Ecrire des textes courts, par choix ou avec la contrainte de la maquette, Jean-Luc Manet sait faire. Critique musical depuis 1979, notamment pour les magazines Best, Nineteen et Les Inrockuptibles comme on ne les appelle plus, Jean-Luc Manet a publié une quarantaine de nouvelles, principalement noires.  Ce discret auteur a participé ainsi à de nombreux recueils de nouvelles rock, depuis l’historique London Calling (Buchet-Chastel, 2009) jusqu’au plus récent Sandinista ! Hommage à The Clash (Goater, 2017), chroniqué par Nyctalopes l’automne dernier.

Quand il renonce à l’aventure éditoriale collective, Jean-Luc Manet est capable de nous proposer des novellas à l’écriture ciselée, sensibles et empreintes de tendresse pour les gueules cassées de la vie. Et qui dit cassées dit forcément accidents. C’est ainsi qu’après Haine 7 (éditions Antidata, 2012) et Trottoirs (éditions In-8, 2015), il publie en juillet 2018, Aux fils du calvaire aux éditions Antidata.

Débarrassons-nous, sans l’ omettre, de l’aspect graphique et du côté sensuel de ce petit objet littéraire, aussi réussi que son titre, avec sa couverture rouge et noire. Nous nous attachons aussi à certains livres pour leur esthétique. Aux fils du calvaire se présente comme une sorte de sequel de Trottoirs. Le même personnage principal, Romain, un mec que la dégringolade sociale et sentimentale a amené dans la rue, une intrigue avec le même point d’appui, des SDF disparaissent ou meurent de façon mystérieuse autour de Romain, dans son quartier pour le moins.  C’est à nouveau à une enquête de terrain bitumé, à une véritable pérégrination à l’ombre des ailes du Génie de la Liberté, au faîte de la Colonne de Juillet, Place de la Bastille, que Jean-Luc Manet invite la lectrice ou le lecteur, dans un quartier qu’il connaît intimement. C’est surtout avec un sens fort du mot qu’il frotte le banc, la place d’à côté, afin de les rendre convenablement propres et que nous nous arrêtions quelques minutes et ouvrions les yeux sur l’âpre condition des sans-toit. Leurs routines. Leurs codes. Leurs souffrances. Leurs abandons. Leurs dangers, spécifiques. Puisqu’être un réprouvé ne vous donne pas toujours le loisir d’être « à l’abri » ou invisible  pour certains qui auraient des projets mortifères.

La brutalité et le sordide de ce qui est raconté est tempéré par la lucidité douce-amère du personnage principal et, parfois, par le scintillement poétique d’un texte patiné d’humanité douloureuse.

« Je replonge dans le métro à la station Maubert-Mutualité, direction Boulogne. Ma tronche, tondue de frais, m’impose d’égrener un nouveau couplet. A celui du gars en vrac qui voudrait bien remplir l’écuelle du soir, se substitue la tirade du boulot perdu et de la famille aux abois. Plus porteur. Plus effrayant surtout à cette heure de sortie d’un bureau dont chacun se demande aujourd’hui s’il ne va pas s’en faire expulser le lendemain. Une pièce tendue ne les sauvera sans doute pas d’un possible licenciement mais semble conjurer l’épée de Damoclès. J’ai un peu honte d’abuser de leur générosité en présentant un miroir à leurs peurs et je repense à la phrase de Montaigne. En attendant, il faut bien vivre et l’escroquerie me rapporte avant la Motte-Picquet de quoi assurer le mien de lendemain. Je rebrousse chemin par la même ligne et double quasiment mon pactole avant Odéon. Presque trente euros en une quinzaine de stations, c’est Byzance. C’est surtout quelques vivres et canettes pour la soirée, voire la satisfaction un peu risible d’offrir une tournée à Christelle demain. A propos de tournée et de canette, j’en récupère une presto chez l’épicier arabe de la rue des Carmes. La première gorgée descend comme une bruine sur le sahel, une bénédiction après tous ces rôles tenus depuis quelques heures. Même les flèches de Notre-Dame semblent en frémir d’aise. »

Un ruban de dentelle court, taché de particules de diesel et de larmes de sang.  

Paotrsaout