la somme de tout cela, toutes ces histoires, ces anecdotes et ces réflexions mises bout à bout, vous réjouiront comme si vous n’en aviez jamais eu connaissance.
La vie de Werner Herzog est un roman en soi. Si on se régale de ses récits de tournage, et de certaines parties de sa vie, on s’émerveille peut-être plus encore de sa manière bien à lui de nous raconter les autres. Au gré de multiples voyages et projets, il nous narre pléthore de rencontres fascinantes. Des personnalités souvent aussi singulières que lui et sur lesquelles on lirait volontiers des pages et des pages.
Si Werner Herzog a tant vécu, et donc, tant à raconter, c’est avant tout car il a une vision artistique qu’il défend avec pugnacité, ou peut-être plus exactement une vision intellectuelle, qui lui est propre et qu’il n’a cessé, au cours de sa vie, de mettre à l’épreuve. C’est ce qui transparaît au fil des pages. Il est en constante réflexion qui s’accompagne ici de nombreuses références, notamment littéraires. Un puits de connaissances qui semble sans fond.
Fidèle à lui-même, Herzog n’a, une fois encore, pas fait les choses comme les autres. Son livre s’achève en plein milieu d’une phrase. Nul doute qu’il a encore de nombreuses pages de sa vie à écrire, même si âgé de 82 ans aujourd’hui.
Ces mémoires, foisonnants de réflexions et d’anecdotes, sont d’une rare sagacité. Une lecture passionnante, de bout en bout, et peut-être même la lecture la plus exaltante de cette année 2024. Frustrante tant on en veut plus ! Purement et simplement brillant. Que vous connaissiez Werner Herzog ou non, foncez !
C’est à l’occasion de sa venue à la Librairie 47°Nord, à Mulhouse, lors d’une longue tournée pour promouvoir son dernier roman Les deux visages du monde publié aux éditions Sonatine, que j’ai eu l’opportunité de rencontrer David Joy pour m’entretenir avec lui. C’est un David Joy très affable et passionnant, bien que fatigué par sa tournée conséquente et évidemment affecté par la catastrophe en cours en Caroline du Nord (le passage de l’ouragan Helene), qui a répondu avec simplicité, générosité et professionnalisme à mes questions. Ce fut l’occasion d’évoquer quantité de sujets relatifs à son dernier livre et pour moi de découvrir que j’ai presque tout d’un Appalachien.
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Vous êtes un observateur de la société qui vous entoure. C’est dans vos livres. Vous avez abordé des thèmes tels que la drogue, la violence, la famille, la misère sociale et maintenant le racisme. A travers ces années d’observations, avez-vous constaté des évolutions positives ou négatives dans cette société qui vous entoure ?
En ce qui concerne les questions abordées dans ce dernier roman, oui, bien sûr. C’est-à-dire qu’aussi horrible que soit l’Amérique, en ce qui concerne la suprématie blanche, je pense que ce n’est pas une vérité ignorable que nous sommes dans une meilleure situation aujourd’hui qu’il y a seize ans. Je pense à un moment comme 2020, qui a vraiment été un point de rupture pour l’Amérique sur le plan racial, parce qu’Ahmaud Arbery a été tué, abattu dans la rue comme un chien en Géorgie, puis, un mois plus tard, George Floyd a été tué par Derek Chauvin alors que ce policier s’agenouillait sur sa gorge pendant neuf minutes. Puis, un mois plus tard, c’est Breonna Taylor qui est tuée par la police dans sa chambre à coucher. Soudain, le pays s’est retrouvé à un point de fracture qu’il n’avait pas connu depuis très longtemps. Mais quand je repense à ce moment et à toutes les manifestations qui ont suivi, je me dis que c’est la première fois qu’il y a eu une très forte réaction des Blancs. C’était l’une des premières fois que l’on voyait un grand nombre d’Américains blancs se tenir aux côtés des manifestants noirs. Et je pense que c’est important. Si vous regardez les manifestations qui ont eu lieu dans le monde entier, vous verrez que c’est aussi le cas. C’est-à-dire que les jeunes générations semblent s’orienter vers la justice sociale d’une manière qui n’a pas été le cas des générations plus anciennes. Pour moi, je pense que la progression générationnelle est le progressisme. Je pense qu’il s’agit d’un mouvement vers la gauche. Et pour moi, c’est un signe d’espoir. En ce qui concerne les drogues et les choses de ce genre, à l’origine d’un phénomène comme la crise des opioïdes, l’institution en cause est le capitalisme. Une société comme Purdue Pharma a systématiquement ciblé une région marginalisée et sans voix et y a déversé des médicaments afin de gagner beaucoup d’argent. Je ne suis pas optimiste quant à la situation du capitalisme en Amérique et dans le monde. Si vous regardez les écarts de richesse, nous sommes à un moment qui reflète celui qui a conduit à la Révolution française. Je veux dire par là qu’il y a ce type de disparités. Je suis donc moins optimiste en ce qui concerne ce genre de choses.
Si l’on en croit vos histoires, le monde est plutôt dur, laid et violent. Dans la vie, où trouvez-vous la beauté et la lumière ?
Je pense qu’il y a deux endroits. En ce qui me concerne, j’ai toujours été beaucoup plus à l’aise dans la nature que dans les villes et au milieu des gens. Je passe donc la majeure partie de mon temps dans les bois. Quand je pense à ce voyage en France, il était très stratégique qu’ils m’accordent un jour de congé en plein milieu d’une période de deux semaines. Un libraire m’a emmené dans les montagnes, dans les Pyrénées, et je suis allé jusqu’au Pont d’Espagne. C’est parce que je ne peux pas rester plus de deux semaines sans être dans les bois ou sur une montagne. C’est l’un des endroits où je suis allé. L’autre chose, c’est que, là encore, ce sont les jeunes générations. C’est quand je suis entouré d’enfants. Ils continuent de m’étonner. Je pense à un événement auquel j’ai participé il y a quelques semaines à Lyon, où l’on a fait venir, je ne sais pas, probablement 150 lycéens, et nous avons passé une heure à parler des institutions du capitalisme, de la suprématie de la race blanche, du patriarcat. Nous nous demandons comment combattre ces choses qui oppriment systématiquement les gens. Et ces jeunes se lèvent pour applaudir. Ce n’est pas la réaction que j’obtiens d’un public adulte. Ce qui revient à dire que je pense que la progression générationnelle, l’évolution d’une génération à l’autre, pousse naturellement de plus en plus à gauche. Elle est plus inclusive. Ce sont des gens qui ont un esprit très social. Et ils sont intelligents. Alors, quand je suis entouré d’enfants, je pense que je ressens aussi de l’espoir.
Toutes vos histoires sont ancrées dans les paysages que vous connaissez. Pourriez-vous imaginer, un jour, écrire un livre se déroulant ailleurs ? Par exemple dans une grande ville comme New-York ou pourquoi pas Paris
Oui, non, jamais (rires). Je pourrais peut-être écrire une histoire sur quelqu’un comme moi qui vient à Paris. Parce que c’est comme un extraterrestre sur une autre planète (rires). Mais non, je ne peux pas envisager d’ancrer une histoire dans un autre paysage. Je reviens sans cesse à ce qu’a dit Ron Rash : « Le paysage est le destin ». Et je pense que c’est vrai. Je pense que les paysages influencent énormément la façon dont nous percevons le monde. Ils développent en quelque sorte notre vision du monde d’une manière que d’autres choses ne font pas. L’autre chose qu’il disait toujours, c’est qu’il devait faire gaffe aux détails s’il voulait que ses lecteurs gobent son histoire. Vous savez, la fiction est un mensonge. J’essaie de vous convaincre que quelque chose est réel alors que ce n’est pas le cas. C’est un tour de magie. Et la façon d’obtenir ces détails est de les ancrer dans un lieu que vous connaissez intimement. Vous connaissez la nourriture, la culture, le son. J’ai donc toujours choisi d’ancrer toutes mes histoires très précisément dans un lieu où je vis. Et je ne vois pas cela comme une limite. Je reviens à ce qu’a dit Eudora Welty, elle a dit « un endroit compris nous aide à mieux comprendre tous les endroits ». Elle disait la même chose que James Joyce. On a demandé à Joyce pourquoi il ne voulait écrire que sur Dublin. Il a répondu : « Si je peux atteindre le cœur de Dublin, je peux atteindre le cœur de toutes les villes du monde ». Il a dit que « le particulier contient l’universel ». Si vous racontez une histoire dans un lieu que vous connaissez, par exemple si vous êtes né à Mulhouse et que vous connaissez cet endroit, que vous en connaissez le son, la nourriture, les bâtiments, si vous racontez une histoire humaine, je ne connais peut-être pas Mulhouse, mais c’est par cette illumination de la condition humaine que vous allez m’atteindre. C’est ce qui témoigne de l’universalité de l’expérience humaine. C’est pourquoi il a toujours été important pour moi de rester enraciné dans l’endroit que je connais.
La nature a toujours une place dans vos livres. Je sais que l’on vous a déjà posé la question mais, quel est votre lien à la nature ? Est-ce que ce lien a changé au fil des années ?
L’un d’entre eux est que, là où je vis, le paysage est une présence indéniable. C’est comme si vous alliez dans les Pyrénées ou dans les Alpes et que, lorsque vous sortez de chez vous, vous ne pouvez pas vous empêcher d’être enveloppé par ce paysage. Je pense donc qu’il est important de reconnaître qu’il s’agit d’une présence indéniable de votre vie quotidienne. Je viens d’un peuple qui… Je suis un Nord-Carolinien de la douzième génération et mon premier ancêtre est arrivé en Caroline du Nord à la fin des années 1600. Au milieu des années 1700, ils vivaient tous le long d’une rivière et je suis né le long de cette rivière. Je suis issu d’un « peuple de la rivière ». Je viens d’un endroit où, lorsque je me promenais avec ma grand-mère, chaque lieu avait une histoire à raconter. Elle avait travaillé le tabac dans ce champ, elle avait cultivé le coton dans ce champ, son père avait construit cette maison ou son frère avait construit cette maison. Nous étions donc très profondément enracinés dans la terre où je suis né. Et je pense qu’il en a toujours été ainsi. Pour moi, il s’agit d’une relation très profonde avec le paysage. Mais pour ce qui est d’être dans les bois, c’est une église. Certaines personnes vont dans une cathédrale pour faire l’expérience de Dieu, d’autres vont dans une église luthérienne pour entendre un sermon, moi je vais dans les bois. Et dans ces moments-là, dans ces moments calmes, je suis aussi proche que possible de faire l’expérience de Dieu. C’est difficile à expliquer, mais c’est là que je suis le plus en paix. Les gens sont étonnés que je dise que je suis plus à l’aise avec les ours que je ne le suis entouré de voitures et de tramways à Paris. Mais c’est ce que je pense, tu sais. Je suis beaucoup plus à l’aise dans la nature que dans la cacophonie, le bruit d’une ville.
Avec votre dernier roman, vous semblez prendre plus de temps dans le développement de votre histoire et vos personnages. On pourrait dire que celui-ci est un peu plus atmosphérique, moins brut, que vos autres livres. Si ma perception est juste, quelle était ainsi votre intention ?
Ce roman, à bien des égards, me semble être l’histoire que j’étais destiné à écrire sur cette planète. En d’autres termes, j’ai écrit un roman sur la suprématie blanche dont l’intention était de forcer les personnages blancs – et par extension les lecteurs blancs – à avoir des conversations qu’ils ne voulaient pas avoir. Je pense que, à la différence de beaucoup de gens, j’ai pu avoir un bon aperçu de ces conversations et de cette mentalité. C’est-à-dire que je me suis assis à ces tables. J’ai commencé à écrire ce roman vers 2011/2012. La vérité, c’est que j’ai écrit tous les autres romans pendant que j’écrivais celui-ci. J’ai écrit Là où les lumières se perdent, j’ai écrit Le Poids du monde, j’ai écrit Ce lien entre nous, j’ai écrit Nos vies en flammes, tout cela pendant que ce roman se développait en arrière-plan. C’est parce qu’il m’a fallu tout ce temps pour comprendre les personnages assez intimement, pour les coucher sur le papier. Il s’agit des personnages de Toya et de Vess, et je pense que c’est parce qu’il y a un fossé énorme. Je n’écris pas seulement en fonction du sexe, mais aussi en fonction de la race. Et une erreur ne serait pas sans conséquence. Si je me trompais dans cette histoire, cela pourrait potentiellement faire beaucoup de tort. Il faut donc l’aborder avec une extrême prudence et prier pour obtenir la grâce. Il m’a donc fallu beaucoup de temps pour comprendre qui sont ces gens et pouvoir les coucher sur le papier. Je suis donc ravi que vous puissiez vous en rendre compte car c’est vraiment un roman qui a pris plus de temps. Et l’avantage, c’est qu’ils sont devenus des personnages incroyablement bien étoffés.
Quel a été l’élément déclencheur de ce roman ?
Je pense que grandir en tant que fils du Sud des Etats-Unis, c’est grandir avec une identité très conflictuelle. Il y a quelques instants, j’ai dit très fièrement que j’étais un Nord-Carolinien de la douzième génération, mais on ne peut pas être un Blanc de la douzième génération en Amérique sans que cela signifie également que l’on est le descendant direct d’esclavagistes. Et dans mon cas, c’est très certainement la vérité, je suis le descendant d’esclavagistes. Vous avez donc cette sorte de fierté écrasante de savoir de qui et d’où vous venez. Et en même temps, vous vivez avec le dégoût de ce que cette histoire implique. Cela m’a semblé être un espace vraiment incroyable pour un roman. Parce que le roman en tant que forme ou la fiction en tant que forme est quelque chose qui prospère et qui est conflictuel, c’est quelque chose qui a absolument besoin de tension. Et cette identité, c’est quelque chose qui est déjà étiré jusqu’au point de rupture. C’est de là qu’est né ce roman, je voulais examiner cela, je voulais examiner tous les mensonges avec lesquels nous continuons à vivre dans le Sud des Etats-Unis. L’un des plus gros mensonges est l’amalgame entre les États confédérés d’Amérique et l’identité sudiste. Ainsi, 140 ans plus tard, des gens arborent ce drapeau parce qu’ils le considèrent comme l’expression de la fierté qu’ils éprouvent à l’égard de leurs origines et de l’endroit d’où ils viennent. Et non parce qu’ils pensent qu’il représente l’esclavage des Noirs. Je voulais me pencher sur cette question. La naïveté des Blancs n’est pas une excuse. Je pense à un personnage de ce roman, Silas Crane, et c’est un peu ce que vit Silas, qui a été élevé au milieu de ces mensonges, mais qui reconnaît que ce n’est pas une excuse pour passer le reste de sa vie à y croire. Pour moi, ce roman était donc une tentative de forcer ces personnages blancs à avoir des conversations qu’ils ne voulaient pas avoir et à exposer le mensonge.
Les deux visages du monde se veut il l’écho de mouvements tels que Black Lives Matter ?
Absolument. Mais la vérité est que cela fait écho à une histoire bien plus profonde que cela. Comme je l’ai dit, j’ai commencé à écrire ce roman en 2011 et l’une des toutes premières scènes que j’avais était celle de Toya Gardner devant cette statue dans le centre-ville de Sylva. J’avais écrit toutes ces scènes, j’avais tout écrit, et puis 2020 est arrivé. Et comme je l’ai dit, il y a eu mort, après mort, après mort, et il y a eu cette période inimaginable de morts noires et de traumatismes noirs alors que l’Amérique était soudainement à ce point de fracture, et tout d’un coup les choses que j’avais écrites ont commencé à se dérouler dans la vie réelle. C’est-à-dire qu’il y a eu des manifestations autour de cette statue dans le centre-ville de Sylva. Des manifestations Black Lives Matter. C’est ce qui est ressorti de tous ces événements de 2020. Tout d’un coup, le monde fictif que j’avais créé s’est retrouvé dans la vraie ville, devant ma porte. Et c’est devenu un espace vraiment difficile où naviguer. C’était débilitant en tant qu’écrivain, comme si je ne pouvais pas travailler parce que je ne pouvais pas naviguer dans l’espace entre le monde que j’avais créé et le monde extérieur. Mais j’ai regardé en arrière et je me suis rendu compte que je n’étais pas un diseur de bonne aventure, que je n’étais pas un voyant et qu’il semblait juste que cela allait se produire. L’horrible vérité, c’est que ces choses se reproduisent encore, et encore, et encore, et encore. C’est la nature cyclique des décès et des traumatismes des Noirs. C’est la nature cyclique de la façon dont la suprématie blanche fonctionne en tant qu’institution de pouvoir. Non seulement en Amérique, mais aussi à l’étranger. De mon temps, je peux penser à un moment comme celui de Rodney King au début des années 90, qui était très similaire à celui de 2020. Si l’on remonte plus loin, on peut penser à Birmingham pendant le mouvement des droits civiques. On peut remonter plus loin et penser à une histoire comme celle d’Emmett Till. Alors, oui, ce roman fait écho à un mouvement comme Black Lives Matter, mais Black Lives Matter fait écho aux mouvements qui ont été absolument nécessaires, encore, et encore, et encore. Et ce, parce que nous semblons incapables et/ou réticents à briser le cycle du traumatisme et de la mort des Noirs dans ce pays.
Dans votre livre, il est aussi question du Ku Klux Klan. Est-ce que le Ku Klux Klan, ou d’autres mouvements ou sociétés du genre, sont toujours d’actualité où vous vivez ?
Absolument. Le KKK est toujours très actif, tout comme certains de ces groupes suprémacistes blancs d’extrême droite. Il y a quelques mois, en août je crois, des néo-nazis défilaient à Nashville, dans le Tennessee, tous les week-ends. Si vous regardez Charlottesville et ces gens qui marchent dans les rues en portant des torches, vous verrez que c’est très actif et très visuel. Je pense que si vous regardez la politique d’un côté de l’Amérique, elle fait écho à toutes ces philosophies. La droite, en ce moment, est très ancrée dans ces philosophies. Et pour être honnête, je pense que c’est parce qu’ils peuvent reconnaître que les institutions de la suprématie blanche et du patriarcat sont des institutions instables qui sont vouées à l’échec. Et je pense qu’ils se battent bec et ongles pour s’y accrocher de toutes les manières possibles, et donc la façon dont cela se projette est à travers cette altérisation très visuelle et vocale. C’est à eux qu’il faut s’en prendre pour les vœux de la classe ouvrière blanche. Alors qu’ils ne pointent jamais du doigt les personnes qui sèment la division ou celles qui en tirent profit. Alors oui, c’est incroyablement actif. Mais en même temps, je pense que la conversation la plus importante pour moi avec ce roman était de juxtaposer cette réalité très visuelle avec les façons dont la suprématie blanche fonctionne beaucoup plus subtilement. Ainsi, avec ces choses très discrètes, l’oppression des électeurs, le découpage des circonscriptions, l’inégalité salariale, le fait que si un homme blanc ou un homme noir s’arrête l’un à côté de l’autre à un feu rouge et qu’ils avancent, l’un d’entre eux a beaucoup plus de chances d’être arrêté par la police que l’autre… Et lors de ce contrôle, l’homme noir a beaucoup plus de chances de voir son véhicule fouillé que l’homme blanc. Il y a donc toutes ces façons dont cette institution fonctionne et ce sont ces choses-là qu’il est très difficile pour beaucoup de gens de reconnaître qu’ils en héritent en tant que bénéficiaires. Tu sais ce que je pense de l’institution de la suprématie blanche, mais cela ne veut pas dire que je ne continue pas à en récolter les fruits. Car c’est le cas. Pour moi, l’une des choses intéressantes a été d’essayer de reconnaître la juxtaposition entre le type de suprématie blanche très bruyante que nous associons à quelque chose comme le Ku Klux Klan, et la façon très discrète dont elle opère dans notre vie de tous les jours.
La musique ne semble jamais très loin avec vous. Dans votre dernier livre, par exemple, Nina Simone est évoquée. Est-ce que la musique nourrit votre écriture d’une façon ou d’une autre ? C’est certain. Et avec Nina Simone, l’une des raisons – il y a beaucoup de raisons pour lesquelles elle était importante – l’une des raisons est qu’elle est Appalachienne. Elle est née à Tryon, en Caroline du Nord, je crois que c’est le comté de Rutherford. Elle est née dans un comté montagneux de Caroline du Nord. Elle est Appalachienne. Et pourtant, lorsque nous pensons à ce à quoi ressemblent les Appalaches en tant que région, c’est à moi qu’elles ressemblent. Elle ressemble à un homme blanc avec une barbe… elle te ressemble ! (Rires) Si tu laisses tomber l’accent français (rires) et que tu mets une salopette, les gens se diront que oui, c’est un Appalachien. (Rires) Mais Nina Simone ne l’est pas. Elle ne peut pas être Appalachienne parce qu’elle est noire. L’identité noire est quelque chose que l’on continue à réduire à une expérience urbaine. Alors qu’en réalité, une grande partie de l’expérience noire en Amérique est une expérience rurale. Je pense à des écrivains comme Ernest Gaines, Randall Kenan ou Crystal Wilkinson qui écrivaient les réalités de ce lieu. Il était donc important pour moi d’essayer de reconnaître cette réalité. Si je devais écrire sur cet endroit, je devais le capturer avec toute la diversité qu’il implique. Mais avec une chanson comme Ain’t got no, cette chanson commence comme une sorte de lamentation et de profond chagrin. Et la façon dont l’expérience noire est réduite à un traumatisme, à la souffrance, à la mort et à la violence. Et encore et encore, c’est la seule chose que l’on nous montre. Mais il y a un moment dans cette chanson où Nina se lâche. Et c’est une célébration de toutes les choses qu’ils ne peuvent pas lui prendre. Ils ne peuvent pas lui prendre sa joie. Ils ne peuvent pas lui prendre son rire. Ils ne peuvent rien lui prendre. Cela reflète la mentalité de Vess. Il y a une phrase dans ce livre où Vess dit « ma joie était mon acte de résistance ». Et d’autres mots comme « le fait que vous ayez fait tout ce que vous pouviez pour me rendre malheureuse et que je ne vous aie pas permis de prendre ma joie, c’est mon acte de résistance ». C’est ce que cette chanson incarne.
La violence est dans tous vos livres. Pourriez vous imaginer, un jour, écrire un livre sans violence ?
Je pense qu’une histoire qui se déroule en Amérique et qui est dépourvue de violence n’est pas sincère. Ce qui revient à dire que c’est un pays qui est intrinsèquement violent. Le capitalisme en tant que système de pouvoir est intrinsèquement violent. Les écarts de richesse dont nous parlions sont violents. Le fait que 99 % des richesses soient contrôlées par 1 % de la population et qu’il y ait des gens qui possèdent des centaines de milliards de dollars alors que d’autres meurent de faim… Alors qu’en ce moment même, dans les montagnes de Caroline du Nord, des gens ont perdu leur maison à cause d’un ouragan et n’ont pas d’eau, pas de nourriture et pas de route pour partir, c’est violent. Je ne peux donc pas m’imaginer écrire une telle histoire, car ce serait de la fantaisie. Vous savez, en France, on me pose souvent des questions sur les armes à feu, sur la culture des armes à feu. Et une chose que je dis souvent, c’est que je ne serais pas surpris d’ouvrir mon téléphone à la fin de notre conversation et de voir qu’il y a eu une nouvelle fusillade dans une école. C’est exactement ce qui s’est passé il y a quelques jours. J’étais en train de discuter avec quelqu’un à ce sujet dans le cadre d’une interview. À la fin de l’entretien, j’ai consulté mon téléphone et j’ai appris qu’une fusillade avait eu lieu dans une école du Tennessee. Je ne me souviens plus du nombre de victimes et de blessés mais le fait est que c’est quelque chose qui se produit jour après jour. C’est aussi américain que la tarte aux pommes. Vous vous dissociez de la réalité parce que c’est tellement banal et que cela se produit de manière répétée. Pour moi, il est donc impossible d’écrire un roman américain véridique sans violence. Et ce, même si l’on se place du point de vue de riches super privilégiés qui n’ont pas à faire face à toutes les choses dont nous parlons. N’est-ce pas ? La réalité sous-jacente de cette histoire est que la raison pour laquelle ils n’ont pas à en faire l’expérience est le privilège, et le privilège est violent. Parce que c’est nous qui avons cela et personne d’autre ne l’a. Pour moi, les institutions qui sont dépassées en ce qui concerne le pouvoir dans ce pays, et la réalité quotidienne de la vie dans ce pays, sont intrinsèquement violentes, et il serait malhonnête d’essayer de les présenter autrement que comme telles.
En parlant de ce qui s’est passé récemment en Caroline du Nord, avec l’ouragan, quelles risquent d’en être les conséquences à long terme sur un territoire tel que celui où vous vivez ?
Il y a beaucoup de choses, parce que des villes entières ont été emportées par les eaux. Et nous continuons à parler de ces événements comme s’il s’agissait d’événements uniques. Comme si nous allions reconstruire. Mais il ne s’agit pas d’événements ponctuels. On parle aujourd’hui d’inondation centennale ou d’événement météorologique centennal, mais ces événements se produisent chaque année. Il y a donc des endroits dans ces montagnes qui ne seront jamais… Ils ne se rétabliront jamais. Mais ce que j’ai pu observer à distance, c’est que je venais d’arriver en France quand Hélène a frappé… Je suis arrivé le dimanche, la tempête a frappé le jeudi. Vendredi, j’étais au téléphone avec des amis qui avaient tout perdu. Ils n’avaient plus rien, putain. Comme je l’ai dit à La Rotonde, à Paris, j’étais au téléphone avec un ami qui, lorsqu’il a répondu au téléphone, pleurait et m’a dit qu’il avait perdu tout ce qu’il possédait. Cet homme a plus de soixante-dix ans, il en a 75. Il ne s’en remettra jamais. Il a tout perdu. Il a perdu sa maison, ses véhicules, tous ses biens. Il ne s’en remettra jamais. Le problème, c’est qu’en tant que pays, nous continuons à ne pas vouloir parler de la crise climatique comme de quelque chose de réel… Et c’est tout simplement stupéfiant. C’est parce que c’est politisé, et c’est parce que c’est politisé, parce que… Cela menace les marges de profit. C’est à cause du capitalisme que c’est politisé. C’est parce que ces gens ne veulent pas avoir à faire le travail et ne veulent pas avoir à perdre l’argent pour s’occuper des choses qui sont entre leurs mains. Mais de loin, ce que cela m’a montré, c’est que nous sommes une région dont l’économie a été réduite au tourisme. C’est la seule source d’argent. Il n’y a pas d’industrie. D’abord le bois, puis le charbon, et maintenant le tourisme. Et nous continuons à être un endroit qui refuse de reconnaître le tourisme comme une économie extractive. Cela signifie que vous amenez tous ces gens, qu’ils tombent amoureux de la région, qu’ils veulent y vivre, qu’ils achètent des logements, que les prix augmentent et que, soudain, les personnes qui occupent tous ces emplois ne peuvent plus se permettre de vivre dans la région. Ils sont donc déplacés. Et ils sont déplacés de lieux où ils étaient enracinés depuis des générations et des générations. Je pense que ce moment a mis en lumière la fragilité du tourisme en tant qu’économie. En d’autres termes, ces endroits ne se rétabliront pas assez vite pour que le tourisme soit une industrie viable. Je ne sais donc pas ce qui va se passer. Il n’y a pas de travail. Les gens n’ont pas d’emploi, ils n’ont pas de maison où rentrer s’ils avaient un emploi. Je pense que ce que nous avons vécu est quelque chose qui va vraiment altérer cette région dans son ensemble. Peut-être pour une durée indéterminée.
Maintenant que vous êtes un écrivain confirmé, quel conseil donneriez à quelqu’un qui souhaiterait s’engager sur cette voie ?
Il y a quelques jours, j’ai rencontré un jeune écrivain à Toulouse. Il s’appelait Max et je ne me souviens plus de son nom de famille, mais il venait de publier son premier roman en France. Il était très enthousiaste à l’idée de me parler. Il avait l’air d’avoir une vingtaine, voire une trentaine d’années. Mais il m’a posé cette question. La réponse est… souvent la même, à savoir qu’il faut lire. C’est ce qu’il faut faire, lire. Consommer autant de littérature que possible. Et je pense que c’est vrai. Mais ce que l’on oublie souvent de dire, c’est qu’il ne s’agit pas seulement de lire. Quand je lis un livre, je suis presque incapable de le lire uniquement pour le plaisir, parce que j’étudie ce qu’ils font. Je pense à un romancier comme Daniel Woodrell et je n’oublierai jamais la première fois que j’ai lu La fille aux cheveux rouge tomate. J’ai lu le premier chapitre et lorsque j’ai atteint la fin du premier chapitre, je me suis rendu compte que je n’avais pas respiré. J’ai tout de suite pensé : comment a-t-il fait, bordel ? Comment a-t-il fait ? C’est ainsi que pendant les mois qui ont suivi, j’ai relu ce chapitre encore et encore. Je n’ai pas avancé dans le roman. J’ai lu ce chapitre encore et encore en essayant de comprendre comment il avait fait. En d’autres termes, je pense que les jeunes écrivains doivent consommer beaucoup de livres et de littérature. Et lorsqu’ils trouvent quelque chose qui les interpelle et qu’ils se disent que c’est ce qu’ils veulent faire, que cela les passionne, il ne suffit pas de le lire. Il faut l’étudier. Vous devez comprendre comment a pu être créé ce type de mouvement. Comment on a pu créer ce jeu avec la langue. En ce qui me concerne, je me revois quand j’étais un jeune écrivain et je me vois aujourd’hui, et la différence, c’est le contrôle. C’est comme apprendre à conduire une voiture. La première fois que vous apprenez à conduire une voiture, s’il s’agit d’un levier de vitesse et que vous jouez avec l’embrayage, la pédale de frein et l’accélérateur, et que vous essayez de la faire avancer là où vous le souhaitez, elle cale et vous changez de vitesse, et vous avez des soubresauts, mais une fois que vous avez conduit une voiture pendant trente ans, c’est tout à fait fluide. On acquiert un autre type de contrôle. Et moi, maintenant, je pense que je ressens ce type de contrôle. J’ai l’impression de pouvoir inciter un lecteur à lire, même s’il n’en a pas envie. Je pense que lorsqu’ils sont allongés dans leur lit le soir et qu’ils feuillettent les pages, qu’ils deviennent fatigués et ils se disent qu’ils doivent s’arrêter là… J’ai l’impression qu’en tant qu’écrivain, je peux les faire veiller jusqu’à 4 heures du matin. J’ai l’impression que je peux le faire par les choix que je fais sur la page. J’ai l’impression que je peux faire en sorte qu’une phrase soit rythmée et que je puisse jouer avec la musicalité de la langue d’une manière presque imperceptible, mais qu’ils le ressentent lorsqu’ils la lisent. Et tout cela passe par l’étude des écrivains, des très bons écrivains, des écrivains que vous aimez. Et peu importe qui. Je pourrais citer des auteurs que j’aime, mais ce serait différent pour vous, et ce n’est pas grave. Peu importe ce qui peut vous faire plaisir. Quelle que soit la littérature que vous aimez. Essayez simplement de comprendre pourquoi. Pourquoi est-ce que je l’aime autant ? Qu’est-ce qui qui me touche autant ? Et ensuite, essayez de l’imiter. Les musiciens font la même chose. J’ai entendu un musicien dire un jour que la première chose qu’il a faite, lorsqu’il essayait d’apprendre à écrire de la musique, ce fut d’apprendre toutes les chansons de Johnny Cash. Puis il a écrit ses propres paroles sur les chansons de Johnny Cash. C’est ainsi qu’il a appris à écrire de la musique. Je pense qu’il a simplement étudié.
C’est Miles Davis qui disait qu’il fallait maîtriser son instrument, maîtriser la musique, puis oublier toutes ces conneries et se contenter de jouer.
C’est vrai. Vous savez, les écrivains disent qu’il faut connaître toutes les règles pour pouvoir les enfreindre. C’est la même chose. Une fois que vous avez le contrôle total, il y a un niveau de jeu qui n’existe pas au début. Je reviens en arrière et je regarde mes premiers travaux, il y a un livre qui a été publié quand j’avais 25 ans, il n’a jamais été traduit, c’était un livre de non-fiction. Je reviens en arrière et je pense à ce livre, je le déteste. Je ne pense pas qu’il était bon. Mais je peux reconnaître que je commençais à bien faire certaines choses. C’est juste que je manquais de contrôle.
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Pour les plus curieux, lors de la rencontre publique organisée par la Librairie 47°Nord à Mulhouse et animée par Johann Landwerlin, David Joy évoquera ce qui devrait être son prochain roman déjà en cours d’écriture. Il confiera avoir eu le désir de revenir à quelque chose qui soit plus amusant à écrire pour lui, ces deux précédents romans (Nos vies en flammes et Les deux visages du monde) lui ayant demandé un investissement émotionnel assez intense pour un accueil relativement modeste aux Etats-Unis. Il est donc en train d’écrire une histoire d’amour mais, il l’a bien précisé, à la sauce David Joy… Wait and see, comme on dit !
Un grand merci à Arnaud Chepfer et la Librairie 47°Nord à Mulhouse pour avoir organisé la venue de David Joy et pour leur accueil, à Marie-Laure Pascaud des Editions Sonatine qui aura permis à cette interview d’avoir lieu, Elsa Grassy et Stéphane Vanderhaeghe pour leur aide sur quelques détails de traduction, ainsi qu’à, bien évidemment, David Joy.
C’est l’histoire d’un jour de solstice d’été au milieu de nulle part.
C’est l’histoire de deux jeunes types qui zonent sur le parking d’un supermarché dans une vieille Clio, à se chambrer et à enchaîner les bières et les joints.
C’est l’histoire d’un médecin, dont la vie rangée et la famille modèle, construites dans une obsession de réussite, volent en éclats, un homme éméché qui ressasse, impuissant, ses échecs et s’enferme peu à peu dans un monologue paranoïaque et délirant.
C’est l’histoire d’une soirée qui n’en finit pas, d’un snack sur le bord de la route, d’un trip dans la nature et d’une petite cabane au bord de l’eau, de Max et de Théo, de Rombouts et du tenancier de Chez Moustache, d’un médecin à la dérive, de traînards, de la haine et de l’ennui, de ce qu’on ne regrette que parce que cela nous échappe, du besoin de possession et du constat amer que rien ne se contrôle, de l’ivresse et de la violence.
C’est la rentrée littéraire des poètes au premier roman. Il y a le sublime Amiante de Sébastien Dulude, mais il y a aussi Mythologie du .12 du belge Célestin de Meeûs. C’est publié par les éditions du Sous-Sol avec, en couverture, L’Ange du foyer, peinture du surréaliste Max Ernst, alors même que l’on célèbre le centenaire du Manifeste fondateur du surréalisme.
Ce n’est pas l’histoire que l’on retiendra ici. Tout est parfaitement prévisible. Pas franchement original. Des trajectoires assez quelconques qui finissent pour se rencontrer en un climax. On peut, potentiellement, facilement s’en désintéresser. Et j’ose imaginer qu’il y a de quoi en décevoir certain(e)s. On notera, peut-être, quand même, les curieuses références à la mythologie grecque par le prisme du personnage de Théo. Néanmoins, cela ne fait pas une histoire. Oui, je sais, dit ainsi, ce n’est pas très vendeur. Mais c’est la faiblesse du livre. Une faiblesse qui pourrait d’ailleurs être une conséquence de sa meilleure qualité. Ou pas. Là, c’est une simple supposition. Tout ça pour dire que, peut-être, aurait-il fallu élaborer l’intrigue à l’image de la forme.
La qualité du livre, ou plus exactement ce qui fait sa force, mais qui peut là aussi en rebuter certain(e)s, c’est le style d’écriture de Célestin de Meeûs. Ce sont de longues phrases, parfois de plusieurs pages, qui composent ce livre. Alors pas des longues phrases lourdes et ampoulées. Mais des phrases avec du souffle, ponctuées de nombreuses virgules, qui n’épuisent pas. Cela fait l’effet d’un flot de mots qui nous aspire. Déjà court, le roman ne se parcourt ainsi écrit que plus vite. Pour le lecteur, ça passe ou ça casse. Mais, à mon sens, il n’est ici pas difficile de se laisser porter par la plume.
Mythologie du .12 est un exercice de style plutôt réussi mais qui manque un peu de substance pour pleinement convaincre. Un premier roman engageant, au net potentiel, qui semble passer un peu à côté de ce qu’il aurait vraiment pu être. Pour autant, rien que pour l’écriture, tentez-le, vous pourriez être surpris.
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