Chroniques noires et partisanes

Catégorie : Wangobi (Page 2 of 2)

DANS LES EAUX TROUBLES de Neil Jordan / Editions Joëlle Losfeld.

 

Traduction: Florence Lévy-Paoloni

Dans une ville crasseuse d’Europe de l’Est, coincée dans une bulle temporelle post-communiste, coule une rivière brune et visqueuse. Un pont l’enjambe, sur lequel des anges aveugles sont sculptés. Serait-ce le fleuve des amours perdues que ces êtres de pierre ne sauraient voir, témoins estropiés des errances humaines et de leurs passions meurtrissantes ? A moins que ce ne soient les vérités d’un autre monde, jetées dans ces rues antiques et pavées au grès de la folie des dieux.

C’est imbibée d’une moiteur estivale éreintante que commence l’enquête de Jonathan, anglais expatrié et patron d’une agence de détectives locale lancé sur les traces de la petite Petra, disparue il y a fort longtemps lorsqu’elle était enfant. Rongé par ses problèmes de couple, Jonathan semble perdre pied au fur et à mesure que l’enquête avance. De moins en moins maître d’une situation qu’il ne parvient plus à gérer, il s’enfonce viscéralement dans les affres de la jalousie et de la rancœur.

Sa vie va pourtant basculer lors d’une rencontre impromptue sur le pont des anges aveugles : il va en effet sauver de la noyade une jeune violoncelliste aux charmes mystérieux et envoûtants.

« Dans les eaux troubles » est un roman piège, une lente plongée hors de la matière vers des territoires immergés et hallucinatoires. Ouvrage Kafkaïen et lovecraftien pour ainsi dire, on serait bien tenté d’y voir aussi comme une ode parallèle à l’incantatoire ‘ »Eyes Wild Shut » de Kubrick.

Au fil des pages, on croisera dans le dédale de cette étouffante cité des personnages complexes et attachants, fragiles, hésitants, pétris d’incertitude ou de souffrance…finalement terriblement humains.

Ainsi Gertrude, la voyante aux atours de Marlène Dietrich, ancienne beauté toujours impeccablement fardée et passerelle emblématique entre notre monde et l’immatériel. Sarah la femme archéologue de Jonathan – très inquiète pour leur fille Jenny et son imaginaire débordant – fera quant à elle surgir de terre un saint ou une victime d’outrages préhistoriques, porteur d’une rébellion insoupçonnée…

Nos pas, cherchant désespéramment un peu de quiétude et de réconfort, nous mèneront aussi au cabinet du « Viennois », psychologue de couple aux sourcils broussailleux et à la rhétorique sibylline. Il nous apprendra par exemple que « le but de la thérapie est la transformation de la souffrance névrotique en souffrance ordinaire ». Trébuchant de concert avec Jonathan, il semblerait que cette ville souhaite nous dissoudre totalement dans sa torpeur toxique et éternelle.

Et puis, il y a aura ce moment de bascule. Celui on l’on perd définitivement pied avec le réel pour pénétrer dans quelque chose de plus intangible, hors des limites du temps et sur lequel notre emprise est futile, désespérée.

Cela arrive doucement, un glissement vers le fantastique comme une trame qui se dérobe ; les eaux montent et les esprits qui se noient.

Rationalité et fantasme s’enchâssent de manière sinueuse dans ce recueil onirique, inquiétant mais non dénué d’humour, un peu comme ces notes d’une gamme en mineur, étranges mais familières, tirées sur les cordes d’un instrument vibrant d’un diapason magique.

On s’enlise, on s’enlace et l’on glisse avec celle ou celui qui n’est pas l’autre dans les plaisirs coupables des relations délétères. Fuir l’amertume, fuir le passé… Se perdre corps et âme malgré le remord et la folie : voilà le leitmotiv en filigrane emporté par les eaux troubles de ce roman au parfum d’étrangeté, à mi-chemin entre rêve et réalité.

Réalisateur, producteur, scénariste et écrivain irlandais, Neil Jordan cumule les succès. On lui doit notamment le cultissime « Entretien avec un vampire », mais aussi « The Crying Game » ou encore plus récemment la réalisation de la série  » Les Borgias ». Il est l’auteur de six romans, dont « Confusion » publié également aux éditions Joëlle Losfeld en 2013.

Wangobi.

 

EN LETTRES DE FEU, LES BRILLANTS III de Marcus Sakey / Série Noire.

Traduction: Sébastien Reizer.

On ne pourra pas dire que l’on était pas prévenu : tout est dans le titre. Marcus Sakey pour clore sa trilogie des Brillants ne fait pas dans la dentelle mais plutôt dans le macramé.

Il faudra au lecteur quelques jours pour se remettre de cette plongée psychotique dans l’horreur d’une guerre civile d’un nouvel age, celui des Brillants face aux Normaux, c’est à dire nous.

Vers la fin du 20 ième siècle, une partie infime de la population, 1% pour être précis, s’est en effet vue doter par la nature de nouvelles facultés cognitives la propulsant du stade d’Homo Sapiens à quelque chose de nouveau et de supérieur : l’état de Brillant. Ces prédispositions natales se situent à mi-chemin entre le génie pur et les prouesses de certains autistes, débarrassés pour la plupart de leur handicap social et profitant donc pleinement de leur incroyables pouvoirs.

Ces enfants surdoués ont grandi et leurs capacités ont profondément modifié le monde tel que nous le connaissons. La technologie ne cesse de faire des bonds en avant, le système financier s’est effondré… Une dichotomie profonde s’est finalement installée, car c’est une nation dans la nation qui a vu le jour. Un peuple pour l’instant sous contrôle étatique, mais pour combien de temps ?

Marcus Sakey avait fait preuve d’un brio incroyable dans son premier volet, jetant le lecteur dans un tourbillon extrêmement efficace d’intrigues et de scènes d’actions explosives dignes du meilleur blockbuster américain. Il a décidé par le suite de prendre quelque peu le lecteur à contre-pied dans un deuxième volume au tempo plus pesant, plus chaotique. Le glissement vers le coté obscur est annoncé, soutenu par une tonalité générale anxiogène où flirtent allègrement humour noir, décadence morale et survivalisme obsédant.

C’est cette veine qu’il continue d’exploiter dans ce troisième volet, sauf que le virage entrepris précédemment dans un grincement d’essieu se transforme ici en une vertigineuse descente vers l’enfer !

On y retrouve avec plaisir les principaux protagonistes de cette partie d’échecs aux nombreux volte-faces et rebondissements : l’agent Nick Cooper sauveur du monde, Erik Epstein le fondateur de la Nouvelle Canaan, John Smith le rebelle visionnaire maitre de stratégie, Shannon la brillante qui se décale ainsi que Soren le psychopathe au temps ralenti. Une mosaïque de protagonistes épaulés par de nouveaux personnages aux motivations troubles, orchestrant d’un chœur asynchrone un dénouement sauvage et pyrotechnique.

Marcus Sakey signe ce dernier épisode de la trilogie des Brillants en digne fils d’une Amérique traumatisée par le terrorisme et les bouleversements géopolitiques actuels. Une Amérique binaire et bipolaire en proie au doute, une super puissance qui voit ses fondamentaux balayés par la dégénérescence du tissu social et la décrédibilisation des pouvoirs publics. Les réflexions politiques et sociétales de l’auteur sur le terrorisme, la sphère complotiste ou le racisme servent de toile de fond à cette saga incendiaire et mutante, inscrite au tison d’un nouveau millénaire sur le fil du rasoir. On la sirote comme un cocktail Molotov lâché à la face d’un monde devenu dément.

Les Brillants tome 1 et 2 sont réédités chez Folio Policier.

Wangobi.

LUNA de Ian McDonald / Denoël Lunes d’Encre.

Traduction : Gilles Goullet.

La lune en 2110 : un satellite appartenant à la Lunar Development Corporation où près de 2 millions d’âmes vivent dans des installations high-tech et servent les nouvelles dynasties qui se partagent le pouvoir et en exploitent les richesses, les Cinq Dragons.

Les Corta, dernière de ces familles à s’être hissée au sommet du pouvoir, gèrent l’extraction et la commercialisation de l’hélium 3, le gaz qui fournit l’énergie à la Terre. Les Mackenzie, rivaux de longue date, extraient les métaux. Les Asamoah se sont concentrés sur l’agriculture et la bio-ingénierie. Les Vorontsov sur le transport et les différentes infrastructures qui en dépendent. Les Sun, pour finir enfin, sont passés maîtres dans l’art de la haute technologie.

Marina Calzaghe, elle, est fraichement débarquée sur Luna. C’est une « Joe Moonbeam » pour reprendre l’expression populaire, un pied-tendre. Passablement en galère peu après son arrivée, c’est à travers son regard que l’on découvre émerveillé et plein d’effroi ce nouveau monde : un eldorado sans pitié, cocktail étourdissant de cultures et d’opportunités. Un monde en vase clos dont elle devra maîtriser les codes si elle désire rester en vie.

« Luna c’est Dallas dans l’espace »

Intrigues de palais, violence, coups de vices, espionnage, sexe, mensonges et trahisons. L’univers de Luna est effectivement impitoyable… mais aussi furieusement chic et glamour !

C’est un microcosme ultra libéral économiquement, féodal dans son organisation politique et ultra libéré au niveau des mœurs. Le système judiciaire y est limité à sa plus simple expression : pas de droit pénal ou civil. Pour éviter toute lourdeur et pesanteur administrative, tout est négociable sur Luna, contractuel… et se gère d’un clic de rétine ou d’un coup de couteau.

De l’aveu même du génial Ian McDonald, ce premier volet d’une trilogie se situerait donc à mi-chemin de la fameuse saga texane secouant la famille Ewing et de la série à succès « Game of Thrones ». L’argument commercial est certes louable, il élude cependant tout un pan magistral du récit.

Si ce dernier de ses cinq romans sortis chez Lunes d’encre reprend en effet les recettes des télénovelas et autres séries de renom, il développe surtout une palette impressionnante de thématiques et de visions bien plus personnelles chères à l’auteur, scientifiquement crédibles, mais aussi humanistes et profondes.

Que l’on ne s’y trompe pas : les atours sont légers, la plume suave et alerte, mais c’est bien l’ombre dantesque d’une tragédie shakespearienne ou d’un « Dune » de Frank Herbert que l’on voit rôder sur le régolite lunaire.

L’approche socio-historique, la finesse psychologique des personnages et la fougue jubilatoire de cet opus en font véritablement une œuvre d’une grande force et d’une grande justesse qu’on dévorera d’un bout à l’autre.

Ian McDonald est né en 1960, à Manchester. Décrit comme postcyberpunk, cet anglais émigré à Belfast cumule les succès et les prix littéraires depuis de nombreuses années.

Les droits de Luna on été achetés par CBS. Une adaptation pour la télévision est en cours de production.

Wangobi

PS: Et pour l’illustration sonore, j’ai choisi la grande Billie Holiday et son fameux Blue Moon, titre évoquant bien évidemment le cocktail éponyme « guest star » dans les salons huppés du satellite lunaire.. Je serais d’ailleurs bien surpris que la CBS ne rachète pas les droits d’une des nombreuses versions de ce morceau pour la balancer dans le jukebox de leur BO 😉

 

 

Newer posts »

© 2024 Nyctalopes

Theme by Anders NorenUp ↑