Chroniques noires et partisanes

Auteur/autrice : clete (Page 2 of 143)

AMIANTE de Sébastien Dulude / La peuplade.

Thetford Mines, ville phare de l’industrie de l’amiante québécoise, été 1986. Steve Dubois, neuf ans, et le petit Poulin, dix ans, s’abandonnent aux plaisirs de l’amitié. La belle saison est rythmée d’aventures sur les hauts terrils et d’évasions à travers les paysages mi-forestiers mi-lunaires. Les journées des deux inséparables s’écoulent dans l’oisiveté et l’innocence, sur leurs vélos ou allongés dans leur cabane parmi les pins. Or, l’année 1986 est riche en tragédies, et l’une d’entre elles affecte le cours de la vie de Steve comme nulle autre. Cinq ans plus tard, on le retrouve en proie à son obsession : reconstituer son paradis évanoui.

Certain(e)s amatrices et amateurs de poésie connaissent peut-être le nom de Sébastien Dulude, auteur de Montréal à qui l’on doit quelques recueils de poésie, mais la grande majorité n’en a probablement jamais entendu parler. Avec Amiante, son premier roman publié chez La Peuplade, il m’est d’avis que vous n’êtes pas près d’oublier son nom.

C’est à Thetford Mines, une ville qui fut un temps produisait une quarantaine de pour cents de l’amiante mondiale, que se déroule Amiante. Une ville que Sébastien Dulude a lui-même vécu. Et qui dit amiante, dit toxicité, autant dire un cadre de vie des plus sains pour un gamin de 9 ans en 1986. Ce gamin, Steve Dubois, est le fils d’un père relativement dur, qui travaille à la mine, et d’une mère là mais absente. Pour tromper l’ennui et prendre ses distances avec le nid familial, c’est souvent qu’il visite les alentours à vélo ou joue dans le décorum local où la crasse de la mine semble omniprésente. C’est alors qu’une nouvelle amitié va bouleverser, pour le meilleur, son quotidien. Son nouvel ami et lui profitent alors, du mieux qu’ils le peuvent, de leur insouciante jeunesse. Mais un drame va brutalement mettre fin à cette relation. Cinq ans plus tard, Steve Dubois n’a pas oublié cette amitié pure dont la perte l’a profondément affecté. Un beau mais douloureux basculement de l’enfance à l’adolescence. 

C’est avec un indéniable plaisir que l’on se coule dans cet écrin de nostalgie d’une mélancolie envoûtante. La magie du mariage de l’exotisme de la langue, de la finesse de la plume et de la délicatesse du regard, opère instantanément. Sébastien Dulude charme avec sa brillante maîtrise des mots. Il nous prend d’abord aux sentiments, puis aux tripes et enfin à la gorge. Il nous laisse les pieds dans la poussière, le regard perdu vers l’horizon et le cœur lourd de vie. Son écriture est gorgée d’émotions et transpire la sincérité. Même face aux aléas les plus tragiques de la vie, alors que la noirceur s’instille, il sait se montrer lumineux.

Amiante s’impose d’ores et déjà comme un livre incontournable. Un premier roman d’apprentissage magnétique et émouvant à l’écriture flamboyante. Sébastien Dulude à l’âme d’un poète et le savoir-faire d’un orfèvre. Préparez-vous à vivre un fascinant moment de grâce. Vous n’en lirez probablement pas deux des comme ça cette année.

Brother Jo.

LES STRIPTEASEUSES ONT TOUJOURS BESOIN DE CONSEILS JURIDIQUES de Iain Levison / Liana levi

Mille dollars de l’heure. Un tarif qui ne se refuse pas quand on est avocat commis d’office obligé de passer ses journées, dimanches compris, à plancher sur les dossiers attristants de petits malfaiteurs sans envergure. Puis à négocier des peines avec un procureur plus puissant que soi mais tellement moins compétent. Alors Justin Sykes, lassé par ce quotidien déprimant, accepte pour ce tarif de se mettre un soir par semaine au service des filles d’un gentlemen’s club et de passer la nuit dans le motel d’en face. Sans trop chercher à comprendre. Parce que, c’est bien connu, les stripteaseuses ont toujours besoin de conseils juridiques.

Iain Levison, encore un auteur qui m’était inconnu quand bien même, avec Les stripteaseuses ont toujours besoin de conseils juridiques, il publie d’ores et déjà son neuvième roman. C’est chez Liana Levi que ça se passe. Donc pour ma part, une découverte, mais pas des moindres. Après lecture, je n’ai qu’une envie, boire un verre avec Iain Levison car il a l’air d’en avoir des choses à raconter et de savoir exactement comment les raconter.

Justin Sykes est un avocat commis d’office qui n’a pas toujours été ce qu’il est aujourd’hui. Il avait, fut un temps, un poste d’avocat bien plus lucratif. S’il ne manque pas de compétences, c’est après avoir joué au lanceur d’alerte qu’il se retrouve désormais à enchaîner les petites affaires qui se suivent et se ressemblent. Quand un jour il se voit proposer mille dollars en liquide, pour seulement s’asseoir une heure par semaine dans un club de striptease et dispenser ses conseils à qui veut dans le personnel féminin du club, il n’hésite pas trop. Il a quelques petites consignes à suivre, assez pour lui mettre la puce à l’oreille qu’il y a quelque chose de louche derrière tout ça, mais à quoi bon s’en inquiéter ? Que pourrait-il vraiment se passer ? Il a juste à récupérer son argent, qui lui est déposé dans son véhicule en son absence, une fois seulement qu’il est revenu chez lui. Et puis si personne ne veut de ses conseils, il n’a qu’à profiter de ce temps pour travailler sur ses dossiers en cours, notamment un procès qui approche. Il se rend rapidement compte qu’il n’est pas le seul à venir de la sorte au club, même un plombier vient dispenser ses conseils, mais il n’a pas le droit d’adresser la parole à ces autres personnes qu’il croise. Ces quelques personnes, lui compris, paraissent bien seules, sont blanches et conduisent des bagnoles plus que banales. Un peu tout le contraire des noirs qu’il voit parfois se faire régulièrement contrôler par les flics, quand lui circule sans jamais le moindre souci, sur la route qu’il emprunte pour aller au club… 

On saisit vite l’intrigue du roman mais on n’en prend pas moins de plaisir à le lire. La connaissance évidente du système judiciaire par l’auteur et l’intelligence du regard qu’il porte sur ses personnages et la société qui les entoure, font de cette lecture un pur plaisir. Il y a dans l’écriture de Iain Levison un tel degré de savoir-faire en termes d’écriture, ainsi que d’expérience de la vie tout simplement, qu’on se régale véritablement. 

Avec Les stripteaseuses ont toujours besoin de conseils juridiques, Iain Levison livre un roman jubilatoire. Une critique caustique du système judiciaire américain écrit d’une main honnête, sincère et intelligente. C’est très bon et on ne peut plus pertinent. 

Brother Jo.

Autres romans chroniqués:

UN VOISIN TROP DISCRET, POUR SERVICES RENDUS, ILS SAVENT TOUT DE VOUS.

RETOUR À BELFAST de Michael Magee /Albin Michel

Close to Home

Traduction : Paul Matthieu

Né en 1990 à Belfast, Michael Magee est le rédacteur en chef du magazine littéraire Tangerine, basé en Irlande du Nord. Il est auteur de plusieurs textes, publiés dans les revues The Stinging Fly, Lifeboat et The 32: The Anthology of Irish Working-Class Voices, d’un premier roman sous le nom de Michael Nolan (The Blame, 2014). Retour à Belfast, son premier roman traduit en français (ainsi qu’en une dizaine de langues), a été récompensé par plusieurs prix et unanimement salué par la presse anglo-saxonne.

« Il est coincé ici pour toujours, pas vrai ? Comme une souris prise au piège, il continuera à se tortiller dans les rues de Belfast jusqu’à son dernier souffle. »

Après des études à Liverpool, Sean Maguire est de retour à Belfast parmi les siens. Il retrouve le quartier ouvrier où il a grandi, dans une ville meurtrie par plusieurs décennies de conflit entre catholiques et protestants, et où la prospérité promise par les accords de paix se fait toujours attendre. Sean n’a qu’une hâte : repartir dès que possible. Mais il est vite rattrapé par ses vieilles habitudes : les nuits blanches, l’alcool et la coke, l’argent emprunté, les loyers impayés et les boulots précaires. Jusqu’à ce qu’à ce moment fatidique où, lors d’une soirée, il commet un acte impardonnable.

Pourra-t-il échapper à un destin tout tracé ?

Belfast, 2013. De prime abord, les fléaux qui déchiraient l’Irlande du Nord et sa capitale, notamment une guerre civile depuis près de trente ans (pudiquement nommée The Troubles) sont un souvenir. La violence paramilitaire a quasiment disparu et Belfast peut se consacrer à son renouveau économique. Il viendra peut-être d’un tourisme un tantinet voyeur. A l’échelle des communautés, de leurs quartiers, les choses ne sont pas si simples. Les plus âgés gardent dans leur tête ou leur chair les blessures de l’oppression et d’une lutte politique et militaire sans pitié. Les plus jeunes eux, parce qu’ils sont ici de la working-class, doivent se trouver un chemin entre absence d’espoir, pauvreté, addictions et troubles psychologiques. Allez, c’est la vie, de s’envoyer une autre pinte, un autre rail, de cramer les derniers biftons fugaces de la semaine, de rigoler avec les copains tout aussi défoncés, de démonter un type qui passe à portée de poings. Mais où cela mène-t-il ? Dans le pétrin dirait Sean, voix principale de ce texte sans intrigue. Ce sont, plus justement, des chroniques d’une jeunesse catholique nord-irlandaise.

Michael Magee y évoque avec une grande sensibilité des thèmes très actuels comme la masculinité toxique, les difficultés de l’évolution sociale, le traumatisme intergénérationnel. De bien grands mots sous la plume, n’est-ce pas ? Mais nous sommes sur le territoire fictionnel, au plus près de personnages solides et d’un Zeitgeist restitué et ces chroniques sonnent avant tout très très justes. Elles inspirent le malaise et la tristesse (car c’est d’une honnêteté crue), déclenchent ici et là un éclat de rire (n’oublions pas le féroce humour irlandais), nous font surtout ressentir une grande compassion pour ces destins empêtrés, ces familles cabossées, ces jeunes gens qui ne font pas bien mais rêvent de mieux, vont y parvenir peut-être, aidés par un coup de pouce, leur propre résilience ou par l’amour indéfectible de leurs proches.

Bref, c’est beau. Comme un gros nuage noir bloqué sur les hauteurs de Belfast et traversé de pinceaux de lumière.

Paotrsaout




LA PROIE ET LA MEUTE de Simon François / Editions du Masque.

Laissons le Loiret derrière nous et attaquons le Cher par sa face nord, du côté d’Argent-sur-Sauldre ou Aubigny-sur-Nère, entre Sologne royale et Berry luxuriant, à un jet de pierre de La Chapelle-d’Angillon, berceau d’Alain-Fournier, le papa du Grand Meaulnes. De forêts magistrales en agriculture opulente, la nature est généreuse en ce joli coin de France. Tout y pousse. Sauf les sentiments. S’il a d’autres qualités reconnues, le Berrichon ne brille effectivement pas par ses effusions de tendresse. Son cœur est aussi stérile que ses terres sont prospères. Dès la prime enfance, les attentions paternelles se résument bien souvent à l’écuelle et aux taloches, aux brimades et aux remarques désobligeantes, au servage et à l’indifférence. Ce sont ces souvenirs amers d’un passé proche, d’un autre siècle à peine éteint, que partagent tous les protagonistes devenus adultes du roman de Simon François. Qu’ils soient bons, brutes ou truands, leur tronc commun prend racine là, dans ces générations de taiseux et de darons de marbre. Alors certains et certaines ont fuit vers la grande ville, Bourges ou Paris…
Romain, lui, n’a jamais envisagé l’exil. Il a beaucoup lu, certes, mais Rastignac ne compte pas parmi ses héros préférés. L’évasion est ailleurs, dans chaque arbre où il installe des cabanes dignes du Facteur Cheval, dans chaque oiseau avec lequel il dialogue, dans chaque étang d’où il pèche sa pitance de marginal. L’idée de quitter une promiscuité pour une autre ne l’a jamais effleuré. S’affranchir de l’humanité toute entière lui conviendrait beaucoup plus. Au diable tous les bipèdes ! Sauf Solène bien entendu, l’amie de toujours, l’amour tu. Elle seule l’a toujours défendu et regardé avec bienveillance, malgré son bec de lièvre et son surnom induit : Lapin. Ils ont tous les deux grandi en parallèle. Il est le sauvageon du cru, elle est désormais maire de leur petite bourgade. Les moqueries pour l’un, les tâches administratives pour l’autre : les années passent sans vraiment maltraiter l’horloge. Mais des appétits financiers et malfaisants, des intérêts locaux ou importés, viennent troubler le rythme sylvestre des saisons. Et Solène disparaît dans une tornade mafieuse, contaminée par l’enfouissement sauvage de gravats toxiques dans des champs de sa bourgade. Pour son unique phare, Romain chamboulera plaines et futaies, quittera les cimes pour retourner la terre des hommes, laissera cendres et ornières derrière lui. Le moineau devient pygargue, voire Phénix du côté de l’étang du Puits et du canal de la Sauldre…
Sans les négliger pour autant, La proie et la meute aborde les thèmes de l’écologie, de l’illégalité industrielle, des jeunesses boiteuses et des exactions familiales avec une retenue qui l’honore. Ni sentences, ni cris d’orfraies : juste la limpidité discrète d’un ruisseau du Pays-Fort. Et l’écriture est à l’avenant, ni plate, ni trop escarpée. On pourrait la qualifier de vallonnée, en adéquation parfaite avec les décors qu’elle déploie.

JLM

LE DELUGE de Stephen Markley / Terres d’Amérique / Albin Michel.

The Deluge

Traduction: Charles Recoursé

On a tous connu des lectures profondément marquantes mais personnellement je n’ai pas le souvenir d’un roman qui m’ait à ce point choqué, terrifié et bouleversé. On quitte Le déluge avec un sentiment d’épuisement et une tristesse incommensurable, infinie. Et chaque jour, l’actualité nous rappelle le cauchemar en préparation. Cette semaine: l’inquiétude autour de la disparition prochaine des îles Samoa dans l’indifférence internationale, un cyclone monstrueux fonçant sur le Japon…

Débutant en 2013 avec l’alarme lancée par Tony Prius un scientifique américain auteur d’un livre choc sur le dérèglement climatique Le déluge raconte les conséquences de cette catastrophe en gestation jusqu’en 2039. Il s’agit bien sûr d’un scenario imaginé par Stephen Markley, juste un scenario terrifiant mais il existe certainement bien d’autres variantes bien pires que celui raconté ici. L’auteur conte ouragans, méga tempêtes et tsunamis, inondations, températures extrêmes, migrations climatiques, famines, soulèvements et guerres civiles, incendies monstrueux, répression dans le sang, chaos…

Pour autant, Le déluge n’est absolument pas un roman catastrophe de plus. D’ailleurs ces plaies d’Egypte modernes sont racontées avec beaucoup de détachement à la manière événementielle d’un journaliste impartial. Dans Ohio, son premier roman en cours d’adaptation pour HBO, Markley suivait le destin de plusieurs personnages qui se retrouvaient tous, par hasard, un jour dans la ville où ils avaient grandi bien des années auparavant. Dans Le déluge, de la même manière, des hommes et des femmes impliqués directement ou indirectement dans une lutte contre le réchauffement climatique, vont converger, non pas vers un lieu cette fois mais une date: 2039. Nous partagerons les combats, les luttes, les épreuves, la souffrance, les espoirs et les désillusions, les choix d’un scientifique lanceur d’alerte, d’un statisticien, d’un toxico de l’Ohio prêt à tout pour sa dose, d’un groupe écoterroriste aux tendances survivalistes, d’un acteur de cinéma devenu prédicateur puis se prenant pour une divinité, d’une pasionaria pour qui toutes les alliances politiques sont bonnes pour mener à terme son projet de décarbonation, autant de détonateurs pour un drame si crédible parce qu’en partie déjà visible, patent. Certains personnages sont si justement peints qu’à la fin, on s’étonne qu’ils ne soient pas vraiment réels. Forcément cette histoire est dramatique et le destin de certains vous fera mal sans aucun doute.

Le déluge devient rapidement très addictif avec certaines scènes totalement ahurissantes dignes des plus grands thrillers. Néanmoins, certains passages s’avèrent ardus, c’est une histoire qui se mérite parfois malgré le talent et l’intelligence de l’auteur. On est dans les très hautes sphères où talent littéraire et connaissance d’un sujet dans toutes ses composantes s’harmonisent, un peu comme chez Richard Powers avec une érudition au service du propos comme chez Pynchon également. Rien n’est oublié, tout est détaillé. Néanmoins, notez que l’auteur montre surtout l’aspect américain des catastrophes des luttes et des magouilles des politiques et des industriels. Mais le transfert avec la France se fait facilement en imaginant Bordeaux submergée, Marseille en flammes et une répression sanglante à Paris et en observant tout simplement le triste cirque de la classe politique française.

« Un nouvel âge sombre point à l’horizon. Fanatismes religieux, factionnalisme ethnique et extrémisme politique finiront par engloutir la planète, et le pillage des ressources naturelles ne fera que s’accroître du fait des élites qui tenteront désespérément d’accumuler autant de capital que possible afin de se prémunir contre l’inévitable… Le recul brutal de la civilisation sera incarné dans le monde entier par des chefs de guerre en costume sur mesure, qui n’hésiteront pas à tuer pour accéder au pouvoir ».

Après, ne le négligeons pas, Le déluge dépasse les 1000 pages et sa lecture, loin d’être aisée, est d’une tristesse infinie. On peut donc aussi bien se dire « après moi le déluge ». Par contre, il ne faudra pas non plus feindre l’ignorance quand l’obscurité nous enveloppera… bientôt.

Clete

LES DEUX VISAGES DU MONDE de David Joy / Sonatine.

Those We Thought We Knew

Traduction : Jean-Yves Cotté

« Après quelques années passées à Atlanta, Toya Gardner, une jeune artiste afro-américaine, revient dans la petite ville des montagnes de Caroline du Nord d’où sa famille est originaire. Bien décidée à dénoncer l’histoire esclavagiste de la région, elle ne tarde pas à s’y livrer à quelques actions d’éclat, qui provoquent de violentes tensions dans la communauté. Au même moment, Ernie, un policier du comté, arrête un mystérieux voyageur qui se révèle être un suprémaciste blanc. Celui-ci a en sa possession un carnet, sur lequel figure une liste de noms de notables de la région. Bien décidé à creuser l’affaire, Ernie se heurte à sa hiérarchie. Quelques semaines plus tard, deux meurtres viennent endeuiller la région. Chacun va alors devoir faire face à des secrets enfouis depuis trop longtemps, à des mensonges qui durent parfois depuis plusieurs générations.« 

La sortie d’un nouveau David Joy a toujours de quoi réjouir. Il y a déjà ses romans, qui sont généralement plutôt bons et toujours honnêtes, et puis il y a le bonhomme qu’il est difficile de ne pas apprécier. J’écrivais dans ma chronique de Nos vies en flammes, son précédent roman, que pour moi il n’y avait pas encore eu de grand roman de David Joy. Tous bons mais encore point de chef-d’œuvre franchement mémorable. Qu’en est-il de Les deux visages du monde, son cinquième roman qui paraît chez Sonatine ? 

Les habitués de David Joy ne seront pas dépaysés, l’intrigue de son nouveau roman ne se déroule pas à Cancale, mais bien dans l’Etat de Caroline du Nord, où vit notre auteur, et plus précisément dans la ville de Sylva. Et s’il y a une chose que David Joy sait faire, c’est écrire sur les paysages qu’il connaît. C’est dans ce décor qu’il décide de s’attaquer à la problématique du racisme et ses différents visages.

Je vais peut-être commencer par les points faibles du livre, car oui, il y a quelques points faibles et notamment l’intrigue. Il était difficile de faire plus prévisible. On comprend très rapidement où on va et Joy ne nous réserve aucune surprise. Enfin presque aucune surprise. Il y a bien, vers la fin, un twist que je ne vais bien évidemment pas révéler, mais un twist si peu crédible que la fin semble presque un peu bâclée. Dommage ! Ses personnages aussi sont très prévisibles, pour ne pas dire stéréotypés. Mais la prévisibilité de l’ensemble fait-elle de Les deux visages du monde un mauvais roman ? Non ! 

Je l’ai évoqué précédemment, David Joy est particulièrement doué pour nous décrire sa région. Dans ce livre, il prend vraiment le temps de poser le décor, de construire une atmosphère. Cette lenteur instaure une dynamique très réaliste. Si vous cherchez un roman où l’action prédomine, vous pouvez passer votre tour. David Joy veut prendre le temps de correctement immerger ses lecteurs dans son environnement et il fait bien.

On retrouve également sa plume, très simple, aussi facile qu’agréable à lire. Et aborder, avec cette plume, des sujets aussi cruciaux que le racisme à travers les générations, le racisme systémique, l’héritage de l’histoire et sa transmission, et enfin la fracture entre ceux qui ont véritablement subis cette histoire, et ceux qui l’interprètent comme ils veulent, c’est l’assurance d’avoir un propos compréhensible par le plus grand nombre. Il donne matière à débattre, il questionne et, de ce fait, peut éventuellement éveiller les consciences. Ainsi écrit, son roman a une portée universelle. 

Avec Les deux visages du monde, David Joy signe un roman noir à très forte dimension sociale, moins brut que ses précédents et plus atmosphérique, mais clairement dans l’air du temps. Le racisme a des racines profondes et est encore bel et bien d’actualité. Toujours pas le grand chef-d’œuvre de David Joy (je sais, je persiste…), ni même son meilleur livre, mais il a définitivement le potentiel pour trouver son public. 

Brother Jo.

LÀ OÙ LES LUMIÈRES SE PERDENT, Entretien avec DAVID JOY , LE POIDS DU MONDE, CE LIEN ENTRE NOUS , NOS VIES EN FLAMMES.

LA BONNE A TOUT FAIT de Franz Bartelt / Editions Moby Dick.

Les 290 enquêtes de Gabriel Lecouvreur dit « Le Poulpe » écrites par autant d’auteurs de 1995 à 2015 et créées par trois grands noms du noir français Jean- Bernard Pouy , Serge Quadruppani et Patrick Raynal ne nous avaient jamais révélé que le Poulpe avait une fille et qu’elle avait chopé le même virus pour l’investigation et le même sens de la justice que son géniteur. Voici la proposition des éditions Moby Dick et de nombreux noms du polar vont sûrement s’y jeter comme un public qu’on espère nombreux pour sa naissance littéraire actée par Les cols des Amériques de Thomas Cantaloube auteur reconnu de la Série Noire et Dans Il ne faut pas prendre les enfants de la rue pour des connards sauvages de Marysa Rachel. D’autres histoires suivront à l’automne.

Parallèlement Moby Dick réédite des aventures du Poulpe, et à tout seigneur tout honneur, le premier roman fondateur La petite écuyère a cafté de Jean-Bernard-Pouy et un des derniers daté de 2013 La bonne a tout fait de Franz bartelt.

Il est évident que votre affection pour un auteur, sa plume, ses univers conditionneront certainement votre appréciation d’une histoire du Poulpe. Vu le nombre des contributeurs durant deux décennies, vous n’êtes sûrement pas à l’abri de la découverte d’une histoire contée par un de vos auteurs favoris et dont vous n’aviez jamais entendu parler, ce qui est d’ailleurs mon cas avec cette petite perle signée par l’inimitable, l’incomparable génie des Ardennes Franz Bartelt.

« Voici un an que Le Poulpe reçoit de mystérieux courriers de Painrupt, un petit village en plein cœur des Ardennes, écrits par un vieil homme qui cherche à l’intéresser à une affaire de femme assassinée, soi-disant par son mari, un richissime exploitant forestier.
Ce vieil anar, Versus Bellum, paraît avoir tout prévu pour faire tomber ce « gros ». Mais pour mettre son plan machiavélique à exécution, il a besoin du Poulpe. Sa mission : approcher la bonne au service du couple – dont le témoignage a innocenté le riche entrepreneur –, sous une fausse identité, pour lui faire cracher le morceau.
C’est donc moyennement convaincu de la santé mentale du bonhomme que Gabriel va se laisser tenter par le voyage « dans ce pays où les virages secouaient les autobus plus durement que les vagues de la mer font tanguer les bateaux ». »

Vous avez sûrement déjà noté notre manifeste parti-pris, notre aveuglement forcené quand il s’agit d’évoquer certains de nos auteurs préférés, chose que nous reconnaissons dans la présentation du blog « Nyctalopes, chroniques noires et partisanes », il sera donc inutile et totalement déplacé de nous interpeller sur notre prétendue mauvaise foi quand nous parlons de Bartelt.

Chaque auteur ajoute ses particularités au Poulpe mais aussi le fait voyager et forcément c’est au pays des virages et des immenses forêts, chez lui dans les Ardennes que nous convie l’auteur. Au sein d’une enquête, somme toute secondaire, Franz Bartelt monte son étrange petit monde baroque de gens gentiment mais très sûrement barrés dans un coin des Ardennes qui semble s’être arrêté dans les années 70, sous Giscard. Les personnages le mari, l’épouse et la bonne, archétypes du vaudeville qu’affectionne particulièrement Franz Bartelt jouent leur partition à la perfection devant un Poulpe qui vit un périple en terre exotique. Ayant conservé sa volonté de justice sociale, Le poulpe, bien avant qu’ils ne deviennent juste qu’un argument électoral, interroge sur les migrants, les sans-papiers, exploités par les patrons puis rejetés.

Les aventure du Poulpe sont toujours courtes mais Bartelt dans un nombre limité de pages vous offre plusieurs facettes de son talent que vous avez peut-être remarqué dans Hôtel du grand cerf, Chaos de famille ou Ah ! les braves gens pour ne citer que quelques uns des plus récents d’un auteur édité depuis bientôt trois décennies. Lire le sourire aux lèvres ces chroniques du zinc , ces histoires malicieusement écrites de gens ordinaires un peu barrés au fin fond des sombres Ardennes, peut s’avérer un coupable mais incomparable plaisir. Attention lire Franz Bartelt crée une dépendance dès le premier roman.

Clete.

UN PARFUM D’INNOCENCE de Patrick Delperdange / Editions In8.

Chat noir un jour, chat noir toujours. Tel est le cruel destin d’Arthur. À peine sorti de prison, le voilà replongé dans l’embrouille jusqu’au cou, ou comment les voleurs de pommes se retrouvent aspirés au fond de la nasse, sans rédemption possible, une fois que le rouleau-compresseur carcéral vous a laminé. Même sa fidèle sœur Lorraine, venue le chercher à sa sortie de l’ombre, commence à tanguer et douter. Il faut dire qu’il n’aide pas, prompt à braquer la première station-service venue sur le chemin d’une liberté retrouvée deux brèves heures auparavant. De fait, une nouvelle cavale s’engage. La route, toujours la route. La fuite, encore la fuite. Lorraine est au volant mais la destination de la fratrie ne ressemble plus à rien. De l’orphelinage aux foyers d’accueil, ils ont toujours serré les coudes. Mais la geôle a asséché l’âme d’Arthur qui, blessé et traqué, s’en prend au monde entier. Même un plouc y laisse ses dents cariées, jusqu’à flirter avec les roues de son propre tracteur, positionnées là au mauvais endroit, au mauvais moment, au mauvais carrefour de toutes les impasses d’une vie. Et à propos d’impasse, la dangerosité de la ruralité n’a pas dit son dernier mot lorsque la Ford de Lorraine et Arthur plonge dans un cours d’eau digne de la rivière Cahulawasseea du film Délivrance de John Boorman. Le plouc et les siens resurgissent sur ses berges, y ajoutent l’horreur de George A. Romero et terminent d’imposer le désespoir en lieu et place des possibles dernières flammèches d’un espoir vain.
Auteur d’un Si tous les dieux nous abandonnent à la Série Noire et d’autres L’Eternité
n’est pas pour nous
ou C’est pour ton bien aux Arènes, Patrick Delperdange réussit
avec ce Parfum d’innocence une autre déclinaison solide de la formule éprouvée par
Marc Villard et la collection Polaroid qu’il dirige aux éditions In8. Soit une novella en 80 pages chrono, sans digressions ni feuilles mortes. Du coup, nous ne rivaliserons pas d’ingéniosité pour conclure puisque la formule « un bon petit noir, classique et bien serré » s’avère parfaitement adéquate.

JLM

JOLI MOIS DE MAI d’Alan Parks / Rivages Noir

May God Forgive

Traduction: Olivier Deparis

Alan Parks est un auteur de polars écossais qui a initié en 2017 un série en douze parties racontant la criminalité à Glasgow en 1974 dans les enquêtes d’un flic nommé Harry McCoy. Chaque affaire représente un mois de l’année. Commencée en 2017 avec Janvier noir, elle s’est poursuivie avec L’enfant de février, Bobby Mars forever et Les morts d’avril pour nous amener à ce Joli mois de mai dont Rivages n’a pas su bien rendre la dureté et la justesse d’un titre original May God Forgive.

« Le voile du deuil s’est abattu sur Glasgow: un salon de coiffure a été ravagé par un incendie qui fait 5 morts. Lorsque trois jeunes sont arrêtés, la foule de déchaîne. Mais sur le trajet vers la prison, le fourgon cellulaire est attaqué et les trois jeunes gens enlevés. Le corps de l’un d’eux est retrouvé le lendemain. L’inspecteur Harry McCoy n’a que peu de temps pour empêcher les deux autres de subir le même sort. »

Cinquième volet de la saga McCoy Joli mois de mai est certainement le plus réussi de la série. Depuis le début, tout en appréciant les histoires de Parks, il était impossible de ne pas le comparer à William McIlvanney et à sa série Laidlaw mettant un flic éponyme enquêtant dans les bas-fonds de Glasgow dans les années 70. Et on ne pouvait que déplorer que Parks n’avait pas encore bien su se détacher de ce lourd héritage et que ce McCoy n’était encore qu’une copie un peu pâle de Laidlaw. Et puis ce Joli mois de mai, d’un niveau bien supérieur aux précédents et nettement plus pointu dans son intrigue, permet de relativiser un peu une opinion peut-être prononcée prématurément comme parfois. J’ignore si c’est parce que l’affaire s’avère particulièrement tordue et éprouvante pour le lecteur. L’enquête est menée au comptoir, au fond des bières, de pub en pub et McCoy n’a pas trop le temps de se soucier de ses cauchemars intimes et familiaux. Il développe par contre une belle humanité quasiment insolite dans une Glasgow bien sale.

Joli mois de mai séduira les nombreux fans de Parks et pourrait aussi s’avérer être la meilleure manière d’entrer dans l’univers de l’Ecossais. Attention, ça pique un peu quand même.

Clete

Un petit truc en plus : tous ceux qui auront aimé ce roman pourront se jeter sur l’impeccable Retour de flamme de Liam McIlvanney racontant également un incendie criminel faisant des victimes innocentes commis à Glasgow en 1975…

L’ARMEE DES BAYOUS d’Emanuel Dadoun / Editions du Sonneur

« Né en 1969, Emanuel Dadoun vit à Paris. Après une adolescence passée dans les comics et la poésie, il mène des études de philosophie à La Sorbonne, rédige un mémoire sur l’anthropologie kantienne et court-circuite sa destinée de prof pour l’écriture. Grand amateur de Manchette et d’Edward Bunker, il est l’auteur de deux polars, Lazarus (2010) et Microphobie (2012) publiés aux éditions Sarbacane et d’un roman noir, La Machine (2019), édité à La Manufacture de Livres. Il a par ailleurs écrit un roman jeunesse, Kimpouss, publié par L’École des Loisirs. » Voilà les phrases d’une présentation officielle de l’auteur ci-présent. Oui, parfois, cela nous aide le travail préparé par d’autres (cf les 4e de couv’ largement utilisés par nos soins). Personne n’étant parfait ni exhaustif, Nyctalopes n’avait jamais eu l’occasion de parler du travail d’Emanuel Dadoun. Ceci va changer.

En pleine guerre de Sécession, un major français se voit confier une mission quasi impossible : acheminer à bord de trois bateaux à vapeur une précieuse cargaison de coton jusqu’au golfe du Mexique. À la tête d’un régiment disparate, constitué d’Américains, de Français, de Cajuns et d’Amérindiens, il va entraîner ses hommes dans une folle expédition, onirique et obstinée, au cœur des bayous labyrinthiques de Louisiane.

Comment ne pas sentir aspiré par les promesses d’un tel appât quand, comme moi, vous vous intéressez à l’histoire de l’Amérique du Nord et des Etats-Unis (parfois sous ses angles les plus méconnus ou improbables) et à son infusion dans la production romanesque ? Oui la fantaisie littéraire d’Emanuel Dadoun s’inspire de faits réels et de personnages historiques. Tandis que la France de Napoléon III profitait de la faiblesse des Etats-Unis, en proie à sa propre guerre civile, et envoyait une expédition – au final désastreuse – impérialiste au Mexique, des citoyens français décidaient de participer de leur propre chef au conflit, souvent parce qu’ils étaient des immigrants installés sur le sol américain, en voie d’assimilation. L’histoire a retenu la création de ces unités de volontaires au nord, les 53e et 55e New York (« Gardes Lafayette » et « Zouaves d’Épineuil »), a conservé par exemple le témoignage écrit du général Régis (de Keredern ! D’ascendance bretonne, gast) de Trobriand (Deux ans à la guerre du Potomac), plus tard général tunique bleue dans les Grandes Plaines. D’autres Français sont venus tout bonnement proposés leur sabre et leur culture guerrière aux acteurs du conflit : trois princes de la famille d’Orléans, le comte de Paris, le duc de Chartres et le prince de Joinville pour le Nord « libéral » et, notre personnage principal ici, un cas à part, Camille de Polignac, pour le Sud esclavagiste. Ils sont comme ça, les nobles, à la recherche d’un vent d’aventure dans leur moustache, d’une fidélité à un idéal chevaleresque, un baise-main à la dame et un regard pudique sur la société esclavagiste. Alors partons, avec Polignac et Dadoun, pour la Louisiane, sa touffeur, les méandres de ses fleuves à l’odeur de pourri.

Le décor et les circonstances de ces aventures c’est comme une serre sous plastique dont les parois retiennent et ressassent les gouttelettes de sueur, de sang projeté (parce qu’on y massacre allégrement, c’est la guerre), l’épaisseur des haleines, chargées de brandy ou d’angoisse, les brisures de rêves et d’idéaux. Mais sur l’ordure prospère une forme de beauté, une forme d’espoir. On ne sait pas si Emanuel Dadoun s’en est allé pagayer sur des bras du bayou, enveloppés de silence brumeux, de pétarades douces qui parlent de la décomposition dans les profondeurs, de hiatus dans la symphonie aviaire ou batracienne qui précèdent l’embuscade. On comprend juste, qu’avec ses mots, nous nous retrouvons avec lui, les braies trempées, les torses pelliculés de lentilles d’eau, pixels végétaux de ses descriptions, de ses ambiances, de ses scènes de violence brusque, de ses pensées qui s’échappent vers le passé ou l’avenir. C’est là sa belle réussite.

Ensuite, il faut dire la fuite inventive, l’exploration créative : à partir d’un limon historique, Emanuel Dadoun pétrit un artefact littéraire, humidifié sans doute avec ses lubies, ses projections, voire ses obsessions. Il a la délicatesse – peut-être la prudence – de nous en avertir en préface. Emanuel Dadoun a lu, il a ses références littéraires, voire mythologiques. Il a cherché avec intelligence à leur rendre hommage ou matière. Et il y aura donc quelque chose de grec et de tragique, un peu de philosophie et beaucoup de folie, un zeste aussi de Fitzcarraldo dans cette descente vers l’en-bas des fleuves qui préfèrent par endroits s’égarer plutôt que s’écouler…

Je ne dirais pas que tout est parfait dans ce texte d’un genre hybride. Mais je voudrais que soit salué le courage d’un auteur d’agripper un sujet personnel, de louvoyer entre grande et petite histoire dans un ailleurs qui paraît lointain, pourtant proche si nous le réalisons, autant que soit salué le courage d’un éditeur qui l’accompagne.

Paotrsaout


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