Traduction: Doris Febvre.

Les westerns de William Riley Burnett (1899-1982) ont été parmi les premiers à construire la collection « L’Ouest, le vrai », sous la direction de Bertrand Tavernier : Terreur apache (2013), Mi Amigo (2015) et Saint Johnson (2015). Lune pâle, jamais adapté au cinéma, une première fois traduit en français en 1958, s’inscrit au milieu d’une trilogie dite « apache », ouverte avec Terreur Apache et fermée par Mi Amigo, qui prend pour cadre géographique et historique l’Arizona de la toute fin du XIXe siècle, secoué par les soubresauts d’une dernière révolte indienne mais aussi les transformations sociales et politiques d’une région anciennement hispanique et métissée sous la pression d’une absorption anglo-saxonne.

Vers 1890 donc, près de la frontière mexicaine, le Far West sauvage se transforme peu à peu en une société plus stable. Dans la petite ville de San Miguel règne une famille puissante aux origines mêlées – mexicaines, indiennes, américaines -, avec à sa tête le redoutable Jake Starr. Son féodalisme autoritaire mais bienveillant lui permet encore d’asseoir son pouvoir sur une cité et une région qui lui doit beaucoup car il l’a modelée. Pourtant, les changements sont en cours. De nouveaux résidents, venus de l’Est, modifient chaque jour la physionomie et l’esprit de la petite ville. En chemin vers San Miguel, le vieux Crip Diels, qui n’y est pas retourné depuis quelques années, apporte de l’aide à Doan Packer, un Américain solitaire et mal en point. Doan Parker est d’une taille remarquable, son charisme est certain. Il traîne les blessures d’un passé trouble. Il vivote en fait sur la Frontière depuis plusieurs années. Issu d’une famille de notables du Sud des Etats-Unis, une aventure électorale à laquelle il a participé s’est soldée dans le sang. Il est, depuis, poursuivi et dissimule sa véritable identité. Quand il arrive à San Miguel, Doan Parker s’éprend rapidement d’Opal, la fille de Jake Starr, belle et inquiétante à la fois, la seule sur laquelle l’autorité de Jake n’a pas prise. Malgré l’expérience, aveuglé par ses sentiments, Doan Parker va se retrouver pris dans les rêts d’Opal et de la famille Starr. Les élections approchent. Les anciens et les progressistes sont prêts à s’affronter et, pour certains des Starr, tous les coups sont permis.

Les lecteurs déjà familiers du style de Burnett retrouvent ici son économie de plume. Nous sommes en effet bien loin de tout lyrisme. Il suffit à Burnett de peu de détails pour dessiner un paysage ou poser une scène et ses acteurs. C’est par le dialogue, la structure et l’action que nous suivons l’intrigue. Encore une fois, chez Burnett, il n’y a pas de frontière nette et facile entre les bons et les méchants. Ses personnages évoluent dans une moralité crépusculaire, les brutes et les criminels peuvent faire preuve de certaines vertus, les protecteurs et les justes peuvent faillir. Ainsi Doan Packer, héros atypique, endurci en apparence par sa vie dans l’Ouest, peu enclin à utiliser la violence ou alors comme dernier recours. Il vient d’une famille éduquée pourtant et a goûté à l’amertume du jeu politique. Il sera piégé par le clan Starr, Opal en premier lieu, et refusera presque jusqu’au bout une réalité pressentie. Il n’échappe pas à son passé et ses contradictions. Il y a encore Charley Leach, bras droit de Jake Starr au passé brutal. Qui n’a pas plus besoin de se promener en armes, le pouvoir de Starr le met à l’abri. Il accepte tout, la trahison et l’assassinat de son maître, les manœuvres d’Opal, de ses cousins Bud et Chuck, dangereux de méchanceté et de vice, il accepte tout sauf un jour d’aller plus loin. Sa reddition est la chute de tout un système familial.

Un des intérêts de ces westerns « classiques » réside dans leur éclairage historique. Lune Pâle nous amène dans un jeune Etat américain, l’Arizona. Il n’existe alors que depuis une trentaine d’années. Incorporée dans l’empire espagnol aux Amériques, la région a suivi le Mexique dans son indépendance de 1821. Défait par les Etats-Unis en 1848, le Mexique a cédé de vastes territoires sur ses frontières septentrionales. Dans Lune Pâle, nous voyons bien l’héritage humain, un melting-pot de populations indiennes, hispaniques, métissées entre elles parfois, européennes désormais. Les années de guerres et de raids se sont achevées mais leurs souvenirs restent présents et les tensions raciales sous-jacentes, la couleur d’une peau décide encore d’un statut social ou d’un destin. La famille Starr elle-même est striée par un lignage douloureux.

Lune Pâle aborde également le thème de la politique, l’émergence du système démocratique américain sur le terrain de la Frontière. Là s’opposent des traditionalistes, adeptes d’un clientélisme qui protège d’une certaine manière des minorités, et les réformateurs qui veulent bousculer l’ordre établi et ouvrir le pays aux progrès économiques venus de l’Est. Peut-être parce que les hommes qui joutent sur ce terrain sont eux-mêmes des personnages meurtris, dévorés de passion et d’énergie, marqués par leur expérience, le combat est sans merci. Même si le roman est jalonné d’épisodes électoraux, de procédures, de procès, qui offrent autant de rebondissements, la violence n’est pas en reste.

Sans être le roman le plus impressionnant ou le plus séduisant de la collection à mes yeux, il s’agit, au final, d’un western aux incontestables qualités narratives, marqué – par porosité sans doute – par l’écriture de crime novels et de scénarios qui a fait la carrière de son auteur.

Paotrsaout