Chroniques noires et partisanes

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IMMOBILITÉ de Brian Evenson / Rivages

Immobility

Traduction: Jonathan Baillehache

Lorsque vous ouvrez les yeux, vous ne savez plus qui vous êtes ni d’où vous venez. Vous savez que le monde a changé, qu’une catastrophe a détruit tout ce qui existait, et que vous êtes paralysé à partir de la taille. Un individu prétendant être votre ami vous dit que vos services sont requis. Vous voici donc transporté à travers un paysage de ruines, sur le dos de deux hommes en combinaison de protection, vers quelque chose que vous ne comprenez pas et qui pourrait bien finir par vous tuer. Bienvenue dans la vie de Josef Horkaï.

Rien de moins que deux livres de Brian Evenson publiés en France en janvier 2023 et chez deux éditeurs différents. Pour moi qui n’a jamais lu Brian Evenson, et que l’on m’avait déjà par ailleurs plus ou moins bien vendu, c’est une bonne occasion pour le découvrir. Et comme on dirait chez les amateurs de tartes flambées, l’occasion fait le lardon ! Voilà. Ça c’est fait… Maintenant, passons aux choses sérieuses. Des deux ouvrages de l’auteur que sont Immobilité (Rivages) et L’Antre (Quidam), je me suis d’abord attaqué à Immobilité et sa couverture que je trouve assez fascinante. Mais le contenu l’est-il autant ?

On m’a décrit Evenson comme pas bien joyeux, dans ses textes j’entends, du genre à ne pas trop voir la vie en rose. En amateur de littérature égayante, c’est un bon argument pour me pousser à la lecture d’un auteur. Je reconnais qu’ici l’argument est amplement confirmé. Malheureusement, cela ne peut toujours suffire à faire un bon livre. Immobilité peine à me convaincre.

Difficile de trouver un véritable intérêt à cette randonnée post-apocalyptique à dos d’hommes. L’histoire, peu palpitante et relativement prévisible, manque de substance. Il ne se passe pas grand-chose et l’atmosphère de fin du monde est somme toute assez convenue. Ou juste pas assez développée. Ou bien vue et revue ? Si la promenade n’est pas désagréable, dans le sens ou la lecture est facile et rapide, elle ne m’a pas laissé de trace particulière. 

Notre héros, Josef Horkaï, est perclus de doutes tout au long de son aventure. Après avoir été apparemment sorti d’une longue stase, sa mémoire lui fait défaut, ainsi que ses jambes. Envoyé aussitôt en mission – la mission étant de partir du point A, pour aller au point B chercher quelque chose dont il ne sait rien ou peu, et le ramener au point A, aidé par deux « mules » – il se questionne sur tout. Mais disons ce qui est, notre héros est surtout très naïf et ses réflexions lassent assez rapidement. Le résumé dit juste, Josef Horkaï ne comprend pas et c’est bien dommage, on aimerait bien le secouer un petit peu. Je ne vais pas vous divulgâcher le déroulé, sinon vous n’aurez vraiment pas grand-chose à vous mettre sous la dent, mais le fond n’a rien d’une surprise : la vraie catastrophe c’est l’Homme. 

Pas la randonnée la plus passionnante que j’ai connue. Dommage. Les sujets à creuser ne manquaient pas. L’intrigue aurait mérité d’être plus élaborée et la plume un peu plus vive. On est loin du roman qui fera date dans l’univers de la science-fiction post-apocalyptique. Cela reste une petite lecture qui aura peut-être son charme pour certaines et certains, mais assez anecdotique à mon sens. L’Antre, publié chez Quidam, sera-t-il plus concluant ? Réponse après lecture.

Brother Jo.

ENTRETIEN avec Noëlle Renaude / « Une petite société » / Deuxième Partie

Un deuxième roman verra le jour en 2022 et ce sera « Une petite société », aussi épatant que le précédent et qui nous intéresse au premier plan. Au début, quand Louise apparaît très longuement, on se demande un instant si on est toujours sur la même histoire tant on part déjà loin à la périphérie. Quelle est l’origine de cette histoire et son axe central, la maison ou Louise ? Avez-vous eu recours à un plan ou êtes-vous partie tête baissée faire leur fête à vos contemporains à partir d’un personnage ou d’un lieu ?

Je ne fais jamais de plan. Le plan voudrait dire qu’on a tout ébauché et qu’il ‘y a plus qu’à remplir. Je sais que certains écrivains travaillent comme ça. Moi pas. L’axe central c’est, je dirais, l’entre-deux pôles. La distance entre la maison Windsor et l’usine O’Connor. Le va et vient que cette disposition impose et où vont s’engouffrer les autres. Une seule pénètrera dans les deux pôles, Michèle Carton. La première apparition de Louise, oui, est très longue, démesurée par rapport aux autres chapitres. J’ai tenté de tronçonner l’épisode, de l’éparpiller, sachant qu’il y avait un déséquilibre entre l’amorce ( fugue de Tom dans le passé ) et l’entame ( épisode Louise qui couvre 27 ans) avant qu’on arrive au présent du récit, la garde à vue de Tom, qui est elle-même l’épilogue des trois chapitres qui suivent. Tout, on va dire, est anormal, dans ce démarrage. Les actions inversées, les temporalités brouillées, les durées inégales. Mais Louise devait rester telle qu’elle était venue. Un bout de roman dans le roman, une séquence, un plan large, (je ne pensais pas, alors, qu’elle reviendrait de manière chronique, comme un scotch dont on ne peut pas se débarrasser façon Haddock). S’il y a plan il se crée au sein de l’écriture, il s’élabore selon des logiques de rythme mais aussi de principes de brouillages narratifs et de répétitions ( dans ce roman une action est vue décrite sous différents angles) . En fil rouge, pour s’y retrouver, des clés, des détails, des repères. Si je ne fais pas de plan je ne pars pas non plus tête baissée. Jamais. Le travail d’écriture est un lieu d’une extrême froideur. C’est, pas marrant, rude, tout étant remis sans cesse en question. J’écris six ou sept heures par jour, pas pour noircir des pages. Chaque jour je relis depuis le début, réécris ce qui est déjà écrit. Reprendre, c’est la partie la plus « plaisante » ( si le mot convient à ce boulot) de l’écriture. Inventer, laisser venir, continuer, c’est ce qu’il y a de pire.

Dans Les abattus, vous dézinguiez une famille bien craignos et dans Une petite société vous flinguez avec beaucoup de justesse les Français moyens. Quelle est votre méthode pour trouver ces petits détails dans nos habitudes, dans nos comportements qui nous accusent, qui nous montrent du doigt, pour révéler notre côté moche ?

Français moyens ? Il y a tout ce qu’on veut dans cette société. Des aristos des grands bourgeois des petits bourgeois des fonctionnaires des employés des cadres riches et des cadres moyens et des commerçants. Ce n’est pas la classe sociale à laquelle ils appartiennent ou dont ils sont issus qui les détermine encore que. Si Michèle Carton et Phil Bullock sont, à l’aune de leurs impeccables familles, des ratés, ils obéissent encore aux lois du milieu qui les a vu naître. Il n’y a, en tout cas, à aucun moment, de rapport de classes (même quand Louise louche du côté des Windsor) et encore moins de lutte de classes. Tout ce petit monde, le nôtre apparemment, mal apparié, est fait de glorioles et de faiblesses, de travers, et c’est vrai que les travers m’intéressent plus que les gloires qui sont admirables quand elles sont paradoxales. Alors comment je fais ? je ne sais pas. J’ai l’œil à ça, l’oreille à ça, tout ce qui détonne me réjouit, leurs failles me rendent les humains un peu plus aimables. Flaubert m’a appris à regarder le détail. Godard à faire le pas de côté qui permet de voir ce qu’on ne verrait pas, frontalement ( Louise). Mais est-ce que ce petit monde est si moche que ça ? Je ne le pense pas. S’il y a lutte, c’est pour voir un peu plus haut que son bout de trottoir, sortir de son coma.

On dit que les auteurs mettent une part d’eux, plus ou moins conséquente, dans leurs personnages. Ne seriez-vous pas un peu Louise sur les bords à imaginer des vies, des travers chez les inconnus que vous croisez ? De manière générale, aimez-vous vos personnages malgré ce que vous leur infligez ?

Évidemment. Je ne suis pas madame Bovary ( la revoilà), je ne suis pas Louise, mais j’ai, comme je viens de le dire, l’œil acerbe et aiguisé. Ayant vécu avec un peintre je me suis aperçue très vite que nous n’avions pas le même rapport visuel au monde. Le sien était rétinien. Le mien bizarrement incapable de capter l’image globale ( d’abord il n’y a que les mots écrits qui m’attirent dans le paysage, sans mots, le monde me serait incompréhensible) mais les détails. Ce qui nous rapprochait c’était ça, qu’on voyait d’un seul coup d’œil et en même temps, le truc qui cloche, et qui nous réjouissait. J’adore deviner parfois ce que font dans la vie les gens qui passent. C’est sûr que je me plante à 100% mais c’est assez jubilatoire. Écouter aussi en douce les conversations. Ce qui ne veut pas dire que je m’en sers après coup . Mais ce qui définit une personne, souvent, ce n’est pas son appareillage psychologico-social, mais la manière dont elle avance et trébuche, la manière qu’elle a de tourner ses phrases. Au théâtre, c’est l’oralité qui prédomine. Ce qui ne veut pas dire, émission verbale. C’est plus que ça. C’est moins ce que je dis que comme je le dis qui va créer un corps donc une action une interaction une scène et une situation et tout au bout un personnage. Encore une fois, je pars à l’envers. Ce n’est pas le personnage qui se crée d’abord, mais sa parole qui constitue un corps puis un personnage qui arrive en fin de course précédé de ses manies, de ses élans et surtout pas de son discours. Le roman n’échappe pas à ce principe que je me suis donné.

Et si j’aime mes personnages ? je n’ai ni à les aimer ni à ne pas les aimer. Je n’ai aucun rapport d’intimité avec eux. Je ne suis pas eux ils ne sont pas moi. Je peux les balayer d’un clic, pas parce que je ne les aime pas, mais parce qu’ils n’ont plus rien à faire dans mes pages. Si le vigile de l’usine et son chien sont là, sans histoire personnelle, c’est qu’ils sont techniquement parlant le repère O’Connor, mais aussi tout panneau indicateur qu’ils soient seront les seuls qui verront la fin de l’histoire. D’autres bénéficient d’extensions ( comme le couple Mona et Stan, leurs amis Morris et la babysitter autrichienne), on ne les reverra pas, mais ils sont les déclencheurs d’un drame qui propulse un des personnages récurrents dans le coma ( autre vie, autre fiction, autre énigme. Il y a à ce propos dans ce livre une chose dont personne ne parle, ce sont les accidents surnaturels qui s’y produisent. Un monde bis. Un monde irréel dans le monde réel. Des soupapes ou des bouches d’aération nécessaires chargées de le vider de sa noirceur ou de le mettre de temps en temps hors sol ).

Je suis étonnée qu’on me dise qu’on a été très attaché au narrateur des Abattus, qui est pour moi le personnage en creux, la silhouette absente, celui à qui il est dur voire impossible de s’identifier. Il faut croire que finalement les personnages échappent à leur destinée de figurants ou de figures non mimétiques pour rejoindre le camp des personnages bon teints. Certains me reprochent un certain cynisme, je me tiens juste à très grande distance, dans l’écriture, de tout ce qui mène au pathos. Et c’est presque mécanique chez moi, quand ça va bien, ça casse, quelquefois c’est une décision, quelquefois un accident d’écriture. Un grand pan ôté qui fait s’aboucher deux fragments qui n’avaient à voir ensemble et qui crée du trouble . Et de la vie aussi. Ecrire c’est ça : moins accumuler qu’ enlever, sacrifier surtout ce qui me semblait bien écrit. Il n’y a pas que les personnages que je maltraite.

Dans Une petite société, on a souvent l’impression d’être avec vous, dans ce génial fatras d’existences bancales. Par certains « emballements » stylistiques, on peut même penser que vous avez pris beaucoup de plaisir. L’acte d’écrire repose t-il chez vous selon un cérémonial bien établi de lieu, de moments dans la journée, de périodes, d’environnement ?

Du plaisir, non. L’écriture n’étant surtout pas un lieu de plaisir. Mais attention, pas de souffrance non plus. C’est juste froid. Le plaisir viendrait à la toute fin, à la relecture, une fois que c’est fait, et que je peux me dire, j’ai pas mal travaillé. Depuis que j’ai commencé à écrire ( une quarantaine d’années maintenant) mes rituels ont peu changé. J’écris tous les jours ( avec des interruptions temporaires, trois ans par exemple, après la mort de ma mère), dans des lieux fixes. En journée. Sur machines à écrire puis Mac, ce qui refroidit pas mal la relation intime qu’on a à l’écriture. Jamais sur papier. Sans notes, pas de carnet avec gribouillages, pas de journal intime. Chez moi exclusivement (les résidences me cassent les pieds et me sont impossibles). Pas dans les trains les avions sur la plage aux terrasses de café. Si en allant faire le marché une phrase sublime me viste, tant mieux, j’essaie de la garder, si en revenant du marché la phrase sublime s’est évaporée, tant pis ou tant mieux, vu que je me méfie du sublime de l’inspiration et de l’inspiration tout court. J’aime bien les bruits familiers de la vie. Quand j’écris. Pas d’enfermement. J’ai chats et chien, donc ça passe et ça vit. Des voisins bruyants. Des voitures ou rien, trois environnements distincts vu que la vie a pu faire que j’aie trois maisons ( donc plus vraiment de raison). Longtemps je n’ai pu écrire qu’à Paris, dans l’atelier de peintre de mon mari. Puis dans mon salon. Lieu de vie. Depuis le Covid et les confinements, réfugiée dans l’Oise, maison de mes parents morts, j’écris de 8 heures à 14 ou 15 heures, sans discontinuer. Et trimballe mon Macbook dans les trois lieux. Chaque lieu ayant sa place définie. Oise, ma chambre( ou le jardin). Paris, mon salon. Loir et Cher, mon canapé devant la cheminée ( ou dehors). J’ai eu un bureau, une chambre de bonne parisienne, deux ans, qui ne m’a servi à rien.

Certains auteurs parlent d’un réel besoin vital d’écrire. En êtes vous ? Curieusement, écrire du Noir, ne serait-il pas pour vous une sorte de défoulement ou de défouloir tant on lit une frénésie très contagieuse chez vous ?

Oui c’est vrai, ce besoin vital d’écrire. Pourquoi est-ce qu’on écrit ? Qu’on s’y remet sans cesse une fois qu’on a fini ? D’où nous vient cette nécessité ? On peut trouver des réponses, qui seraient toutes suspectes. Pourquoi devient-on écrivain ? ou peintre ? ou banquier ? Depuis plus de trente ans j’écris un texte que j’ai nommé provisoirement Enquête et qui cherche d’où m’est venu ce besoin subit, inaltérable d’écrire, sur une plage bretonne en 1977. J’ai des pistes qui valent ce qu’elles valent, mais surtout cette enquête en cours me permet aussi de me situer entre deux voies : ce que je sais et que j’ai vécu ( la vérité ou la mémoire dont je témoigne) , et ce qu’on m’a dit et que je n’ai pas vécu ( le ouï-dire et la rumeur) -résonance évidente avec Une petite société– J’ai choisi la voie du milieu, celle de l’erreur, de la fiction, du mensonge, ce que je ne sais pas mais dont je ferai un réel sonore et vibrant.

Quant au défouloir, non . Écrire c’est tout le contraire du défouloir . Et le Noir n’a rien changé à ma façon d’aborder la fiction, le monde, nous, l’ écrit. J’aborde chaque ouvrage avec la même précision grammaticale et sonore, les mêmes questions et soucis et désir liés plus à la forme qu’au genre mais surtout, depuis le début et en tout, à l’élaboration d’une matière vivante, physique, et qui, je l’espère, respire.

Je m’attache pour le dire vite plus à la ponctuation et à sa désorganisation, à l’ordre et au choix des mots ( leur sonorité), qu’à l’histoire qui se fabrique un peu, du coup, toute seule, et tout ça avec mes doigts (vu que j’écris avec mes doigts) et mes yeux qui sont à peu près aussi mes oreilles.

Quelle serait la B.O idéale pour Une petite société ?

Oh là, aucune idée. Pour Les Abattus, mis en lecture par moi à Théâtre Ouvert avec deux acteurs fétiches, Nicolas Maury et Christophe Brault, j’avais mis bout à bout en continu des BO de films noirs et pas noirs. Pour Une petite société, Lou Reed ? It’s a perfect day ? City life de Steve Reich ?

Et, évidemment la question que j’ai oublié de vous poser…

Qui serait votre auteur Noir préféré ?

Ellroy, qui transgresse et grandement la sphère noire.

Entretien réalisé en octobre 2022 par échange de mails. Un grand merci à Noëlle Renaude pour sa disponibilité et l’intelligence de ses propos.

Clete.

ROULETTE RUSSE de James Grady / Rivages

Russian Roulette of the Condor

Traduction: Hubert Tézenas

James Grady a connu un succès mondial à 25 ans avec un roman d’espionnage nommé Les six jours du Condor dont le héros a été immortalisé à l’écran par Robert Redford dans le film de Sydney Pollack Les trois jours du Condor en 1975. Mais, Les six jours du Condor n’a pas été juste un one shot exceptionnel, d’autres romans ont suivi, certains reprenant ce héros fétiche de Condor, “un employé mineur de la CIA qui devint un espion de haut vol au fil des romans de la série” et d’autres sans lien mais toujours dans le milieu de l’espionnage et de la politique. 

Roulette russe, novella de six chapitres comme autant de balles dans le barillet, signe la fin de la carrière d’espion de Malcolm, alias Vin, alias Condor. Nous sommes en 2015 et Condor, fondateur de la V., une agence de cyber sécurité high tech, dissimulée derrière les murs anodins d’une maison bourgeoise de Washington, cherche un successeur, patriote et fondamentalement anti-russe (qui peut le blâmer actuellement ?). 

Ses six histoires courtes se lisent sans problème mais aussi sans réelle passion. Le cocktail espions, filatures, exfiltrations, trahisons, opérations et rendez-vous secrets, bastons, flingues, un peu de cul et d’humour est particulièrement bien rôdé si on aime le genre. Le problème vient juste de l’intérêt réel de cette novella pour le lecteur.

Si vous n’avez jamais lu Grady, les péripéties ne vont pas beaucoup vous émouvoir même en imaginant un Redford vieillissant sous les traits de Condor. Si l’envie de connaître James Grady est devenue pour vous une urgence, le mieux est de vous plonger dans Les six jours du Condor, à la genèse du personnage.

Si vous connaissez déjà Condor, peut-être que ces retrouvailles vous toucheront. Personnellement, je n’étais pas impatient de retrouver le vieux Condor et après une lecture somme toute sympa mais sans plus, je me dis que Condor aurait pu très bien rester dans ma mémoire sous les traits d’un Redford affolé tentant d’échapper à des forces obscures. En refermant le bouquin, s’est glissée une impression d’histoires actuelles mais traitées sous la forme de l’espionnage des années 80, sans l’apport des techniques modernes d’investigation ou de renseignements. On utilise encore des appâts féminins pour approcher un homme…

Certains diront joli vintage, d’autres, peut-être, parleront de vieux truc démodé mais dans tous les cas, certainement à réserver aux vrais fans de l’auteur.

Clete.

UN BON INDIEN EST UN INDIEN MORT / Entretien express avec Stephen Graham Jones

Le roman « Un bon Indien est un Indien mort » ne laisse personne indifférent. On aime ou on déteste cette histoire cauchemardesque de vengeance indienne. Profitant de sa présence à America, nous avons pu passer quelques minutes avec son auteur Stephen Graham Jones, entre une des ses séances de dédicaces et un enregistrement pour Arte. Ce joli petit moment, sur des transats dans le hall de la mairie de Vincennes, a été rendu possible grâce à l’entregent et la gentillesse d’Alain Deroudilhe attaché de presse efficace de Rivages et de l’éditeur français du romancier, Valentin Baillehache. Soulignons aussi et surtout la traduction efficace des propos effectuée par Clément Martin, très pro. Merci à eux et bien sûr à Stephen Graham Jones, passionnant et très disponible tout au long du festival.


“Un bon Indien est un Indien mort” chez Rivages est votre second roman à paraître en France après “Galeux” à La Volte. On va sûrement très vite s’habituer à l’auteur mais qui est l’homme ?

Je suis né au Texas en 72 et j’ai grandi dans une ferme où je travaillais avec des chevaux, des tracteurs et je n’ai jamais envisagé d’être auteur, d’avoir une vie dans la littérature. Ça s’est passé un peu par hasard et je suis toujours étonné de la façon dont ça s’est déroulé mais j’adore la vie que je mène maintenant.

Vous écrivez depuis longtemps, y a-t’il eu un élément déclencheur ou est-ce inscrit en vous depuis toujours?

Quand j’avais 19 ans, une fois, j’avais prévu de ne pas faire le travail pour une dissertation. J’étais à l’hôpital à ce moment-là et j’écrivais un peu n’importe quoi sur un petit carnet à spirales et je me suis dit que peut-être je pourrais avoir la moyenne si je rendais ça à la place du travail exigé. J’ai donc rendu cette copie à ma prof et au lieu de me mettre juste la moyenne, elle l’a tapée, je ne m’étais jamais servi d’une machine à écrire ou d’un traitement de texte et l’a envoyée à un concours de nouvelles local que j’ai finalement gagné et qui m’a rapporté cinquante dollars. Cette somme de cinquante dollars est l’argent qui vaut le plus à mes yeux depuis, parce qu’il m’a fait comprendre que si on raconte des histoires correctement, les gens écoutent et sont prêts à vous accorder une certaine importance, un certain crédit.

Comment écrivez-vous ? Planifiez-vous votre roman ou partez-vous d’une image, d’un thème, d’une idée ?

Je ne planifie jamais mes romans.Je commence souvent en ayant aucune idée. Je vais chercher à entendre une voix avant toute chose. Et une fois que je l’ai et que j’entends cette voix dire la première phrase du roman, en fait, cette voix va tout me donner, à la fois l’angle du roman, son style, la narration. Cette première phrase va en amener une autre, puis une troisième, puis un paragraphe, puis un chapitre et enfin le roman. Même quand il s’agit de thrillers ou de polars, je ne connais pas la fin et je finis par être moi-même surpris par le final.

Vous citez Lansdale (entretien Nyctalopes) dans vos références et il a effectivement commencé par des récits d’horreur pour aller vers le polar, le noir. Pensez-vous effectuer la même démarche un jour?

Ah, ça, c’est une très bonne question. Avoir la même carrière que Joe Lansdale serait un honneur car il est vraiment fantastique. En fait, depuis 2002, je sais que Joe lansdale est mon héros. J’ai participé avec lui à une rencontre lors d’un salon et lors du moment des questions / réponses une personne lui a demandé à quel genre il appartenait et il a juste répondu qu’il faisait du Joe Lansdale et donc c’est un stade auquel j’aimerais arriver… faire du Graham Jones. J’ai déjà écrit des romans policiers par le passé mais je ne sais pas encore où va me mener ma carrière. Ce dont je suis sûr, c’est que mes trois prochaines sorties seront dans le domaine de la littérature d’horreur puisque les livres sont déjà écrits. 

Pourquoi ce choix de la littérature d’horreur ?

J’aime l’horreur parce qu’elle va créer des réactions viscérales chez le lecteur. Pour moi, il y a deux genres qui exacerbent les sentiments, l’horreur et le romanesque, ils peuvent créer l’émotion et terroriser. Les romans d’horreur ne peuvent qu’effrayer, on se retourne quand on se retrouve seul dans un immense parking la nuit, on regarde sous son lit avant de se coucher. De manière générale, la littérature d’horreur va pondre des œufs dans l’esprit du lecteur qui écloront peut être vers deux heures du mat, au cœur de la nuit sombre. Et c’est ce que j’apprécie, ces réactions que cela peut générer chez le lecteur.

J’ai l’impression qu’il y a deux histoires dans “Un bon Indien est un Indien mort” ; un jeu de massacre très cinématographique et jouissif mais aussi le témoignage d’un certain mal être des jeunes Amérindiens comme on pouvait le lire notamment chez Tommy Orange ?

La comparaison avec Tommy Orange est pertinente, je le connais, c’est un type bien et un auteur de qualité. Ce qui est marrant c’est que ce jeu de massacre, c’est vraiment ce sur quoi j’étais parti au départ, mais en fait, la partie sociale s’est révélée organiquement pendant l’écriture. Comme je l’ai déjà dit, je n’ai pas de plan, de check list à compléter mais j’ai quelques griefs à l’encontre du monde, notamment la colère contre les brutalités policières sur les personnes à la peau sombre que ce soient les Amérindiens ou les Noirs. Et il s’avère que si dans le cadre de l’histoire, au cours du procédé créatif il peut souligner ces éléments, il le fera. Si je peux…

Le châtiment des quatre jeunes est-il dû à leur méconnaissance, leur oubli des traditions ?

Il y a beaucoup de raisons à ce châtiment : ils ont pénétré une zone réservée aux Anciens dans la Réserve, ils ont chassé sans respecter l’éthique, les traditions et ils n’ont pas mangé la viande de leurs victimes. De manière générale, ils n’ont pas été attentifs à ce qu’ils étaient censés faire et à la manière de chasser. 

Je voulais aussi poser une autre question avec ce roman. Quand on regarde cet écart de dix ans entre la chasse et la punition, la justice, la vengeance, peu importe comment on veut l’appeler, mais pendant ces dix ans, ces quatre amis ont changé. Pourtant il existe toujours ce crime dans le passé, il est toujours présent. Ce châtiment, est-ce qu’ils le méritent toujours ? C’est la question. Et cela fait vraiment mal de les voir subir tels tourments. Ce sont devenus des mecs relativement bien.

Est-ce la première fois que vous venez en France ? Mis à part l’accueil de Rivages et du festival America, quel ressenti avez-vous de votre “french trip” ?

Je trouve que c’est fantastique. J’ai pris quelques cours de français il y a quelques années et je pensais avoir tout oublié, mais en fait je comprends encore pas mal de choses et ça rend le séjour encore plus agréable. Je trouve que tout est vraiment beau ici, que les gens sont très agréables et j’espère revenir le plus souvent possible.

Quelle serait la B.O. pour “Un bon Indien est un Indien mort ? 

(Réflexion…) Townes Van Zandt a écrit une chanson qui se nomme “ Dollar Bill  Blues” qui serait parfaite pour illustrer “Un bon Indien est un Indien mort”.

***

Merci encore à Stephen Graham Jones, à Rivages et à Clément Martin… sans oublier Francis Geffard et son magnifique festival America.

Vincennes le 24/09/2022, 17 h.

Clete.

Stephen Graham Jones et Clément Martin.

UNE PETITE SOCIÉTÉ de Noëlle Renaude / Rivages

J’avais rencontré brièvement Noëlle Renaude l’an dernier à Lamballe au salon Noir sur la ville. Quand je lui avais dit mon admiration pour son premier roman Les abattus, oeuvre particulièrement noire, elle m’avait répondu en gros qu’elle avait fait comme elle avait pu parce qu’elle ne savait pas trop ce que regroupait cette notion de “noir”, aux si nombreuses définitions il est vrai. Pour autant l’auteure, dramaturge connue, n’est pas une novice dans le polar ayant écrit par le passé des dizaines de nouvelles policières sous pseudonyme pour le magazine Bonne Soirée. L’une d’entre elles, Il faut un héritier, a d’ailleurs été réalisée au cinéma en 2O21 sous le titre La pièce rapportée avec notamment Josiane Balasko et Philippe Katerine à l’affiche.

Les abattus, par son ton, par son écriture, par sa noirceur plombante, déprimante, a expédié vers le vintage certains auteurs qui croyaient se la jouer fine… On pouvait reprocher à son premier opus d’avoir choisi la facilité en exposant des gens qui étaient déjà des caricatures de beaufitude dans leur vie, dans leur comportement, dans leur condition, dans leurs rêves… un monde triste, dans une France périphérique oubliée, très justement observée et rendue. L’amateur de noir peut aimer lire ces destins de personnes dans une merditude sans nom mais, tout en sachant que ces histoires finissent souvent plus mal qu’elles n’ont commencé, il ne dédaignera pas forcément quelques éclaircies, quelques beaux comportements… la fleur qui pousse sur le tas de fumier. On pouvait trouver cela dans Les abattus. Ah si, un tout petit peu quand même, Noëlle Renaude n’avait pas tout flingué à l’époque. Là, c’est une toute autre histoire. Que dalle, rien, nada, zob, que tchi, des clous !  Dans Une petite société, Noëlle Renaude remet une seconde couche plus létale, plus toxique. Tout est noir, sale, vulgaire, triste, navrant, comme dans le premier sauf que ce coup-ci, on n’est plus chez les Bidochon, c’est les Français moyens qui morflent et ça fait mal. Vous ne vous en vanterez pas non plus, mais on peut très certainement retrouver ici certains de nos petits travers, de nos sales habitudes, de nos mauvais goûts, de nos petites trahisons, de notre petit côté dégueulasse. Rien de bien grave, juste du moche qu’on cache.

Alors, si vous n’avez pas aimé Les Abattus, je crois que je vous ai déjà suffisamment fait perdre votre temps. Si vous voulez débuter dans le Noir, disons sociétal, il y a peut-être des couleuvres plus faciles à avaler. En fait, si vous n’êtes pas habitués à vous faire rentrer dedans, Noëlle Renaude, la diva punk du Noir, va vous plomber ce début d’automne et vous faire perdre le peu de crédit que vous accordiez encore à vos contemporains. Enfin, si vous avez apprécié le premier roman, foncez, celui-ci est pire.

“Tom, jeune handicapé mental, vit sous la tutelle d’une prétendue veuve et d’un homme à tout faire dans une grande demeure mal entretenue. Son père, homme d’affaires anglais, s’est suicidé une nuit dans la bibliothèque. Quand Tom, travaillé par ses pulsions sexuelles, tente d’enlever la fille prépubère des voisins, les regards convergent sur l’étrange maisonnée, qu’observe depuis longtemps déjà la comptable de l’usine d’en face. Assistante sociale, flics, détectives, voisins, badauds, tous semblent avoir leur petite idée sur ce que cachent les grilles de la maison en haut de sa pelouse.”

Il y a sûrement des quatrièmes de couverture plus dures à faire que d’autres et puis il y en a des impossibles et on ne peut que féliciter l’éditeur de s’en être sorti ici. Rivages lance le roman avec cet incident finalement mineur mais mettant en lumière une maison, centre névralgique de cette terrible Cour des Miracles. On aurait aussi pu l’introduire par l’histoire de Louise, une employée d’une usine qui pendant 30 ans va regarder ce qui se passe dans cette demeure bourgeoise sur laquelle donne son bureau. Elle va observer, épier, guetter, fureter, supputer, imaginer, cancaner la vie de cette maison. Alors, très tôt, le lecteur va comprendre qu’il s’est passé effectivement des trucs louches, la  mort mystérieuse d’une femme qui tombe et qui meurt, comme ça, pas plus. 

Et puis ça part dans tous les sens tout en restant presque à vue du cadre : la maison. Avec un réel talent d’écriture parfois minimaliste et tout simplement parfait, elle décrit des hommes et des femmes aux vies tristes, où chaque matin c’est lundi, où on survit comme on peut dans son existence sans saveur, sans couleur, sans espoir “ Yeux flasques menton qui ballotte et mémoire qui vacille, plus de doute Mignon picole”. Et à d’autres moments c’est un torrent verbal, des diatribes sans fin écrites à la kalach, sans point visible à l’horizon avant une page et demie, criblées de virgules où vous vous accrochez pour encaisser ce que vous morflez. Attention, c’est plombant mais c’est extrêmement addictif car on sait qu’un, voire plusieurs crimes, ont pu être commis dans la maison et pourraient se reproduire. 

Les personnages sont vils, l’auteure nous fait entrer dans leurs cerveaux, nous montre les dysfonctionnement de chacun, les tares, les raisonnements malades, les fuites dégueulasses, les histoires lamentables, navrantes, honteuses. Méfiez-vous des digressions qui semblent anodines, leur final vous laisse souvent K.O.. On voit bien que Noëlle Renaude a pris un grand plaisir à écrire cette histoire, partant dans des digressions très longues, vous amenant à vous demander si vous avez toujours le bon bouquin entre les mains, pour toujours rebondir sur ses pieds et recommencer à vous malmener. Aucune violence n’est visible et pourtant on prend cher. On suit Noëlle Renaude avec bonheur quand elle s’emballe pendant cinq pages sur une scène qu’elle aurait pu boucler en quelques lignes, y restant tellement elle est bien dans le dawa qu’elle a créé sous nos yeux ébahis et parfois horrifiés.

Je n’ai aucun doute sur la médiocrité de cette recension que j’ai déjà retardée plusieurs fois, conscient de ne pas être à la hauteur de l’originalité et de la liberté d’écriture de l’auteure. Pour parler simplement, Une petite société était un passage obligé pour Nyctalopes. 

Merci madame Renaude.

Clete

UN BON INDIEN EST UN INDIEN MORT de Stephen Graham Jones / Rivages

The Only Good Indians.

Traduction: Jean Esch

Un bon Indien est un Indien mort” signe l’arrivée de l’auteur amérindien Stephen Graham Jones chez Rivages. Il a déjà une trentaine d’ouvrages à son actif, un seul chez nous, et met ici en lumière des jeunes issus, comme lui, de la tribu des Blackfeet. Nombreux sont maintenant les auteurs amérindiens à raconter l’histoire et le présent de leur peuple. On pourra maintenant ajouter à cette liste Stephen Graham Jones, tout en notant sa grande différence dans le contenu avec des écrivains comme Joseph Boyden, Louise Erdrich, Tommy Orange ou Sherman Alexie. Par sa description d’une jeunesse indienne désorientée, on pourrait le rapprocher un tout, tout petit peu de Ici n’est pas ici de Tommy Orange. 

« Quatre amis d’enfance, qui ont grandi dans une réserve amérindienne du Montana, sont hantés par le fantôme d’une femelle élan. Dix ans auparavant, ils ont massacré un troupeau lors d’une partie de chasse illégale. » 

Ben ouais, ce ne sont pas des mauvais bougres, nos quatre gugusses, sont juste un peu cons. Ça partait pourtant d’une intention louable et puis ça a merdé gravement. Et dix ans après, ils vont payer pour leurs fautes. Leur connaissance beaucoup trop limitée du « catéchisme » indien fait qu’ils ne comprennent pas tout de ce qui commence à se tramer autour d’eux. Faut vraiment pas plaisanter avec les coutumes chez les Blackfeet parce que la réponse divine est terrible. Le pardon, la miséricorde, pas en catalogue. Quatre amis séparés par la vie, deux sur la réserve et deux en dehors, vont affronter un ennemi invisible, invincible et cruel. Le roman est particulièrement addictif, surprenant par ce climat inquiétant et constant d’incertitude basculant souvent dans l’effroi, l’horreur. Predator version Blackfoot.

Un bon Indien est un Indien mort  offre, par ailleurs, un bel instantané sur une jeunesse amérindienne désorientée comme chezTommy Orange. Mais surtout, ne désirant pas non plus égarer les plus sensibles, sachez que si Jones fait nouvellement dans le polar et dans le noir comme ici, il est surtout connu comme un spécialiste de littérature d’horreur, un peu comme Lansdale à ses débuts, d’ailleurs cité en fin d’ouvrage comme une grande référence. Et du coup, l’auteur n’a pas pu s’en empêcher, il s’est pas mal lâché et  quelques scènes tournent de manière très prononcée au massacre, à la grande boucherie. On est très loin des facéties de Un blues de coyote de Christopher Moore.

Ça rigole pas dans le Montana, les dieux y sont particulièrement ombrageux et ça pique quand même un peu. Mais quand on a bien intégré la mise en garde, Un bon Indien est un Indien mort s’avère être un effroyable petit joyau rock n’roll.

Clete

PS: Entretien à America à venir.

LA LOI DES LIGNES de Hye-Young Pyun / Rivages

Traduction: Lim Yeong-hee avec la collaboration de Catherine Biros

Méchamment impressionné par La nuit du hibou de Hye-Young Pyun, je n’ai pas résisté très longtemps à la tentation de retourner dans les mondes bizarres de l’auteure coréenne qui sera certainement, sans augurer de l’avenir, ma plus belle découverte de l’année. Profitant de sa sortie en poche ce mois-ci, voici donc le douloureux La loi des lignes daté de 2015 et sorti en France l’année dernière.

“Lorsque sa demi-sœur est retrouvée noyée dans une rivière, Ki-jeong part à la recherche de réponses. Pendant ce temps, Sae-oh, qui n’a pas quitté sa maison depuis des années de peur d’être rattrapée par son passé, découvre que son père a été tué dans une explosion de gaz. La police est impatiente de résoudre ces deux affaires de suicides vraisemblablement justifiés par des dettes insurmontables.”

Changement d’univers, la forêt, décor de La nuit du hibou, cède sa place à la ville, sûrement aussi oppressante pour les deux héroïnes de ce roman infiniment triste. Quand on envisage la Corée du Sud par rapport à sa sœur ennemie du Nord, on imagine parfois une démocratie à l’occidentale, bercée par le libéralisme. Elle l’est visiblement mais subit les affres du capitalisme à sa manière, encore plus durement que chez nous, semble-t-il. La société coréenne semble très marquée par une soumission du peuple à la nation et au pouvoir. Mais individuellement aussi, selon son âge, sa condition : un total assujettissement de l’enfant à ses parents, de l’élève à son professeur, de l’employé à son chef, des jeunes aux aînés. La rébellion ou juste son envie sont  sévèrement sanctionnées, parfois physiquement et toujours en cherchant à humilier durablement. 

L’histoire, sans être particulièrement explosive, est une nouvelle fois très prenante. La plume de Hye-Young Pyun étant en somme très commune, il y a forcément chez elle autre chose, un talent, qui fait qu’une fois lancé, il est difficile de s’en détacher. Bien sûr, il y a la quête des deux jeunes femmes mais c’est, je pense, surtout ce climat de frayeur inspiré par chaque nouvelle page, chaque nouvelle incursion vers la vérité qui interpelle et parfois saisit d’effroi.

On ne nage pas dans le bonheur dans ce roman, vous verrez. On y retrouve par contre, avec plaisir, le talent déjà repéré dans la description des tourments humains. L’auteure rappelle en cela une nouvelle fois James Sallis et sa sollicitude pour les humbles. Par ailleurs, les deux auteurs usent avec bonheur de la fantaisie de laisser des blancs dans l’histoire, provoquant des questions, notamment sur la réelle fin des deux victimes : suicide, accident ou meurtre ?

Roman sur la perte et sur le libéralisme, formidable machine à broyer les humains, La loi des lignes séduira tous les amateurs de romans noirs durement politiques.

Clete

RIEN QUE LE NOIR de William McIlvanney et Ian Rankin / Rivages

The Dark Remains

Traduction: Fabienne Duvigneau

William McIlvanney, auteur et poète écossais nous a quittés en 2005. L’écrivain glaswégien est surtout et peut-être exclusivement connu en France pour sa trilogie polar Laidlaw racontant les enquêtes d’un flic à Glasgow et devenue culte pour beaucoup de ses nombreux lecteurs de par le monde. A la mort de l’auteur, il a été retrouvé un manuscrit inachevé, une sorte de première enquête, un prequel… de la carrière de l’inspecteur Jack Laidlaw. On aurait pu penser que Liam McIlvanney, son fils, également auteur d’excellents polars comme Le quaker centrés sur Glasgow à la même époque chez Métailié reprendrait le flambeau mais délaissant pour un temps Edimboug et troquant le costume de Rébus pour celui de Laidlaw, c’est Ian Rankin qui s’y est collé.

Et avant d’en parler un peu plus précisément, il faut reconnaître que l’association des deux noms McIllvanney/ Rankin, sur la couverture d’un Rivages, ça claque, ça fait méchamment envie…

Glasgow, octobre 1972. Lorsqu’un cadavre en costume est découvert dans une ruelle sombre à l’arrière du pub Le Parlour, Il est aussitôt identifié : Bobby Carter, l’avocat qui mettait ses talents au service de la pègre. Enfin, de l’un de ses chefs, Cam Colvin. De l’avis général, ce qui est arrivé à Bobby Carter n’a rien de surprenant.

Le jeune policier Jack Laidlaw est lui aussi précédé d’une solide réputation. Il a tendance à travailler en solitaire et à se moquer de la hiérarchie. Mais il a un sixième sens pour interpréter les signes que les autres ne voient pas. La police doit trouver rapidement qui a tué Bobby Carter car les différents gangs de la ville sont prêts à s’entretuer.

Dès les premières pages, c’est un vrai plaisir de retrouver le vieux pote Laidlaw, déjà très insubordonné, philosophe, souvent éclairé par une intuition fugitive mais tenace, dans une plongée périlleuse dans les profondeurs de Glasgow au début des années 70, arpentant les rues de la ville, pénétrant les pubs borgnes, explorant les quartiers sensibles. Laidlaw doit s’opposer à sa hiérarchie et tout faire pour éviter une guerre des clans ( passage obligatoire que de parler de clans dans un roman écossais, viendra sûrement aussi une citation contenant du tartan, voire d’autres sur le single malt ou la guerre Celtic / Rangers). On est dans un roman d’investigation mené minutieusement tout en faisant néanmoins grimper la tension, nous laissant parfois bien dubitatifs devant les agissements, les pensées des différents chefs de gangs et leurs bras armés aussi primaires et imprévisibles que dangereux. Les diverses déambulations du flic borné nous proposent un kaléidoscope passionnant de la ville et de ses mentalités, nous égarant, nous éloignant de manière très malveillante du but.

Est ce que c’est parce que ma lecture de la trilogie Laidlaw est somme toute très ancienne ou parce que les romans de Rankin m’ont souvent séduit mais je n’ai vu aucune différence entre l’œuvre originale et ce “rajout” de 2021. On parle parfois abusivement de quintessence du noir mais Rien que le noir en est certainement pour les histoires de gangsters.

Vintage à souhait, un vrai bonheur pour tous les fans du parrain du « Tartan Noir », de l’impeccable Jack Laidlaw et pour tous les amateurs de noir pur et dur et à conseiller vivement à tous ceux qui s’enflamment de manière parfois bien exagérée devant les romans d’Alan Parks, dans les pas de William Mc Illvanney, c’est certain, mais encore loin derrière.

Pépite !

Clete.

BOBBY MARS FOREVER de Alan Parks / Rivages

Bobby Mars Will Live Forever

Traduction: Olivier Deparis

“Nous sommes toujours à Glasgow en 1973. En ce mois de juillet, Bobby March, héros local qui a réussi dans la musique, est retrouvé mort d’une overdose dans une chambre d’hôtel. Parallèlement, la jeune Alice Kelly, adolescente solitaire, a disparu. Autre disparition inquiétante, celle de la nièce du chef de McCoy qui avait de mauvaises fréquentations. McCoy est chargé d’enquêter.”

Lors de ses débuts, il y a quelques années, le Glaswégien Alan Parks, né à quelques miles de là, a décidé de se lancer dans l’histoire criminelle de sa ville en douze opus comme les mois de l’année. Le projet prend forme puisqu’après Janvier noir et L’enfant de février, deux solides réussites, débarque Bobby Mars Forever qui se déroule toujours en 73, mais en juillet.

Alors, pour les assidus de l’épopée et j’en suis, nul doute que c’est un plaisir de retrouver Harry McCoy, flic évoluant dans le milieu de la pègre et les bas-fonds de la cité écossaise où il a beaucoup d’amis très chers. On retrouve avec une certaine volupté ce cocktail détonant de gangs, came et rock qui était déjà la charpente des précédents ouvrages.

Néanmoins, est-ce de la lassitude devant un personnage qui n’évolue plus vraiment, qui s’assagit côté bibine et weed ou alors un certain ennui devant des situations déjà lues précédemment : histoires de cul sans lendemain, duels à l’arme blanche… Contrairement aux avis lus çà et là, je serai moins enthousiaste devant ce troisième volet pourtant souvent vanté comme meilleur que les précédents, peut-être en écho aveugle d’une citation du Times de la quatrième de couverture

L’intrigue est moins fluide et nettement moins prenante que d’habitude. McCoy court trop de lièvres à la fois avec des histoires qui se ressemblent trop, deux disparitions d’ados n’ayant aucun rapport dans la même histoire, deux cas d’addictions aux drogues dures dont une absolument pas crédible. On suit donc un peu démuni un McCoy dans ses déambulations, dans ses rencontres, en ayant souvent l’obligation de se concentrer pour comprendre sur laquelle des trois histoires en cours, il mène ses investigations. 

Par ailleurs, Alan Parks, a voulu y ajouter des éléments de culture rock en contant la triste fin d’un guitariste imaginaire Bobby Mars qui aurait dû devenir une légende et aurait même entrevu une carrière au sein des Rolling Stones. Cette histoire est tellement classique, banalement rabâchée pour ceux qui goûtent un tant soit peu le »Great Rockn’Roll Swindle “ des années 70 qu’elle n’apporte pas grand-chose à la connaissance des maux qui brûlent les ailes et le cerveau des rock stars. Loser pitoyable, ce malheureux Bobby Mars, déjà trentenaire, n’aura même pas la chance de faire partie avec Jim Morrison, Janis Joplin, Jimi Hendrix, Brian Jones, Kurt Cobain ou Amy Whitehouse du “Forever 27 club” des artistes disparus à l’âge de 27 ans.

Bref, ce roman, s’il reste prenant et solide, n’est pas à tomber non plus, même s’il conservera sans doute un grand pouvoir de séduction pour les nouveaux lecteurs de l’auteur. On a pu lire que Alan Parks marchait dans les pas de William Mcilvanney dont le héros Laidlaw explorait aussi les bas-fonds de Glasgow à la même époque. Souhaitons-lui donc beaucoup de chance et de travail pour arriver à l’atteindre…

Déception… vivement le mois d’avril de McCoy.

Clete.

PS: Signalons une très pertinente couverture signée Raymond Depardon.

DEUX CENTS NOIRS NUS DANS LA CAVE de Elie Robert Nicoud / Rivages

Atlanta, City Auditorium, le 26 octobre 1970. Toutes les télés du monde sont là pour couvrir le combat du retour de Mohamed Ali opposé à Jerry Quarry. Ali cherche alors à transformer son adversaire en bras armé de la nation blanche qui oppresse la communauté noire du pays depuis des siècles. Acoquiné à l’époque avec l’organisation peu recommandable de Nation of Islam, Ali veut faire de son combat en terres du KKK le symbole de la force d’un “black power” dont se fout complètement Quarry surnommé “l’Irlandais” mais dont les liens avec la verte Eirin sont tout aussi lointains que les liens avec l’Afrique de son adversaire. À l’époque, la boxe est un sport roi et toute l’intelligentsia afro-américaine est au bord du ring y compris la veuve du révérend King, un peu perdue dans l’arène. Se sont aussi déplacées les mafias noires de New-York et Chicago, heureuses de faire bling-bling sur le bord du ring en mondovision, en pleine euphorie de la blacksploitation mais aussi de pouvoir montrer leur thune dans la soirée privée de jeux illégaux qui se tient après la rencontre.

Le titre du roman interpelle d’emblée et la lecture des premières pages séduit même si vous n’appréciez pas la boxe. Bien sûr, le combat est raconté par un Elie Robert-Nicoud, passionné par l’art pugilistique depuis toujours, mais ce sont coulisses de l’événement, humaines, médiatiques, politiques et idéologique qui guident la narration. L’Amérique aime à créer des mythes : Marylin Monroe, Presley, James Dean et bien sûr Mohamed Ali. On façonne ainsi des icônes que l’on refourgue au monde entier comme des exemples du rêve américain, comme des consommables à ingurgiter au même titre que les MacDo et le Coca. C’est toute l’imagerie de l’époque que l’on retrouve sous la plume très sympathique d’un auteur au ton délicieusement moqueur qui n’hésite pas à montrer l’envers du décor et à déboulonner plusieurs fois l’icône, héros du ring mais aussi roi de l’entourloupe et de esbroufe.

Dans cette première partie, à l’image d’un Nick Tosches avec Sonny Liston dans “Night train” ou Mailer dans “le combat du siècle”, Elie Robert-Nicoud raconte avec passion l’événement, célèbre le champion tout en montrant beaucoup d’empathie pour ces perdants magnifiques dont Quarry est le représentant ce soir-là. Il harmonise parfaitement les reprises sur le ring et des éclairages sur une Amérique profondément raciste, dans un Sud qui a vu naître le KKK. Dès le départ, il y a un ton complice qui emporte tout et cela même si la boxe n’est pas votre tasse de thé.

Le titre “Deux Cents Noirs nus dans la cave” alerte d’emblée, et prend tout son sens dans une deuxième partie où l’auteur peut ouvertement se gausser tant l’histoire, vraie, qui va suivre est tout simplement ahurissante. On quitte Tosches et Mailer pour rejoindre les univers de Donald Westlake… Des types ont l’idée folle de détrousser les deux cents invités de la soirée privée de jeux illégaux en marge du combat de boxe. Ils vont les dépouiller, les foutre à poil et les entasser dans une cave. L’opération totalement folle est une réussite mais se posent les questions suivantes : les voleurs savaient-ils qui étaient leurs victimes ou s’en sont-ils rendu compte en cours d’opération ? On imagine John Dortmunder le héros poissard de Donald Westlake apercevant la grosse erreur de casting en cours d’opération… Ils sont en train de braquer les parrains de la mafia noire de NY ainsi que leurs plus dangereux porte-flingues, exécutants zélés des plus basses œuvres. La suite est moins drôle, le mafieux étant très susceptible, l’humiliation doit être lavée dans le sang et rapidement, à la mesure de l’outrage, de l’humiliation. Une chasse à l’homme s’engage où on élimine à tout va sans avoir réellement les preuves de la culpabilité. En fait, on ne retrouvera pas les vrais responsables et l’auteur nous fait part de ses hypothèses, de ses interrogations.

Elie Robert-Nicoud est un auteur de polars connu sous le patronyme de Louis Sanders et édité chez Rivages Noir. On le retrouve aussi à la traduction de “L’un des nôtres” de Larry Watson qui sort ces temps-ci chez Gallmeister. A-t-il choisi d’utiliser sa véritable identité pour raconter des histoires qui lui sont plus personnelles comme “Irremplaçables” chez Stock où il raconte ses parents ? Des histoires ancrées en lui depuis toujours comme la boxe et l’univers du polar ?

Quelque part, Robert-Nicoud se livre aussi ici intimement, contant avec passion et amour son univers de la boxe. Tout le long de ce précieux ouvrage, on a l’impression qu’il est à nos côtés, nous contant ce monde disparu, cœur de ses rêveries d’enfant avec une tendresse, une empathie et une bonne dose de raillerie parfaitement maîtrisée et souvent enchanteresse.

Deux Cents Noirs nus dans la cave « vole comme le papillon, pique comme l’abeille », un très joli swing.

Clete

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